Les poèmes bibliques en ancien français

En 1962 Jean-Robert Smeets (1916–2003) fonda l’Équipe de Leyde dans l’intention d’éditer un corpus de traductions-adaptations en vers de la Bible en ancien français. Au cours des années ont paru, dans le cadre du travail de l’Équipe, les textes suivants:

La Chevalerie de Judas Macchabee (Smeets, 1955), la Bible de Macé de La Charité (van der Krabben, 1964; Smeets, 1967 et 1982; Prangsma-Hajenius, 1970; Verhuyck, 1977; Lops, 1982; Smeets & Mok, 1986), Li Romanz de Dieu et de sa Mere d’Herman de Valenciennes, la Bible de Jehan Malkaraume, la Bible anonyme du Ms. BnF fr. 763 (Szirmai, 1985), La Chevalerie de Judas Macchabee de Gautier de Belleperche (et de Pieros du Riés) (Smeets, 1992) et la Genèse d’Evrat (Boers, 2002).

Depuis 2001, nous avons continué le travail de l’Équipe.Footnote 1 Parmi les ‘Bibles intégrales’, seule la Bible des .vij. estaz du monde de Geufroi de Paris restait à éditer. Des parties de cette Bible ont été publiées au cours des années: ainsi le Prologue qui contient une Table des matières détaillée (Meyer, 1909), La Passion des Jongleurs. Texte établi d’après la Bible des sept estaz du monde de Geufroi de Paris (Amari Perry, 1981) et le Purgatoire de saint Patrice (White-le Goff, 2019).Footnote 2 Le texte de Geufroi n’a jamais été édité intégralement. Nous en préparons actuellement l’édition.

La Bible des sept Estaz du monde de Geufroi de Paris

La Bible de Geufroi est une compilation de presque 22.000 vers en octosyllabes à rime plate (Smeets, GRLMA VI/1, 1968). Le texte entier, contenu dans le seul Ms. Paris BnF fr. 1526, contient, à part le Prologue (fol. 1roa–1rob) et une Table de matières (fol. 1–8), les sept livres suivants:

  • Ancien Testament (fol. 9–30)

  • Nouveau Testament (fol. 30–143)

  • la Descente en enfer de saint Paul (fol. 144–53)

  • le Purgatoire (fol. 154–69)

  • la Condition humaine (fol. 170–79)

  • Le Temps de l’Antéchrist (fol. 179–82)

  • la Fin du monde (fol. 183–87).

Nous savons très peu de l’auteur, qui se fait connaître dans le Prologue de sa Bible: Geffroi de Paris, sanz celee,/A ceste Bible compillee/Ces.vij. livres coumence l’on/ Par les.vij. lestres de son non (vv. 15–18). Les spécialistes sont d’avis que «[…] le compilateur était visiblement un homme peu éclairé, incapable, selon toute apparence, de recourir aux sources latines ou même d’apprécier la valeur des écrits en langue vulgaire qu’il ajustait à la suite les uns des autres» (Smeets, GRLMA VI/2, 1970).

L’Ancien Testament de Geufroi rend la Genèse, en mettant l’accent sur la création du monde,Footnote 3 sur la chute d’Adam et Ève et en élaborant l’histoire de Joseph. Geufroi continue sa translation en racontant l’histoire de Moïse et du peuple d’Israel dans le désert (Exode). Il ne relate, et brièvement, qu’un seul épisode des Nombres: après l’épisode du Serpent d’airain, et une partie de la Légende de la Croix qui raconte comment Moïse trouve le bois sacré, Geufroi passe directement aux livres des Rois, en mettant l’accent sur la bataille de David et Goliath, et termine son récit avec le premier jugement et la mort de Salomon. Geufroi n’a pas rendu le Lévitique (matière pas très passionnante en effet), ni le Deutéronome.

L’auteur, dont la langue semble suggérer une provenance de l’Ile-de-France,Footnote 4 avoue être compilateur. Nous avons pu constater que, pour ce qui est de l’Ancien Testament, il puise dans un grand nombre de sources. À part la Vulgate, il met à profit des écrits apocryphes (Vita Adae et Evae (ed. Murdoch & Tasioulas, 2002), Livre des Secrets d’ÉnochFootnote 5), Li Romanz de Dieu et de sa Mere d’Herman de Valenciennes (ed. Spiele, 1975), la Queste del saint Graal (ed. Pauphilet, 1980), la Légende de la Croix (Post peccatum Adae (ed. Quinn, 1980)) et l’Image du monde de Gossuin de Metz (ed. Fant, 1886; ed. Prior, 1913).

Historique de la datation

Au fol. 187rob, dans l’épilogue, Geufroi nous fait savoir la date de composition de son poème:

  • Ci define, ce m’est avis,

  • La Bible Geffroi de Paris.

  • Ouez en quel tens fu trestïe(e)

  • Ceste estoire qu’avez oïe:

  • L’incarnatïon entendez,

  • Mil.et. cc. anz touz nombrez

  • Et.xl.iij. touz de fi.

  • En cele annee que je di

  • Fu ceste Bible compilee,

  • De ces.vij. livres ordenee.

Jean Bonnard (1884, p. 42), Paul Meyer (1909, pp. 257–58), Jean-Robert Smeets (GRLMA VI/2, 1970, p. 84), Anne Jourdan Amari Perry (1981, pp. 95–96), le DLF (1992, p. 183) et Myriam White-Le Goff (2019, p. 627) acceptent cette date de 1243.Footnote 6 À part l’attestation dans le texte même, la datation de la compilation de Geufroi a été basée, jusqu’à maintenant, sur les sources que l’auteur a utilisées pour son Nouveau Testament, comme La Conception Notre Dame de Wace.

Ce sont surtout les emprunts à Li Regres Nostre Dame de Huon de Cambrai (dans les livres II et V de Geufroi) qui ont fait éclater une discussion entre Långfors (1907, pp. CXXXVIII–CXLII), éditeur du poème, et Meyer (1909, pp. 257–58). En 1901, Gröber (Grundriss II, 1, pp. 759 et 837) affirme que la Parabole des faux amis qui fait partie du Regres est postérieure à 1244. Selon lui, la strophe 230 contient une allusion à la conquête de Jérusalem, fin 1244 (il s’agit d’une plainte sur Jérusalem où les Turcs détiennent le Saint Sépulcre). Långfors se range du côté de Gröber, mais ajoute que d’autres strophes du Regres font référence à la septième Croisade de saint Louis, ce qui mènerait à une datation d’entre 1244 et 1248. Une objection à cette hypothèse, affirme-t-il, est le fait que Geufroi de Paris a inséré de nombreux passages du Regres dans sa Bible que le compilateur date de 1243. Or, Geufroi n’a pas pu connaître ce poème en 1243. Comme l’affirme Långfors (1907, p. CXXXVIII, n.1): «Je dirai un peu plus loin que, pour la composition de la Bible des.VII. estaz du monde, la date de 1243 ne me paraît pas certaine.» À la page CXLI il fait remarquer: «[…] je serais donc porté à ne pas considérer comme certaine la date de 1243 qui doit désigner l’année où la Bible des.VII. estaz du monde a été composée» (Långfors, 1907).

Långfors propose de corriger la date en 1263 (p. CXLII, n.2), mais son hypothèse est contestée par Meyer (1909, pp. 257–58), qui croit que les allusions dans Li Regres ne réfèrent pas à la croisade de saint Louis, mais à la prise de Jérusalem en 1187.

Nouvelles perspectives

Långfors fait remarquer (p. CXLII, n.2): «Au point de vue paléographique, une erreur entre 1243 et 1263 serait très simple». Il propose donc de corriger.xl.iij. en.lx.iij. Une telle correction, pourtant, demande une intervention dans le texte qui est non seulement bien forte, mais aussi quelque peu arbitraire, la septième croisade étant terminée en 1254. Le déplacement d’une simple lettre n’est pas justifié du point de vue du contenu.

Aux hypothèses de Långfors et de Meyer, nous ajouterions une troisième: sans devoir corriger le texte, on pourrait lire.xl.vj. au lieu de.xl.iii. et dater le texte de 1246. Contrairement au nombre.vij. (ligne 10), les lettres qui devraient représenter.iij. ne portent pas de traits au-dessus (ligne 5 du fragment suivant).

figure a

Mil.et. cc. anz touz nombrez/Et .xl.vj. touz de fi

Gallica, Paris, BnF fr. 1526, fol. 187rob

De plus, on n’a qu’à regarder l’écriture de v intérieur (par exemple au lignes 6–7 du fol. 187roa: servistes) pour voir que ce qu’on a lu comme .iij. peut bien représenter vj.

figure b

Aus angres de perversité/Que vous servistes

Gallica, Paris, BnF fr. 1526, fol. 187roa

À part les considérations paléographiques, le contenu du premier livre de la Bible de Geufroi peut fournir un autre argument pour étayer notre hypothèse. Nous avons constaté que ceux qui se sont occupés des sources de la Bible se sont surtout concentrés sur les textes que Geufroi a utilisés pour son Nouveau Testament. Ils n’ont guère considéré les sources de l’Ancien Testament, sauf pour relever quelques rapports avec Li Romanz de Dieu et de sa Mere d’Herman de Valenciennes et avec certaines légendes, dont la Légende de la Croix. Or, avant de commencer le récit d’Adam et Ève, Geufroi présente une brève description du paradis terrestre (tronquée du début), qui est suivie d’un chapitre sur l’enfer et la naissance des quatre vents. Ces vers montrent des rapports frappants avec l’Image du Monde de Gossuin de Metz. Il existe de ce texte trois rédactions en vers et une en prose (Fant, 1886; Prior, 1913; Sentili, 2005).

Nous ferons suivre le fragment, en vers, de la première rédaction, du texte correspondant de Gossuin, en signalant en italiques les correspondances avec le texte de Geufroi.

Geufroi vv. 874–901

Ms. BnF fr. 2173 (fol. 16rob–35rob)

 
 

Por ce que la terre est pesanz

fol. 16rob

 

Plus que nus des.iiij. elemenz

 
 

[…]

 

Rubr

Rubr

 

Ci parole d’enfer et des entrailles/

Ou enfer siet et en quel leu

fol. 30roa

de la terre et des.iiij. venz

  

Enmi la terre, et u plus bas,

Cil leus qui en terre est enfers

 

Fist Diex enfer, je n’en dout pas

Je di que c’est li drois enfers

 

Ilec est li parfonz abismes,

[…]

 

Einsi l’establi li Hautismes,

Car trop est laiz. vilz et oscurs

 

Pour ce qu’il est le plus pesant

Et plus pesant que nule rien

 

De touz les autres ellemenz

Par coi em puet entendre bien

 

Damediex li Peres ceu leu

Que ou plus bas leu a fait sont estre

 

Fist touz plains de souffre et de feu

[…]

 
 

Et c’est ou mileu de la terre

fol.30r o b

Touz jorz art et toz jors ardra,

Ore oez et si ne vos griés

 

Tant com li siecles durera

Comment enfers ou mileu siet

 

Cil leus qui est en terre enfers

De la terre (…)

 

Est apellez li droiz enfers

[…]

 

C’est li puiz d’enfer et le gouffre

Tout ausint a dedens la terre

 

Qui est plains de feu et de soufre,

.I. lieu qui abismes a non

fol. 30v o a

D’oribleté et de douleur,

[…]

 

De chaut, de froit et de pueur,

Itant vos di de celui leu

 

De touz les maus qu’en puet penser

Qu’il est plains de seufre et de feu

 

Qui pu(e)ent nuire ne grever

Hideus, puant et plains d’ordure

 
 

[…]

 

En terre fist maint autre leu

Que plus art plus longuement dure

 

Qui sont plain de souffre et de feu

[…]

 

Dedenz terre, en cavez grans,

En terre a maint autre leus

fol. 31r o a

La enclost Diex les.iiij. vans

Qui sont orrible et perilleus

 

Que il fet par le mont aler

De feu et de froideur orible

 

Et amont et aval soufler,

[…]

 

Par quoi li airs souvent s’esmuet

Si que par le deboutement

fol. 32v o b

Quant il espart et tonne et pluet

Des ondes naissent aucuns vent

 

Es nues font l’eaue geler,

En cavernes qui sont soz terre

 

En nois et en gresles muer

[…]

 
 

Les grans greles qu’en estre vienent

fol. 34roa

 

Par icele manière […]

 
 

Quant en l’air vienent aucun vent

 
 

Dont froidures issent souvent

 
 

De la moisteur qu’en l’air est nee

fol. 34v o b

 

De la terre trait agelee

 
 

[…]

 
 

Car espars ne tonnoires grant

 
 

N’est fors deboutements de vent

 
 

Qui s’encontrent desor les nues

 
 

[…]

 
 

Issi vienent souvantes foiz

fol. 35r o b

 

Nues, pluies, venz et escroizFootnote 7

 

Gossuin de Metz et Geufroi de Paris donnent une description de l’enfer qui contient les données suivantes: Dieu créa l’enfer au milieu (c’est-à-dire, au plus bas) de la terre. C’est l’abîme profond. L’enfer est le plus lourd de tous les éléments. Le lieu est plein de souffre et de feu qui brûle éternellement. Un lieu rempli de froideur, de chaleur, de douleur et de choses horribles. Il y a encore d’autres lieux pareils sur la terre.

Cette description est suivie d’une explication des phénomènes naturels causés par les vents. Dieu a enfermé dans des cavernes profondes les quatre vents qui soufflent dans le monde et qui causent la tonnerre, la foudre et le grêle. Car la tonnerre n’est autre chose que les vents qui se heurtent dans les nues.

Il est intéressant de noter que, selon Prior, «Le chapitre sur l’enfer semble être l’ouvrage de Gossuin lui-même sans emploi direct de sources. Honorius Aug. (I, 37) lui a peut-être servi de base».Footnote 8 Comment, sinon par le texte de Gossuin, Geufroi a-t-il pu se procurer ces détails?Footnote 9

Conclusion

Il ne fait pas de doute que Geufroi a puisé dans une version du texte de Gossuin pour les vers 874 jusqu’au 901 inclus. Il s’en suit que sa Bible ne peut avoir été composée en 1243, puisque la première rédaction en vers de l’Image du Monde date de 1246,Footnote 10 la deuxième et la troisième «des années suivantes» (Cf. Sentili, 2005, chap. III).

Depuis 1884, lorsque Bonnard a fait connaître la Bible de Geufroi (Bonnard, 1884), on a accepté la date de 1243, que le compilateur lui-même semble indiquer dans son texte. À la base de l’étude des sources de l’Ancien Testament de Geufroi, pourtant, la date de 1246 semble s’imposer.

Les observations les plus récentes de M. Gloria Ríos Guardiola (2011, p. 17)Footnote 11 et de M. Boulton (2015, pp. 58, 59, 67 et 121) concernant la date de Li Regres Nostre Dame ne semblent pas démentir cette conclusion.

En résumé, nous pouvons avancer trois arguments pour dater la Bible de Geufroi de Paris de 1246: du point de vue paléographique rien ne s’oppose à la lecture 1246: Mil.et. cc. anz […] Et.xl.vj. […]. Les correspondances, souvent textuelles, entre le texte de Geufroi et celui de Gossuin de Metz témoignent d’un rapport de contenu indéniable entre la Bible et l’Image du Monde, texte qui doit être daté de 1246 et qui, de plus, semble être le propre de Gossuin.