1 Problématique

Concevoir une philosophie du droit implique une philosophie de la justice: parmi tous les discours de justice—qui affirment ce qu’est la justice—, les philosophies du droit, à quelques exceptions près, en choisissent une pour base de leur construction du droit; car il n’est pas de justice actualisée sans mise en œuvre par le droit. Mais, pour que cette justice soit intégrée dans le droit, il faut pouvoir se représenter le système juridique tel qu’il peut être pratiqué—il n’est pas de droit sans son application: d’où la nécessité d’élaborer aussi une théorie du droit explicitant le mode de fonctionnement du système juridique, ses possibilités et ses limites. Il y a donc une circularité, et cela dans les deux sens. Dans un sens, les conceptions de justice circulent jusque dans l’application du droit, où il s’agit de les repérer (ou de repérer leur absence): toute conception de la justice doit tenir compte des possibilités (ou de leurs absences) qu’a le droit, dans la logique de son application, c’est-à-dire de la norme à son application, de s’ouvrir aux discours de justice—c’est dire que la théorie du droit doit montrer comment cette application peut intégrer les discours de justice. Dans l’autre sens, ce que le droit dit est un choix, dans les discours possibles de justice, d’une solution qui est en tous cas présumée être juste: ces choix vont imprégner dans toute leur pluralité les discours de justice qui circulent dans la société.

Clairement, une telle double circularité ne peut pas être observée dans les droits d’Etats totalitaires, puisque, à l’évidence, elle implique la garantie de la liberté d’expression. Il faut en effet que les discours de justice dans un sens, les discours du droit dans l’autre puissent être communiqués—écrits, dits, lus, approuvés, critiqués, autrement dit émis et reçus.

Donc il ne s’agira ici que des Etats dans lesquels cette garantie existe, dans le droit et dans la société dont c’est le droit: les Etats dits de droit. Au contraire, les Etats autoritaires se caractérisent par les mensonges que les dictateurs peuvent émettre et dont ils répriment toute contradiction: aucun autre discours que le leur ne peut circuler.

Si la philosophie du droit ne peut être qu’en même temps philosophie de la justice (abstraction faite de la justice dans les rapports qui ne sont qu’individuels), celle-ci doit se poser la question: comment la justice peut-elle se transmuter en textes juridiques ? Il faut donc aborder conjointement les trois approches. Il s’agira donc d’abord de mettre en lumière ce qu’il y a d’arbitraire (au sens philosophique) dans ces constructions—ce qui ne constitue pas en soi une critique, mais leur relativité, voire leur subjectivité; on peut cependant déjà remarquer que les courants auxquels nous allons nous référer cherchent à fonder le droit sur une ou plusieurs valeurs qui le surplombent. Puis, dans une seconde étape, de montrer, en tant que voulant être le fondement d’une philosophie du droit, qu’ils ne résolvent pas les problèmes de leur mise en œuvre par le droit.

2 Trois Discours de Philosophie

2.1 De la Justice à L’égalité

Nous prendrons à dessein pour illustrer le propos trois philosophies issues d’horizons différents et sous des appellations diverses, traitent de la justice dans ses rapports avec le droit: John Rawls,Footnote 1 entre kantisme et néoutilitarisme, Alexandre Kojève,Footnote 2 dans une approche hégélienne et phénoménologique, et Michel Villey,Footnote 3 pour le jusnaturalisme d’inspiration aristotélicienne et la tradition du droit romain de l’époque classique.

Pour les deux premiers, la construction est celle d’une histoire, d’une sorte de mythe originel, et non d’un événement historique. Il est donc permis de jouer avec ces mythes, pour montrer que, dans les termes mêmes où ils sont racontés, une autre issue pourrait dériver des conditions de départ sur la base desquels ils sont décrits. On peut seulement observer que, tels qu’ils sont présentés, le schéma actantiel produit logiquement la définition que ces auteurs proposent de la justice, et non pas l’émergence d’un concept nouveau de justice dont les conditions d’apparition ferait apparaître une structure concrète différenciée. Au contraire, il y a alors univocité abstraite du concept de justice qui ne rend visible aucune problématique quant à sa mise en œuvre.

Autrement dit, ils recherchent tous deux la logique originaire de la justice, sans que soit défini auparavant ce qui est recherché, qui se révèle comme résultante de la démarche suivie pour construire cette logique. Le résultat—quels sont les principes de justice—est prédéterminé par la logique de la démarche et est dès lors autant sujet à discussion que les concepts structurant cette démarche.

Malgré, chez Kojève, l’insistance sur l’application aux situations concrètes («Or une règle de droit est avant tout l’application d’une idée de Justice à une interaction [sociale] concrète»),Footnote 4 la définition du droit reste celle d’un droit positif consistant « en l’ensemble de toutes les “règles de droit”».Footnote 5

2.2 John Rawls

Pour Rawls, le point de départ est un homme abstrait. Que leur cache le voile d’ignorance ? Ce qu’ils ont ? Leurs ressources matérielles, leur position sociale ? Certes, mais pas seulement: aussi tout ce qui est leur passé et qui forment leurs désirs, leurs ambitions, la conscience de ce qu’ils sont et de ce qu’ils veulent faire dans l’avenir. Ce sont donc des abstractions de l’homme qui délibèrent ensemble. En tant que telles, leurs délibérations ne peuvent déboucher que sur une abstraction de la justice.

Le point de départ de Rawls est que l’aspiration générale à la justice s’exprime dans des conditions objectives et subjectives: les « circonstances de la justice».Footnote 6 Objectives: la coopération entre les hommes sont à la fois possibles et nécessaires, dans un monde où les ressources ne sont pas en quantité suffisante pour rendre la coopération superflue, sans que pour autant les attentes de chacun puissent être entièrement satisfaites. Subjectives: les différences entre les hommes portent sur leurs conceptions du bien, sur la définition des attentes dont chacun veut que leur légitimité soit reconnue, leurs capacités. Pour trouver le chemin de la justice, il faut cependant s’abstraire de ces circonstances au profit d’une procédure définissant des contraintes formelles—« des principes»—propres à « invalider les effets des contingences particulières qui opposent les hommes les uns aux autres et leur inspirent la tentation d’utiliser les circonstances sociales et naturelles à leur avantage personnel».Footnote 7

Ces principes formels doivent être généraux: « ils doivent pouvoir être utilisés comme une charte publique et perpétuelle pour une société bien ordonnée […]. Pour comprendre ces principes, il n’est pas nécessaire de s’appuyer sur la connaissance de faits particuliers contingents […]». Leur application doit être universelle, « valables pour chacun en tant que personne morale». Ils constituent « une conception publique de la justice», de telle sorte que chacun penser que «le savoir [qu’il a] sur ces principes est exactement le même que si leur acceptation était le résultat d’un accord». Ils sont en relation transitive, hiérarchisable entre eux. Enfin, ils sont irrévocables: « un raisonnement sans failles à partir de ces principes a une valeur définitive»

C’est sur la base de ces principes formels que se définit la « position originelle»: choisis au hasard, un groupe d’hommes et de femmes vont arriver à un accord sur les principes de justice. Un « voile d’ignorance» recouvrira pour chacun tout ce qu’ils ont comme connaissances particulières et contingentes, aussi bien sur eux-mêmes (y compris leurs propres conceptions du bien et de la justice) que sur la société dans laquelle ils vivent; ils ne disposent que des informations générales sur « la société humaine» (« les principes de la théorie économique, la base de l’organisation sociale et les lois de la société humaine»—toutes informations qui sont « pertinentes et identiques à tout moment». Dans ces conditions, « puisque les partenaires ignorent ce qui les différencie, et qu’ils sont tous également rationnels et placés dans la même situation, il est clair qu’ils seront tous convaincus par la même argumentation».Footnote 8

Une telle « position originelle » est une situation purement hypothétiqueFootnote 9 : donc elle est aussi une histoire, mais qui relève du mythe. Elle soustrait des êtres humains tout ce qui fait d’eux des sujets pensants et agissants. Il ne leur reste qu’une portion d’intellect, censée leur garantir l’accès à des connaissances générales—mais celles-ci doivent être les mêmes pour tous (car rien ne doit différencier les partenaires), y compris les lois de théorie économique, de sociologie, de psychologie. Ils sont donc déjà unanimes avant même de constater dans leurs débats qu’ils le sont, ils fonctionnent comme des machines préprogrammées. C’est dire qu’il n’y a en fait pas lieu à débat, car la rationalité qui guide chacun des partenaires doit être la même et qu’elle est donc prédéterminée. Cette rationalité est celle qui découle des « connaissances générales » dont tous disposent également et identiquement : ce sont pour chacun les mêmes connaissances. Or on sait bien qu’aucune des disciplines évoquées ne se présente, même dans leurs « lois générales », de manière suffisamment établie pour qu’il y ait en elles un consensus unanime qui permettrait une seule rationalité. D’où la conséquence : la rationalité que Rawls met à la base de sa conception est celle qu’il choisit, parmi d’autres possibles.Footnote 10

Cette délibération mène à l’adoption unanime de deux principes, accompagnés de deux « règles de priorité».Footnote 11

Premier principe : « Chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus étendu de libertés de base égales pour tous, compatible avec un même système de libertés pour tous. »

Première règle de priorité (priorité de la liberté) : « Les principes de justice doivent être classés en ordre lexical et, c’est pourquoi les libertés de base ne peuvent être limitées qu’au nom de la liberté. Il y a deux cas : (a) une réduction de la liberté doit renforcer le système total des libertés partagé par tous ; (b) une inégalité des libertés doit être acceptable par ceux qui ont une liberté moindre ».Footnote 12

Second principe : « Les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu’elles soient : (a) au plus grand bénéfice des plus désavantagés, dans la limite d’un juste principe d’épargne, et (b) attachés à des fonctions et à des positions ouvertes à tous, conformément au principe de la juste (fair) égalité des chances ».

Seconde règle de priorité (priorité de la justice sur l’efficacité et le bien-être) : « Le second principe de la justice est lexicalement antérieur au principe d’efficacité et à celui de la maximisation de la somme totale des avantages ; et la juste (fair) égalité des chances est antérieure au principe de différence.Footnote 13 Il y a a deux cas : (a) une inégalité des chances doit améliorer les chances de ceux qui en ont le moins ; (b) un taux d’épargne particulièrement élevé doit , au total, alléger la charge de ceux qui ont à le supporter ».

Ce n’est cependant pas un système déductif qui est ainsi structuré, mais un « schéma», se déroulant en plusieurs étapes, le voie d’ignorance étant progressivement levé. Ce schéma expose les points de vue à partir desquels les problèmes de justice seraient discutés à la dernière étape de l’entier du processus, qui est la législative, organisée dans le cadre de ces principes. On aboutit in fine à une « justice procédurale quasiment pure», celle au cours de laquelle les lois sont décidées, levant une indétermination inévitable du concept de justice, mais encadrée par les principes.Footnote 14

2.3 Alexandre Kojève

L’être humain se constitue dans la négation de son être animal, « dans et par le risque de la vie en fonction du désir du désir, qui est le désir de la reconnaissance par celui qui est prêt, lui aussi, à risquer sa vie pour cette même reconnaissance». L'égalité résulte de la mutualité de la lutte pour la reconnaissance—égalité devant le risque de la mort.Footnote 15 Celui qui accepte le risque est vraiment homme—Maître—celui qui ne veut pas le courir ne l’est pas—il est Esclave. Tous les Maîtres sont égaux dans leur acceptation, et cette égalité est pour eux la Justice même, la Justice « aristocratique» est celle de l’égalité —« aussi l’égalité, en tant que condition sine qua non de l’humanité, est “juste” par définition»; « du point de vue aristocratique, la Justice est une fonction de la seule égalité». Et les Maîtres sont à ce stade les seuls sujets de droit.Footnote 16 La figure juridique caractéristique est celle du statut.Footnote 17

Cette construction relève aussi d’une histoire mythique. Car, peut-on objecter, il n’y a une telle égalité que si le risque encouru est le même pour les deux combattants, et cela dépend des conditions concrètes de la confrontation—sur les conditions réelles dans lesquelles les consentements au combat sont donnés et sur celles à partir desquelles la lutte se déroule—rapports de force, intelligence, force, ressources à disposition: la lutte est un concept abstrait. Pourquoi l’un des deux protagonistes ose-t-il risquer sa vie—et l’emporte sur l’autre, qui cède parce qu’il préfère sa survie ? En tant qu’individus abstraits, ils devraient avoir les mêmes ressources pour vaincre, ou le même sentiment face au risque qu’ils courent les deux, et, dès lors, la lutte devrait se terminer soit par la mort des deux, soit, le résultat étant nul, par la réconciliation. Et pourquoi, d’ailleurs, ne pourrait-il pas y avoir accord, dès le départ, sur une reconnaissance réciproque (hypothèse non envisagée par fidélité hégélienne ?). Ce sont donc bien deux abstractions qui entrent en lutte. Et cela vaut même pour toute interaction : Kojève écrit qu’« une interaction sera “juste” si les participants à la situation sont dans des conditions égales, c’est-à-dire s’ils sont égaux par rapport à la situation, c’est-à-dire du point de vue dont on considère cette situation ».Footnote 18 Enfin, la lutte est entre deux individus : qu’en est-il de la dimension sociale ? Ainsi, chez Kojève, les ensembles formés par chacun des deux groupes sont traités comme s’ils étaient homogènes. Or on peut penser qu’à leur intérieur se joueront de nouveaux conflits liés au désir de reconnaissance, de telle sorte qu’il y aura des maîtres qui seront esclaves d’autres maîtres et des esclaves maîtres d’autres esclaves—l’égalité étant jugée par rapport à une situation donnée, il peut donc y avoir inégalité entre les mêmes acteurs du point de vue d’une autre situation ; on peut penser aussi que chez les esclaves, surgiront des révoltes, des volontés de revanche. Dans un tel développement du mythe apparaîtra l’histoire dans sa dimension politique, c’est-à-dire l’instabilité de ce qui aura été acquis mais peut toujours être remis en cause ; car rien n’empêche les maîtres ni les esclaves de poursuivre la lutte. Et, par là même apparaîtra alors dans les deux classes le désir des maîtres, quel que soit leur rang dans leur classe, de stabiliser les situations : d’instituer dans la société un ordre revêtu des habits d’une justice, ordre auquel on peut dès lors donner le nom de droit, qui instituera des statuts différenciés (par exemple esclaves et affranchis) et les conditions d’un passage d’une catégorie à l’autre.

Pour l’Esclave, la Justice est celle de l’équivalence: il accepte sa condition comme juste « parce qu’en elle l’avantage de la sécurité équivaut équivaut à l’inconvénient de la condition servile», de même il est juste que le Maître soit maître « parce que pour lui la maîtrise contrebalance le risque»Footnote 19: deux proportions égales rendant leurs termes respectifs équivalents, en justifiant en même temps l’inégalité entre les deux classes. Le droit « bourgeois» se caractérise dans la figure juridique du contrat, soit l’échange entre deux prestations dont la « justice» consiste en l’équivalence des prestations du point de vue propre de chacun des contractants—ce qui rend la Justice « subjective et relative».Footnote 20

Il faut donc—et les maîtres, ayant intérêt à se solidariser, l’imposent—stabiliser les issues de ces luttes, aussi bien celles qui sont originaires que les consécutives: donc créer un statut de maîtres et de leurs descendants et un statut d’esclaves et de leurs descendants, et, pour ce second statut, sanctionner toute tentative d’en sortir—ou plutôt des statuts différenciés selon les issues des luttes internes à chaque groupe. Cette stabilisation constitue, si on prolonge ainsi le mythe, le droit premier, la forme d’un instrument de dominations.

Mais cette construction n’est qu’apparemment anhistorique. Des deux côtés, les deux principes d’égalité et d’équivalence vont s’interpénétrer à l’intérieur de chaque statut. Du côté de l’esclave va apparaître un droit: si un autre maître que le sien veut s’emparer de lui, ce dernier va le protéger en faisant admettre par un juge que cet esclave est le sien, et l’esclave reconnaîtra qu’il a le droit de faire ce qu’il fait pour son maître, c’est-à-dire en accomplissant pour lui ce qui est son devoir envers lui: s’il a des droits, c’est parce qu’il a des devoirs, alors que le Maître n’a que des droits. Mais l’esclave peut néanmoins se considérer dès lors comme un sujet de droit. Mais ce droit, « bourgeois», est seulement « en puissance»: pour être pleinement, il doit s’actualiser, sur le seul modèle à disposition, qui est celui du droit aristocratique. Mais, étant et l’un et l’autre, il deviendra « synthétique»: le droit du « citoyen».Footnote 21 Ce droit contient une contradiction interne puisqu’il se réfère simultanément à deux principes de justice contraires (égalité et équivalence): il est donc condamné à évoluer.Footnote 22 L’égalité des sujets de droit, étant formelle, devra être altérée pour être en conformité avec le principe d’équivalence dans les faits; mais cela ne peut se faire qu’en introduisant des inégalités. L’histoire s’achèvera par un droit « absolu», jusqu’à ce que toutes les non-équivalences et toutes les non-égalités aient été éliminées du droit, lequel sera alors « universellement et définitivement valable».Footnote 23

2.4 Michel Villey

Michel Villey suit un tout autre chemin: au lieu de construire une histoire fondatrice, son raisonnement se base uniquement sur une argumentation conceptuelle. Il prend pour source la philosophie, plus précisément la philosophie antique, plus précisément encore celle d’Aristote.Footnote 24 Selon lui, elle a un caractère universel, en ce sens que le regard qu’elle porte sur les problèmes qu’elle analyse les englobe sous tous leurs aspects, quantitatifs et qualitatifs, et elle est « la seule qui soit intégralement réaliste»Footnote 25: ainsi, elle peut saisir les faits en même temps que les valeurs qui y sont inscrites: donc connaissance de la réalité dans toute sa complexité. Dans ce sens, elle est en même temps une science mais aussi une morale. Ses problèmes, d’essence spéculative, sont universels et demeurent identiques, quelle que soit l’époque où on les situe: ils sont stables à travers les vicissitudes de l’histoire, sont dès lors universels. D’où le primat de la philosophie.Footnote 26

Aristote distingue la justice générale, qui englobe les règles morales, et la justice particulière, qui est proprement celle que poursuit le droit. Et cette justice-ci a une finalité: suum cuique tribuere: que chacun détienne ni plus ni moins que sa part. « Le droit est mesure du partage des biens». Le juge saisi d’un procès, « ayant dit la part de chacun, attribu[e] à chacun sa chose»; le législateur « guide le juge» et ne fait donc pas une « œuvre différente». C’est là leurs fonctions propres, la spécificité du droit, qui seraient simplement décrites; on en aurait ainsi une définition.Footnote 27

On en arrive ainsi au thème du juste milieu dans les choses dont il faut faire le partage.Footnote 28 C’est affaire de proportion (« celle que nous découvrirons bonne»). On trouve ici l’idée d’égalité—en grec ison—mais celle-ci n’est pas arithmétique, elle se trouve dans l’harmonie, la valeur du juste. Pour la justice distributive, « la solution du droit s’inscrit sous la forme d’une équation qui manifeste, non pas des biens distribués, mais de deux rapports établis entre personnes et [biens]».Footnote 29 Elle paraît être arithmétique dans la justice commutative, où un bien s’échange contre un autre; mais ce n’est qu’une apparence—Villey donne l’exemple d’une même injure faite à un notable et celle faite à un clochard, dans lequel, il faudra prendre un critère de proportionnalité pour estimer les indemnités dues respectivement.

Reste évidemment une question: comment se détermine le suum à attribuer à chacun ? Villey ne veut pas y répondre: « Cela dépend, en chaque temps et en chaque lieu, de circonstances dont les juristes seront informés. Car c’est au juriste de dire les solutions de droit pour estimer les indemnités dues respectivement; non au philosophe».Footnote 30 Mais, au moins, le philosophe peut montrer « une méthode d’accès à la solution de droit».Footnote 31

Cette méthode, il la découvre dans la dialectique, qu’il développe à partir d’Aristote et dans la pratique des jurisconsultes de l’époque du droit romain classique.Footnote 32 Elle doit suivre quelques règles pour qu’elle soit ordonnée.Footnote 33 D’abord, le dialogue doit se dérouler entre des acteurs sélectionnés, soit « les rares personnes disposées à jouer le jeu de la spéculation désintéressée», clairement dit entre les membres d’« un corps spécialisé de jurisconsultes». Deuxièmement, il doit y avoir sélections des opinions, en rapport avec l’autorité intellectuelle de leurs auteurs. Puis est nécessaire de poser le problème, ce qui permet d’écarter les opinions, arguments, etc., non pertinents, et de discuter ceux qui sont jugés relevants. Enfin il faut formuler une conclusion: « ce sera l’office du législateur ou du juge». Certes, les critères sont « qualitatifs» et la décision conclusive sera « discrétionnaire», mais « non pas gratuite»: elle est issue du « débat qui, dans le cadre d’une procédure réglementée, a passé en revue les aspects divers de la chose disputée, et procuré la perspective la plus haute et la plus complète». Thèmes, on le notera, familiers aux praticiens du droit: et audiatur altera pars.

C’est ainsi que le juriste trouvera le juste équilibre des partages que le droit a pour fonction de distribuer—le suum de chacun. Il y a dans la nature des choses un ordre, des valeurs y sont repérables: d’où le juriste découvrira la matière première—le droit naturel—à partir de laquelle, grâce au travail collectif de la logique dialectique et de la procédure organisatrice du débat.Footnote 34 Et la conclusion n’en est pas nécessaire. « […] les règles ainsi constituées n’ont pas de vérité certaine, mais seulement une autorité toute relative et provisoire. […] Leur sort est précaire, menacées d’être à nouveau mises en question, rediscutées dialectiquement».Footnote 35

Villey ne donne aucune indication quant à la mise en œuvre de l’égalité par proportion : qu’est-ce que le suum ? Pour le définir, il semble s’en remettre d’une part à la sagesse—à la prudence—de la corporation des juristes,Footnote 36 d’autre part aux échanges dialectiques qu’ils entretiendraient dans le cadre d’une procédure ordonnéeFootnote 37: ainsi pourrait se découvrir dans les choses mêmes, in medias res,Footnote 38 tout ensemble leur justesse et leur justice.Footnote 39 La clef d’une telle entreprise, Villey la voit dans le concept de cause finale, dans laquelle s’éprouve la valeur des choses—leur bien et la mesure du juste.Footnote 40 Mais l’histoire et l’expérience quotidienne montrent suffisamment que, si la nature des choses—source d’un droit naturel—devait être une source d’inspiration, elle n’existe pas, même dans la perspective des juristes, sans les lectures qu’ils en font, et celles-ci sont le plus souvent divergentes, voire irréconciliables : mais un concept philosophique—celui de cause finale—ne suffit cependant pas à lever les ambiguïtés, les équivoques et les dissensions, même en ordonnant une procédure régie par la dialectique.

2.5 Conclusion sur les Traitements Philosophique de la Question de L’égalité et Première Approche Juridique

Ce qu’il y a de commun, de manière évidente, entre les théories de Rawls et de Kojève, ce n’est pas tant qu’elles dérivent d’une mythologie—cela illustre simplement que la justice est une construction culturelle, voire idéologique, et que, si on cherche à lui donner une origine, celle-ci ne peut être qu’une histoire mythique.

Autre chose est plus frappant: les deux théories utilisent de manière centrale, dans leur définition de la justice, le concept d’égalité. Il en va de même pour Villey et de son concept d’égalité de proportions, qu’il dégage d’une analyse purement théorique.Footnote 41 Mais aucune des trois théories ne dit rien sur la mise en œuvre par le droit du principe dans le concret des réalités sociales; deux d’entre elles font d’une procédure l’accès à un ordre juste, mais sans aborder non plus les règles juridiques qui assurent un accès égal à ses acteurs.

« L’égalité constitue […] l’élément fondamental d’un ordre juste […]», écrit un juriste,Footnote 42 et c’est pourquoi c’est avec la mise en œuvre juridique de l’égalité que nous allons tester celle de justice. Car aucun concept d’égalité est loin d’être évident au point de servir de paramètre a priori pour un ordre de justice: le principe doit être mis en œuvre dans une société où les différences sont absolument partout: individus, temporalités, espaces, paysages, monuments, comportements, la liste pourrait être indéfiniment prolongée, et cette mise en œuvre est assurée par la politique telle qu’elle l’inscrit dans le droit. L’égalité en soi paraît ne pouvoir être qu’une vue irréelle des choses du monde, avec laquelle il est impossible de faire quoi que ce soit dans l’univers concret. Mais si les différences sont omniprésentes, elles n’existent que mêlées à des ressemblances: sinon, ce serait le chaos. Il faut donc créer des catégories où, en fonction de similitudes choisies, une homogénéité pourrait être observée et à l’intérieur desquelles, par conséquent, une égalité pourrait être instaurée nonobstant les différences qui subsisteraient, et face auxquelles d’autres catégories, présentant des différences avec les premières, devraient recevoir un régime différent, nonobstant les similitudes qui subsisteraient. Le droit ne peut faire autrement que poser des distinctions en fonction de différenciations qu’il considère comme pertinentes au sein des « choses du monde»: les normes juridiques deviennent applicables en créant des catégories distinctes d’entités—à l’une elles sont applicables, à l’autre non.Footnote 43

C’est pour cette raison qu’il convient de montrer la problématique juridique de l’égalité, au-delà—ou sous, comme on voudra—de l’abstraction philosophique.

3 Les Catégorisations Normatives

3.1 Un Pouvoir de Nature Politique

Or il appartient à la politique, dans son activité législative, de créer les catégories juridiques qu’il soumet à des régimes distincts, soit qu’il les définisse les deux, soit que l’une des catégories ne soit soumise à aucune règle, ce qui constitue aussi un régime juridique—à savoir de liberté. Il peut s’agir de choses (par exemple, dans les régimes matrimoniaux, biens réservés/acquêts), de comportements (les conditions d’accès à l’exercice de certaines professions), de seuils (les barèmes fiscaux, faisant varier les taux d’imposition; les quantités de certaines substances admissibles ou non dans des produits), de délimitations spatiales (zones constructibles ou non; interdictions de périmètre prononcées contre certains individus), état civil (célibataire ou non; national/étranger), etc. Créant des catégories, le législateur doit recourir à un critère distinctif.

Il n’en va pas autrement pour l’autorité d’application, lorsque une loi de faible densité normative lui laisse une marge d’appréciation dans le régime juridique qu’elle va attribuer aux divers cas d’espèce qui lui sont soumis: elle statuera en fonction des idiosyncrasies de chacun d’eux et qui les distinguent ou les rapprochent les uns des autres—une casuistique. Elle jouit ainsi d’un pouvoir de création normative que nous avons appelé la dimension micropolitique de l’activité juridictionnelle.Footnote 44 Il en va de même lorsque le juge se réfère à une clause générale qui lui permet, à certaines conditions, de corriger une injustice.

Mais comme toute distinction ne constitue pas une inégalité discriminatoire, il s’agit de s’arrêter sur l’opération de différenciation qui rend ou non une distinction contraire au principe d’égalité, donc sur celle du choix du critère en fonction duquel la distinction est faite.

Les critères doivent être pertinents, c’est-à-dire avoir quelque chose à dire sur les situations à différencier. Mais cela ne suffit pas: il y a toujours quelque chose à dire; le problème est de savoir commet sélectionner, parmi tout ce qu’on peut dire en comparant deux situations, ce qui est pertinent pour les distinguer en deux catégories pour justifier qu’elles soient soumises à des régimes différenciés.

3.2 Le Choix du Critère de Distinction

3.2.1 Quelques Cas de Jurisprudence

Le principe d’égalité pose donc la question des critères de choix.Footnote 45 Or ce choix est fait par le législateur en fonction de l’objectif que poursuit la loiFootnote 46; c’est en effet celui-ci qui motive la distinction que celle-là opère, c’est donc de celui-ci que la catégorisation doit prendre sens. Ce critère, appliqué aux situations visées par les catégories qu’il distingue, permet d’analyser matériellement ce qui les différencie et d’établir si ces différences sont suffisantes pour motiver qu’elles soient soumises à des traitements différents. Pour prendre un exemple repris plus bas, l’accès au barreau, le critère lié au sexe sont sans pertinence s’il s’agit d’en définir les conditions: l’appartenance à un sexe ou à l’autre ne préjuge en rien des qualités morales et intellectuelles que le législateur juge nécessaires pour l’exercice de la profession d’avocat (à moins, comme nous le verrons, d’y adjoindre des connotations interdites aujourd’hui précisément parce que jugées discriminantes socio-culturellement et politiquement).

Suivant l’objectif de la loi, le critère peut être simple à appliquer, car il est opératoire par lui-même: dans le cas par exemple des distinctions quantitatives, différenciant les régimes applicables en-dessous et en dessus d’un chiffre—bien que ce critère ait des impacts inégaux dus aux effets de seuil pour les valeurs proches de la limite fixée; mais cette méthode de catégorisation doit être justifiée par les particularités du domaine où elle est utilisée, qui ne permettent pas l’utilisation d’un autre critère.Footnote 47 Cependant, souvent, l’analyse des situations matérielles que le critère distingue demande une élaboration supplémentaire. Pour reprendre le critère du sexe, et en se référant à des exemples anciens, mais classiques, on pourra constater comment les choses sont plus complexes que la simple application du critère distinctif: son choix s’explique en réalité par des considérations qui n’ont pas toujours à voir avec une justice abstraite ni avec l’objectif de la loi, mais bien plutôt avec les cultures socio-politiques répandues dans la société, derrière lesquelles se dissimulent souvent des préjugés implicites qui sont le véritable déterminant du choix législatif. Quelques exemples.

Ainsi, en 1887, le Tribunal fédéral suisse a admis que les femmes puissent être exclues de la profession d’avocat; la motivation en était courte:

« [Le principe d’égalité] ne peut pas avoir pour sens qu'il interdirait absolument toute différence dans le régime juridique de catégories de personnes—ce qui conduirait à des conséquences pratiquement impossibles; bien plutôt, sa portée est seulement d'exclure ces différences de droit qui, selon les principes reconnus de l'ordre juridique et de l'Etat, paraissent intrinsèquement dénuées de fondement et ne sont justifiées par aucune différence sensible dans les situations de fait. Et, selon les conceptions juridiques qui sont sans aucun doute dominantes, en tout cas à notre époque, le traitement différent des deux sexes en matière de droit public, spécialement dans le régime juridique de la participation à la vie publique, ne paraît absolument pas dépourvue de fondement juridique».Footnote 48

Cette jurisprudence fut abandonnée 36 ans plus tard, dans des termes que nous citons plus bas.Footnote 49 Nous verrons que la juxtaposition de deux arrêts confrontés au même problème d’égalité est intéressante: elle montre bien que le critère utilisé pour catégoriser n’épuise pas la distinction, mais renvoie plus profondément à ce qui y est attaché comme connotation. C’est le statut socio-culturel de la femme qui est le véritable critère, donc un ensemble d’éléments qui ne sont pas des notions juridiques, mais qui inspirent le législateur et sont admis (ou rejetés) par le juge contrôlant la constitutionnalité de l’œuvre du législateur. Les conceptions qui règnent dans la société civile sont ainsi importées dans l’ordre juridique. Le critère s’enrichit de ces connotations, qui sont en réalité une interprétation de situations factuelles, et c’est cette interprétation qui l’emporte. C’est ainsi que l’inégalité socio-économique existante peut être perpétuée, bien que le critère explicite—le sexe—soit sans rapport avec l’objectif de la loi: ce sont des critères secondaires qui l’emportent, qui sont rattachés socio-culturellement au critère explicite.

Un autre arrêt de la Cour suprême américaine de 1923 l’illustre davantage encore; il mérite d’être cité dans son texte, suffisamment explicite pour ne pas avoir besoin d’être commenté—il s’agissait d’une loi restreignant le nombre d’heures de travail dans les emplois occupés par des femmes:

« Que la constitution physique de la femme et l'accomplissement de ses tâches maternelles la désavantagent dans la lutte dans l'existence, est évident. Cela est particulièrement vrai lorsqu'elle doit assumer la charge de la maternité. Même lorsque ce n'est pas le cas, et selon les témoignages nombreux des membres de la communauté médicale, les longues durées de station debout à sa place de travail, répétées chaque jour, ont tendance à provoquer des effets physiques préjudiciables et, comme des mères saines sont indispensables à une progéniture vigoureuse, le bien-être physique de la femme est un but d'intérêt public, afin que soient préservées la force et la vigueur de la race. Encore et toujours, l'histoire montre que la femme a constamment été dépendante de l'homme. [...]. Quoique des limitations dans l'exercice de ses droits personnels ou contractuels puissent être supprimées par la législation, ce sont ici les caractéristiques de sa constitution et de son mode de vie qui vont l'empêcher de les faire valoir pleinement. Elle sera toujours dans une situation où quelque législation protectrice paraîtra nécessaire pour lui assurer une réelle égalité de droit. [...]. Elle se trouve véritablement dans une classe particulière du fait d'elle-même, et une législation qui la protège peut être considérée comme valable même si une législation similaire n'est pas nécessaire pour les hommes. [...]. Les restrictions que la loi met à l'exercice de sa capacité contractuelle, à son droit de convenir avec son employeur du temps de travail qu'elle lui doit, ne sont pas imposées pour son seul avantage, mais aussi dans une large mesure pour le bénéfice de tous».Footnote 50

Il est intéressant de citer ici l’arrêt dans lequel le Tribunal fédéral a renversé sa jurisprudence sur l’accès du barreau aux femmes.Footnote 51

« Par suite des transformations d'ordre économique et social qui se sont produites au cours des dernières décades, les femmes ont été obligées d'étendre leur activité à des domaines qui autrefois paraissaient réservés aux hommes et elles y sont mieux que par le passé préparées par leur éducation et leur instruction qui tendent à se rapprocher de celles que reçoivent les hommes. Enregistrant cette évolution, le droit fédéral leur reconnaît une pleine capacité civile, même à la femme mariée, il facilite l'exercice d'une profession indépendante en lui permettant de recourir au juge si le mari refuse son autorisation, il ne fait plus de distinction entre les sexes quant à la faculté de remplir les fonctions de tuteur. Si les droits politiques continuent très généralement en Suisse à être refusés aux femmes, par contre dans la vie économique, les mœurs et les lois qui en sont le reflet ont consacré l'égalité des sexes. La différence de sexe n'est donc plus en elle-même une raison suffisante pour refuser aux femmes l'accès à telle profession déterminée ; on doit encore rechercher si les conditions particulières de cette profession rendent les femmes inaptes à l'exercer. Or tel n'est certainement pas le cas de la profession d'avocat. Dans de nombreux cantons, les femmes sont autorisées […] à pratiquer le barreau et en effet l'aptitude à la profession d'avocat dépend beaucoup […] plus de la personnalité que du sexe et l'on ne saurait raisonnablement prétendre […] que d'une façon générale la femme ne possède pas les qualités intellectuelles et morales qui sont indispensables pour l'exercer correctement. Seuls des préjugés et des conceptions surannées motivant ainsi l'exclusion des femmes qui résulte de la loi fribourgeoise [objet de l’arrêt], elle apparaît comme une restriction inadmissible de la liberté [économique] et par conséquent la patente qui pour cette unique raison a été refusée à la recourante doit lui être accordée».

L’emploi de certains critères peuvent ainsi être de nature à perpétuer une inégalité socio-économique. Mais le législateur peut aussi décider d’y remédier, de même que le juge lorsqu’il exerce un contrôle sur l’œuvre du législateur.Footnote 52 On connaît à ce sujet les régimes d’égalisation des salaires entre les deux sexes—mais aussi les difficultés de mise en œuvre, alors même que celle-ci n’entraînerait aucune nouvelle inégalité. Il en va autrement lorsque la réparation d’une telle inégalité provoque l’apparition d’une autre inégalité, sous un autre rapport. On sait que c’est là le problème principal de l’instauration de quotas.

En effet, le législateur peut décider de prendre en compte les inégalités socio-économiques de fait qui ont pour conséquence que, dans telle ou telle institution, les personnes d’un certaine groupe ethnique ou social sont en nombre très intérieur à celui d’un autre, pour des raisons indépendantes de leurs volontés individuelles, mais qui tiennent à des conditionnements sociaux; il instaure alors des quotas d’admissibilité en faveur du groupe défavorisé. Le critère des capacités intellectuelles attestées par un examen ou un diplôme déjà acquis, qui est le moyen institué par la législation universitaire pour assurer le niveau de l’enseignement supérieur (par exemple) et garantit une égalité de traitement de tous les requérants, se différencie alors suivant un autre, en rapport avec la politique d’élimination progressive des inégalités de fait. Mais c’est une inégalité qui est en même temps créée, puisqu’il y aura deux critères d’admissibilité, suivant le groupe ethnique ou social à laquelle les requérants appartiennent.

Un arrêt suisse, cité ici parce que moins connu que la jurisprudence américaine ou celle de la Cour de justice de l’Union européenne.Footnote 53 Une initiative populaire prévoyait que le nombre de femmes dans les autorités législative, gouvernementale et judiciaire devait être en proportion des sexes dans la population. Pour le Tribunal, qui déclara l’initiative invalide, ce système était contraire au principe d’égalité et à celui de non-discrimination entre les sexes de manière disproportionnée : en effet, a-t-il considéré, auraient été élues des femmes ayant obtenu moins de voix que des hommes, et même serait inéligible tout homme tant que le quota de femmes ne serait pas atteint : le rétablissement par le droit d’une inégalité factuelle aurait entraîné une plus grande inégalité encore.Footnote 54

Il semble donc bien, à ce point, que l’instauration d’une égalité pour réparer une inégalité court le risque de créer en même temps une autre inégalité. Ce choix est, clairement, une option dont seul peut décider le législateur, car elle lui vient d’une vision politique des équilibres sociaux, qui, selon cette vision, exige une intervention inégalitaire, moins lourde à supporter par la catégorie ainsi traitée inégalement que ne le sont les inégalités socio-économiques dont souffre la catégorie favorisée. Cette inégalité peut être conçue comme temporaire, ou constructive: elle vise à établir à plus ou moins long terme une égalité socio-économique, ce qui aura pour effet qu’une fois qu’elle sera factuellement installée, l’égalité dans les conditions d’accès sera à nouveau assurée—c’est là un pari politique.

3.2.2 Une Formalisation

3.2.2.1 La Comparaison des Traitements et des Situations

Pour reprendre la formalisation d’Olivier Jouanjan,Footnote 55 dans laquelle T1 et T2 représentent respectivement les régimes juridiques distincts dont l’égalité est en cause et S1 et S2 les situations de fait dans lesquelles se trouve chacun des deux groupes distingués, l’égalité S1/S2 = T1/T2 est le résultat, non la méthode qui y conduit. Il faut bien plutôt déterminer si la différence entre S1 et S2 justifie celle entre T1 et T2: si oui, le principe d’égalité est respecté, si non, il est violé. L’existence d’un critère n’épuise cependant pas la problématique. Le critère de catégorisation renvoie aux deux situations qu’il oppose et dont les différences justifient ou non qu’il y ait deux traitements. Ce sont donc ces deux situations qu’il s’agit de comparer, et ce sont leurs caractéristiques respectives qui doivent être évaluées en rapport avec l’objectif: au regard de l’objectif poursuivi par la norme distinctive,Footnote 56 ces caractéristiques justifient-elles une différence dans le régime juridique fixé par celle -ci ? Il ne peut être question d’égalité qu’au terme d’une opération de comparaison.Footnote 57

Si le critère distinctif n’est en conséquence de loin pas toujours une donnée de fait qui s’impose par elle-même pour justifier la différence de traitement, mais qu’il faut se référer aux situations, celles-ci ne sont pas non plus un donné objectif: il faut en quelque sorte les lire—c’est-à-dire leur donner un sens, les interpréter, et c’est ce sens qui va justifier ou non la différence de traitement. Ce qui est alors demandé, c’est un travail d’élaboration propre à faire émerger ce sens qui est demandé. Or—les exemples cités ci-dessus le montrent—ce sens dérive des conceptions socio-culturelles, économiques, idéologiques qui déterminent l’interprétation des données de fait. C’est dire qu’il existe déjà lorsque l’auteur de la norme pose le critère distinctif. Les différences lues entre S1 et S2 sont celles qui ont déjà été lues quand la norme distinguant T1 et T2 est adoptée; les catégorisations employées pour différencier T1 et T2 sont celles qui préexistent déjà dans S1 et S2 et dans le projet de distinguer T1 et T2. Pour reprendre l’exemple de l’accès au barreau, le statut socio-économique de la femme va être le fondement du critère distinctif, en vertu d’une argumentation qui justifie qu’on ne puisse pas lui reconnaître la responsabilité qu’implique l’exercice de la profession d’avocat ou, au contraire l’admettre. Le législateur qui adopte une norme différenciant deux régimes en dispose ainsi parce qu’il a déjà en tête une différence entre deux états soi-disant de fait (en l’espèce, la distinction homme/femme et ses connotations). L’image que le législateur se fait du critère qu’il choisit en rapport avec une distinction à faire contient déjà le statut factuel qui va justifier la distinction qu’il va retenir—à moins qu’il ne décide d’en corriger les effets en statuant à l’encontre d’une conception dominante qu’il estime injuste.

Autrement dit, la lecture que fait le législateur des situations qu’il va distinguer n’est pas autre chose que leur interprétation; et c’est elle qu’il reprend implicitement dans la loi qu’il adopte. La cause de la différence de traitement ne réside pas dans les différences entre les situations distinguées, mais elle est dans l’interprétation des situations S1 et S2 en rapport avec l’objectif poursuivi en distinguant les deux catégories T1 et T2.

Les exemples que nous avons cités le montrent clairement dans leurs motivations. L’égalité posée ou l’inégalité admissible (ou l’égalité et l’inégalité inadmissibles) sont juridiquement reprises des différences admises socio-culturellement comme justes; elles sont donc déjà contenues implicitement dans l’image que le législateur se fait du critère qu’il choisit.

Le législateur peut cependant être tenu par le droit supérieur à ne pas utiliser certains critères. Tel est le cas de dispositions constitutionnelles qui prohibent certains critères: sexe, race, religion, handicaps. L’emploi par le législateur de tels critères créerait une discrimination—et on entend ici par discrimination une inégalité de traitement prohibée par l’ordre juridique.Footnote 58

Mais, ces cas étant réservés, le législateur est libre d’adhérer à des conceptions socio-culturelles dominantes ou, au contraire, de les contrecarrer: c’est pourquoi il est par essence une instance politique, c’est-à-dire libre dans le choix de l’option qui lui paraît la plus juste. Cette liberté est limitée—en fait—par des considérations également politiques, qui relèvent de l’acceptance que la société est prête à accorder au choix. Et cette acceptance peut être attachée soit à la justice du choix, dans la conception partagée par la société, ou à l’autorité qui légitime l’auteur du choix à exercer précisément cette une fonction de choix qui consiste à dire la justice en disant le droit même en fonction d’une conception contraire.

Toutefois, cette liberté est limitée en droit par les normes de rang supérieur à la loi: plus précisément, les garanties des libertés fondamentales, dont celle de l’égalité de traitement fait partie. Encore faut-il que l’ordre juridique institue une juridiction constitutionnelle. La tâche du juge constitutionnel est cependant plus ardue que celle du législateur. En effet, celui-ci se voit interdire l’usage d’un critère que la constitution exclut; mais il n’a pas à argumenter pour motiver l’interprétation qu’il fait de la norme supérieure—il suffit qu’il n’agisse pas, c’est-à-dire qu’il n’utilise pas le critère interdit. Au contraire, le juge doit établir que la norme supérieure lui permet d’agir, c’est-à-dire de sanctionner la loi portée devant lui; or l’indétermination de la plupart des normes constitutionnelles requiert ici l’élaboration d’une argumentation qui justifie de manière convaincante que son choix interprétatif dérive de cette norme supérieure, alors même qu’il ne dispose guère de motifs juridiques suffisants pour prouver que son interprétation est nécessaire.Footnote 59 Pour rencontrer l’acceptance en tout cas d’une partie importante de la société, il lui faut donc inscrire dans son argumentation des motivations tirées des conceptions socio-culturelles circulant au sein de cette société—ce ce que nous appellerons plus bas obéir à une double programmation. On comprend que, face à des conceptions conflictuelles (par exemple en matière d’avortement), l’acceptance dépende en grande partie de la légitimité que la culture politique politique attribue à son statut de juge constitutionnel.

C’est ainsi que, à l’époque où, en Suisse, les femmes ne jouissaient pas des droits civiques, certaines recoururent au Tribunal fédéral contre le refus de leur inscription dans le registre électoral d’un canton en invoquant l’égalité de traitement (leur recours ne visait donc que l’exercice des droits civiques au niveau de cet Etat fédéré). Le Tribunal fédéral rejeta le recours, se refusant de tirer de la garantie fédérale de l’égalité de traitement la conclusion à laquelle les recourantes tendaient : en effet, dit-il, l’admission du recours, qui ne visait qu’un canton, aurait signifié qu’il imposait par là même le suffrage féminin en application de la garantie à la Confédération et à tous les autres cantons ; or prendre une décision d’une telle portée politique ne lui incombait pas au vu de la légitimité—démocratiquement moindre—d’un juge.Footnote 60

On voit que le juge qui veut reconnaître dans la distinction introduite par le législateur une discrimination (donc inadmissible) est placé devant une alternative. Ou bien il interprète autrement que le législateur les conceptions socio-culturelles qui ont inspiré le législateur (estimant par exemple que les responsabilités familiales de la femme ne l’empêchent pas en fait d’exercer le barreau). Ou bien il se réfère à d’autres conceptions (par exemple la participation à la vie sociale et économique doit être possible à tout être humain, le sexe n’étant dès lors pas un critère d’exclusion admissible). Mais, dans les deux cas, il doit établir en outre que son choix lui est inspiré—d’autres diraient dictéFootnote 61—par la norme supérieure. Le juge se trouve donc au carrefour d’une double programmation: juridique (la portée de la norme supérieure—ainsi le principe d’égalité) et socio-politique (les conceptions de l’égalité circulant dans la société, qui sont celles d’une majorité ou celles d’une minorité plus ou moins importante), double programmation qui va déterminer l’acceptance sociale de sa jurisprudence.Footnote 62

3.2.2.2 L’équipondération

Jouanjan complète son analyse du critère de distinction des catégories par la référence au principe de proportionnalité, par une opération qu’il nomme équipondération.Footnote 63 Celle-ci se mesure en deux étapes: il s’agit d’abord de déterminer si la distinction faite est propre à atteindre l’objectif de la loi (maxime de l’adéquation), ensuite si le régime distinct imposé à l’une des deux catégories fait peser sur elle une charge trop lourde par apport au résultat qui en est attendu (maxime de la proportion). On pourrait ajouter une troisième maxime dérivant du principe de proportionnalité: entre plusieurs moyens envisageables, il y a lieu de choisir celui dont le régime porte l’atteinte la moins lourde aux intérêts de la catégorie défavorisée (maxime de la nécessité).Footnote 64

Il est aisé de voir que, comme ci-dessus pour le critère amenant à justifier le choix distinctif, l’examen de ces trois maximes n’évite nullement le recours à des conceptions sociopolitiques en quelque sorte vernaculaires: ce sont elles qui, en dernière analyse, permet de conclure ou non que le critère inégalitaire retenu permet d’atteindre l’objectif de la loi, que la charge est proportionnée à l’effet attendu et, enfin, qu’il existe d’autres moyens présentant des atteintes moins graves.

3.3 Egalité et Inégalité Pertinentes en Marge de la Loi

3.3.1 Les Circonstances Imprévues et Imprévisibles Par le Législateur

Le système des solutions normativement impératives de manière générale et abstraite présente un vice majeur: ces textes doivent s’appliquer quelque critiquable que soit cette application du point de vue d’une conception ou d’une autre de la justice: le droit, une fois dit, que ce soit par le législateur ou le juge, est censé correspondre à ce que dicterait la justice.

Car c’est un vice: si l’application du droit est prévisible, cela implique que sa logique est celle de la répétition de la solution que, abstraitement, il pré-scrit, et cela quelles que soient les circonstances concrètes dans lesquelles il est appelé à s’appliquer. Or, par essence, l’avenir n’est pas toujours prévisible; il peut donc se trouver que le juge soit placé dans une situation telle que, de manière que le législateur n’a pas prévue ou ne pouvait pas prévoir, une solution légalement prescrite parce que pré-scrite peut contrevenir manifestement à la justice—il serait donc face à une impasse. Mais le droit lui offre alors certaines portes de sortie, qui lui permettent de tourner l’obstacle.

3.3.2 Les Notions Juridiques Indéterminées

La première de ces portes est créée par le législateur lui-même, lorsqu’il sait par avance que la configuration de la matière qu’il veut réglementer empêche, par ses caractéristiques même, qu’il recoure à des solutions abstraitement pré-scrites dans la loi qu’il adopte. Les solutions ne peuvent s’élaborer que par rapport aux idiosyncrasies des circonstances concrètes de chaque cas d’espèce. Il ne peut, par exemple, dans le droit de la responsabilité civile, définir a priori quelles sont les différentes circonstances dans lesquelles il y a faute ou relation de causalité adéquate entre l’acte dommageable et le préjudice subi; ou bien, dans le droit contractuel, quand il y a un juste motif de résiliation; ou bien encore, quels sont les édifices dignes d’être protégés; ou enfin, quand une machine ou une substance peuvent être autorisées, quand cette autorisation dépend, légalement, de l’état des connaissances scientifiques ou techniques. De telles notions juridiques, qui sont plus nombreuses qu’on ne le croit en général, sont dites indéterminées.Footnote 65 La possibilité—et la compétence—est alors conférée au juge de déterminer l’application concrète, c’est-à-dire d’apporter lui-même une solution à laquelle la notion juridique ne fournit qu’une ligne directrice. Ce faisant, il confronte les circonstances concrètes à des valeurs, des usages, des savoirs généralement répandus ou qu’il tire de principes généraux inscrits dans l’ordre juridique (ainsi le principe de proportionnalité ou la définition de ce qu’est une relation de causalité adéquate, ou encore les dispositions qui se réfèrent à de justes motifs). Sous-jacente à l’élaboration du résultat de telles confrontations, il pourra y avoir la conception de ce que doit être une solution juste. Cela d’autant plus que les notions juridiques indéterminées peuvent par leur nature même être interprétées de plusieurs manières et s’il arrive que l’une d’entre elles s’impose absolument, il arrive aussi souvent qu’il faille choisir—décider—et c’est alors tout aussi souvent celle qui correspond à un sentiment de justice qui l’emporte. Mais, alors, le juge devra argumenter pour établir de manière convaincante la correspondance avec les conceptions de la justice vernaculaires de la société où il exerce la fonction de dire un droit juste et qui, métaphoriquement, peut être désignée comme un auditoire universel à qui il s’adresse. Mais, si le juge doit argumenter pour convaincre, c’est qu’une autre solution que celle à laquelle il a décidé d’aboutir aurait aussi été envisageable. Il y a là, dans l’exercice de la fonction juridictionnelle, également une dimension politique, dans la mesure où elle repose sur des choix, et non sur la nécessité d’exécuter simplement ce qui est pré-scrit—dimension que nous avons appelée micropolitique, pour la distinguer de la fonction évidemment macropolitique du législateur.

Il se forme, arrêt après arrêt, une jurisprudence: c’est-à-dire une casuistique qui permet au juge de constituer des catégories en fonction des éléments qui se retrouvent ou ne se retrouvent pas dans la diversité des situations portées devant lui, catégories composées de cas comparables, lui permettant de leur assurer un traitement également comparable, donc « égal».

3.3.3 Les Clauses Générales

3.3.3.1 Le Concept de Clause Générale

Les notions juridiques présupposent toutefois que le législateur accorde au juge une certaine marge de liberté. A défaut, celui-ci est tenu d’appliquer la loi: dura lex, sed lex. Mais le droit ne s’arrête pas nécessairement à ce point: il contient des clauses générales qui permettent précisément de ne pas appliquer une loi lorsque celle-ci paraît manifestement injuste: l’ordre juridique lui-même autorise alors le juge à donner une solution juste. D’une part, cela ne peut évidemment se produire que lorsque l’injustice est manifeste, puisque cette inapplication conduit à déroger à un principe fondamental de l’Etat de droit, celui de la légalité: pour que la légalité puisse être tournée, il faut prouver que l’appliquer reviendrait à violer un principe à ce point fondamental qu’on ne saurait l’admettre—un principe qui fonde l’ordre juridique dans son essence. D’autre part, et pour la même raison, quelque fondamentales qu’elles soient, de telles clauses sont rarissimes: puisqu’elles permettent au juge de se mouvoir à l’extérieur du cadre légal, en quelque sorte, si on peut dire, en marge de la loi.

Ces clauses se caractérisent par l’absence d’une définition d’un champ d’application: elles sont applicables à toute réglementation juridique, quelle que soit la matière en cause. C’est en quoi elles sont générales. Toutefois, elles contiennent toutes une constellation de valeurs qui constitue leur programme normatif: celui-ci pourra fournir un cadre argumentatif qui les rendent juridiquement opérationnelles, donc sera de nature à justifier des solutions exceptionnelles mais nécessaires à résoudre des conflits engendrés par l’issue manifestement injuste de l’application stricte du droit.

3.3.3.2 Le Principe de la Bonne Foi et la Théorie des Lacunes

Un premier exemple est celui de la protection de la bonne foi et de la prohibition de l’abus de droit.

Deux cas de jurisprudence pour illustrer. Ainsi une autorité compétente qui indique un délai de recours erroné ne peut invoquer que le recourant n’a pas respecté le délai légal plus court : celui dont la faute cause un dommage à un tiers ne peut prétendre faire subir à celui-ci les conséquences préjudiciables de son acte.Footnote 66 Une femme qui a assassiné son mari ne peut prétendre à recevoir de la sécurité sociale une rente de veuve : celui qui, par un acte illégal, se place volontairement dans une situation qui lui cause préjudice ne saurait en tirer un bénéfice à la charge d’un tiers.Footnote 67.

Un autre exemple est celui de la théorie des lacunes. Lorsque le législateur n’a pas prévu certaines situations et que l’application de la loi conduirait à des solutions injustes sous l’angle du critère de distinction ou de l’absence de distinction, le juge peut y remédier en adoptant une norme particulière exceptionnelle.

Pour la première hypothèse, on citera le cas d’une disposition légale déclarant irrecevable le recours au contrôle judiciaire contre les décisions portant sur le résultat d’examens scolaires, universitaires, professionnels ; un paysan recourt contre la décision d’échec de ses porcs au concours d’épreuves de productivité d’animaux d’élevage, domaine dans lequel la loi ne prévoyait pas l’irrecevabilité. Or il n’y a aucune raison de traiter sur ce sujet autrement—en déclarant les recours irrecevables contre les examens subis par des êtres humains—que ceux qui le sont par des animaux ; corrigeant cette inégalité, le juge, lié par la loi sur un des deux points, vit sur le second une lacune dans la loi, qu’il combla en déclarant le recours du paysan également irrecevable.Footnote 68 Autrement dit, il rétablit l’égalité en appliquant le critère de distinction—les résultats d’examens—aussi bien aux humains qu’aux animaux.

Pour la seconde hypothèse, une loi soumet à des conditions très strictes l’aliénation d’immeubles à des personnes domiciliées à l’étranger ; or il s’est trouvé en limite de frontière une vallée très reculée sans accès depuis la Suisse, dans laquelle, par conséquent, seules des personnes domiciliées de l’autre côté de la frontière pouvaient être intéressées à y acquérir un bien-fonds. Le Tribunal fédéral a déclaré la loi inapplicable à cette vallée ; sinon, dans les faits, les aliénations immobilières y auraient été impossibles..Footnote 69

Dans tous ces cas, le juge aurait pu se contenter d’appliquer la loi, en se référant à un adage fondamental: dura lex, sed lex. Cependant, s’il ne l’a pas fait, c’est qu’il a eu le sentiment que cela heurterait le sentiment de la justice et de l’équité, lui rappelant cet autre adage: summum jus, summa injuria. Seulement, en droit, il ne suffit pas d’un sentiment: il faut une argumentation qui puisse convaincre de la rationalité de la solution qui lui semble correspondre à son sentiment. Convaincre qui et de quoi ? Convaincre une communauté abstraite de juristes que sa solution est la mieux intégrée dans l’ordre juridique dans son ensemble—et, par delà cette communauté, la société elle-même telle qu’il la perçoit comme celle devant laquelle il est responsable de sa fonction.Footnote 70 Cette intégration doit être le fruit d’une argumentation qui établit la « raisonnabilité» la mieux étayée possible—nous utilisons ce néologisme pour mieux faire saisir l’exigence de rationalité propre aux systèmes juridiques spécifiques des Etats de droit, « rationalité» renvoyant à «rationnel», dont les connotations sont trop strictes.Footnote 71

Reprenons les cas exposés ci-dessus. Pour certains d’entre eux, la chaîne argumentative peut se résumer ainsi: l’illégalité reprochée à un justiciable et sanctionnée sur sa tête réside dans le comportement de celui dont le comportement en est la cause et qui, en même temps en reçoit le bénéfice (cas du délai de recours erroné indiqué par l’autorité). Ou bien—cas de la veuve meurtrière—un justiciable veut tirer avantage de l’illégalité qu’il a commise. Ces argumentations peuvent déboucher sur une règle commune: personne ne peut invoquer à son avantage les conséquences d’une illégalité dont il est lui-même responsable. Cette règle prend la figure d’une norme, qui dérive du principe de la bonne foi, et qui permet au juge d’introduire une exception dans la loi dont l’application entraîne l’avantage: « la veuve a droit à une rente, sauf si elle a assassiné son mari»; de même pour le délai de recours erroné: « le recours déposé hors délai est irrecevable, sauf si le délai respecté par le recourant lui a été indiqué par l’autorité dont l’acte est attaqué». On voit ce qu’il y a de commun: en se référant à cette norme qu’il crée, le juge commet une illégalité—il n’applique pas la loi—en créant une inégalité (entre toutes les veuves ou entre tous les recourants) non prévue par cette loi, mais justifiée par un critère de distinction dont la pertinence est convaincante. S’il peut commettre cette illégalité, c’est parce qu’elle se justifie au nom d’un principe supérieur à la loi, celui de la bonne foi, principe qui est inhérent à l’ordre juridique come l’un de ses fondements et s’impose à ce titre à l’application de la loi. Mais c’est aussi pour restituer une égalité (dite de proportion) entre toutes les veuves ou tous les recourants en fonction d’un critère de distinction raisonnable de la situation factuelle dans laquelle se trouvent les deux catégories ainsi établies.

Le raisonnement est quelque peu différent pour l’arrêt sur la vallée reculée. La loi veut empêcher que le marché immobilier sur le territoire suisse soit encombré par des acquisitions de personnes domiciliées à l’étranger; mais elle laisse place à une demande de personnes domiciliées en Suisse. Mais, dans cette vallée, il n’y aura jamais aucune demande de celles-ci: le seul marché factuellement possible est celui de celles-là, mais il leur est légalement fermé; il y a donc une inégalité factuelle entre les deux situations, que seule peut réparer une illégalité: ne pas appliquer la loi dans cette vallée, en créant une nouvelle catégorie, celle des propriétaires d’immeubles qui s’y trouvent, ce qui crée par là -même une inégalité avec ceux dont les immeubles se trouvent en Suisse. Mais cette inégalité se recouvre avec une égalité: tous les propriétaires en Suisse vont dès lors bénéficier d’un marché. Ici, c’est la théorie des lacunes qui permet au juge d’instituer une nouvelle catégorie, donc une nouvelle norme.

3.3.3.3 Pas D’égalité Dans L’illégalité ?

Dans sa généralité et son abstraction, la loi est garante de l’égalité dans tous les cas où elle est appliquée. Cependant, il peut se trouver qu’une autorité ait une pratique constante de non-application de la loi mais que, dans un cas isolé, elle en revienne à une pratique légale. Il y a alors conflit entre les principes de légalité et d’égalité: l’administré victime de ce retour à la légalité peut-il invoquer le principe d’égalité pour obtenir le même traitement que tous les cas précédents d’application illégale ?

Confrontée à ce problème, la jurisprudence a posé une maxime—pas d’égalité dans l’illégalité—qu’elle a assortie d’exceptions. Un droit à un traitement égal/illégal naît lorsque le traitement légal/inégal est isolé et qu’il peut être présumé que l’autorité persistera dans sa pratique illégale sans que le juge puisse la contraindre au respect de la loi: dans ce type de situation que l’égalité l’emporte sur la légalité.Footnote 72

3.3.4 Le Pouvoir Micropolitique du Juge

On voit, à la lumière de tels cas, que, parfois, la généralité et l’abstraction de la loi ne garantissent pas par elles-mêmes l’égalité ou empêchent l’institution d’inégalités pertinentes. Le juge peut y remédier, en créant de nouvelles normes, instituant de nouvelles catégories distinctives; mais il doit veiller, ne disposant pas d’un pouvoir normatif en quelque sorte originaire (celui-ci appartient au parlement), à ce qu’elles puissent être ramenées à un principe que même le parlement doit respecter, comme étant constitutif de l’ordre juridique. Ces normes nouvelles sont dues au rapport complexe qu’entretiennent égalité et inégalité dans des situations factuelles particulières, rapport qui est dénoué par leur adoption.

Ce pouvoir créateur, nous l’appelons micropolitique, parce que, acte étatique, il présuppose la compétence de celui qui le prend de faire un choix impératif, aux conséquences éthiques, politiques et sociales—choix que lui inspire ce que nous avons appelé, peut-être abusivement, le sentiment de la justice et de l’équité; peut-être vaudrait-il mieux parler de perception de ce qui peut être généralement ressenti comme raisonnable dans de telles situations. Ce pouvoir est cependant limité dans la mesure où l’exigence de rationalité doit s’inscrire dans le cadre normatif de l’ordre juridique, y compris dans les hiérarchies qui le constituent. Cette intégration de normes nouvelles doit donc être argumentée pour pouvoir être considérée comme satisfaisant à l’exigence.

Lorsque le régime juridique applicable est purement jurisprudentiel et ne lui est donc pas imposé par l’ordonnancement légal, le juge l’établit en posant des distinctions tenant compte de différences qui, sous l’angle de ce qui lui semble juste, lui paraissent pertinente.

Tel est le cas des revirements de jurisprudence, qui, dans la règle, sont immédiatement applicables même aux recours à l’occasion desquels le revirement est prononcé. Cependant, le Tribunal fédéral a excepté les cas dans lesquels le recourant, s’il avait connu le nouveau régime, aurait pu éviter le préjudice que le revirement lui fait subir et que, par le dépôt de son recours, il a lui-même provoqué—par exemple un revirement sur le dies a quo de la computation d’un délai de recours qui rendrait le recours déposé irrecevable faute d’avoir été déposé dans le nouveau délai, revirement prononcé dans le cadre du recours déposé par ce justiciable.Footnote 73 Ici aussi, le juge pose une distinction entre les cas où les conséquences préjudiciables eussent pu être évitées par un acte du justiciable si celui-ci avait connu le nouveau régime que le revirement a institué, et ceux dans lesquels cela ne lui aurait pas été possible—par exemple si le revirement a pour effet de définir de manière plus restrictive la qualité pour agir de manière à rendre le recours irrecevable : le recourant n’aurait pas pu, au moment où il l’a déposé, par quelque acte que ce soit, agir de manière à rendre la situation où il se trouvait avant le revirement conforme à ce qu’elle doit être après celui-ci.

Le droit n’est donc pas indifférent aux contradictions qui peuvent se présenter entre la justice et l’application des normes juridiques. Il est vrai que, le plus souvent, en empruntant l’une ou l’autre de ces issues, le juge ne se réfère pas explicitement au concept de justice : celui-ci peut cependant s’y découvrir sous-jacent comme ce qui inspire implicitement sa démarche. Dans tous ces cas, il y aurait égalité si on appliquait la loi, mais une égalité disqualifiée parce que considérée comme injuste, soit parce qu’elle impose à certains une charge , une obligation, une interdiction que rien, dans la situation concrète qui est la leur, ne saurait justifier, soit que, au contraire, elle leur confèrerait un droit dont ils ne méritent en aucun cas, toujours dans leur situation concrète propre, de bénéficier. L’inégalité dans l’illégalité ainsi créée rétablit une situation en même temps juridique, par référence à une clause générale, et juste sous l’angle d’une égalité proportionnelle. Cependant, nous avons dit que la violation de la clause générale doit être « manifeste » pour être prise en considération : or cette condition implique un jugement de valeur que rien ne peut pré-scrire, de telle sorte que, ici aussi, le juge va exercer une fonction micropolitique.

3.3.5 L’exigence D’argumentation: La Double Programmation

Que signifie alors cette référence implicite à la justice ? Quelle est cette « justice» ? Le juge doit obéir à une double injonction.Footnote 74 D’une part, la solution qu’il apporte doit convaincre qu’elle est juridiquement intégrable dans l’ordre juridique; d’autre part, elle doit pouvoir correspondre à ce qui, socialement, peut être considéré en général comme étant juste. Il ne faut pas oublier que tout juge est en même temps une fonction et un individu—ce que nous appelons une figure de l’ordre juridique—, et cette double qualité lui permet, comme Janus, de regarder d’un côté ce que lui inspire le droit et de l’autre les valeurs qui sont prédominantes dans la société; il peut alors en quelque sorte faire couler les secondes dans un réceptacle juridique, sans même avoir besoin d’afficher ce qu’il est en train de faire. Il travaille ainsi à l’acceptance sociale de l’application du droit.

La référence explicite à la loi assure le respect de cette double programmation, dans la mesure où ce qu’elle prescrit a été politiquement décidé par le législateur comme étant juste. Mais quand le juge ressent la solution prescrite comme étant manifestement injuste, il reste tenu par cette double programmation dont il a été question plus haut: il doit donc élaborer une argumentation propre à convaincre que la non-application de la solution pré-scrite est juridiquement fondée sur une norme supérieure à celle à laquelle il veut refuser l’application; il le fait en recourant aux schémas de raisonnement que lui offrent les programmes normatifs des clauses générales; c’est pourquoi la référence à la justice peut demeurer souvent non dite. Cependant, s’il estime nécessaire de procéder ainsi, c’est qu’il a porté un jugement sur la solution légale pré-scrite, la considérant comme contraire à des valeurs à tel point profondément ancrées dans la société où il exerce ses fonctions qu’elle passerait comme gravement injuste. Il arrive ainsi à réconcilier droit et justice, mais il doit argumenter—motiver sa décision—pour convaincre.

4 Conclusion

4.1 Le Droit Comme Mise en Œuvre de la Politique de Justice

C’est évidemment à dessein que nous avons exposé des cas et des problématiques spécifiques à l’univers du droit: pour faire pénétrer le philosophe dans le laboratoire où le juriste transforme—ou plutôt tend, ou essaie de transformer le plomb des réalités dans l’or du droit, en présumant que cette alchimie le conduit à la justice. Cela nous a permis de mettre en évidence plusieurs points.

Le premier est le plus évident: le principe d’égalité exige que le semblable soit traiter de manière semblable, et le dissemblable de manière dissemblable, Cette formule est familière au juriste.Footnote 75 Mais elle doit être rendue plus explicite: juridiquement, elle devrait être exprimée ainsi: le principe d’égalité requiert que, lorsqu’il institue des catégories, le droit les distingue par des critères pertinents.

Il en résulte que la problématique du principe d’égalité est celle des critères de la pertinence. Suivant Olivier Jouanjan, nous avons dit que ce choix doit être fait en rapport avec l’objectif de la loi: la réglementation de l’accès à au barreau doit être fait par un critère tenant à la connaissance du droit et à la moralité des candidats, puisque l’institution doit offrir aux justiciables des garanties de professionnalité de l’accès à la justice—ce avec quoi le sexe n’a aucun rapport. Mais l’appréciation du rapport avec le sexe a évolué avec le temps: pertinence admise jusqu’au début du XXe siècle, non-pertinence depuis un siècle.

Deuxième point. On voit à cet exemple que la pertinence n’est pas seulement jugée selon l’objectif de la législation, mais en même temps en fonction des conceptions socio-économiques et culturelles de l’époque où ce jugement est porté. On peut penser que cette « importation» est indue, constituant un corps étranger dans le monde du droit, qui devrait être clos pour ne juger que par rapport ses propres critères. Mais, à y voir de plus près, elle est à vrai dire normale: le droit est un sous-système social et, en tant que tel, il doit s’intégrer dans la société dans son ensemble. C’est, en particulier, ce à quoi tend la double programmation que nous avons mise en évidence plus haut: elle exige la mise en rapport des deux programmes, le juridique et le social, de telle sorte que le second apparaisse conforme au premier. Il en résulte l’exigence d’un travail d’élaboration qui se manifeste par une argumentation—dans la motivation—propre à convaincre ce que, à la suite de Chaïm Perelman, nous appelons l’auditoire universel.Footnote 76 Le principe d’égalité, que le droit met en œuvre comme principe des égalités et inégalités pertinentes, demande à chaque fois un travail de production tissant ensemble des deux programmes pour être mis en œuvre; il ne s’applique pas nécessairement de par sa seule vertu.

Troisième point. Dans les Etats de droit, cette double programmation est assurée par les structures des pouvoirs étatiques qui les caractérisent: tout d’abord, évidemment, la répartition et la procéduralisation de l’exercice des pouvoirs étatiques, puis la publicité qui accompagne les décisions qu’ils prennent, par laquelle la société est informée aussi bien avant qu’après les prises de décisionFootnote 77; la liberté d’opinion, qui garantit le libre exercice de la critique.

Ces trois points forment un système, dans lequel le principe d’égalité évolue en même temps que l’histoire de la société où il est mis en œuvre par les choix politiques que cette société inscrit dans son droit. En d’autres mots, il est autre chez Aristote, Adam Smith, Kant ou Hegel, donc dans les philosophies du droit qui s’en inspirent. Ce n’est pas que le droit soit une simple superstructure; ses structures elles-mêmes résultent d’un choix politiqueFootnote 78 pour la réalisation de ce que la société conçoit comme juste au moment de son histoire.

Mais les choix législatifs ou judiciaires résultent des options qu’ouvrent les exigences de la double programmation, laquelle s’impose au législateur (lié par la constitution) aussi bien qu’au juge (lié, lui, par la constitution et la législation). En d’autres mots, l’un et l’autre doivent veiller à l’acceptance par la société des conceptions de la justice—la justice mise en œuvre par les catégorisations auxquelles ils procèdent dans l’exercice de leurs fonctions respectives. Et c’est en fonction de l’image qu’ils se font de cette acceptance qu’ils construisent les argumentations motivant leurs choix et qu’ils satisfont à l’exigence de rationalité du droit qu’ils posent.

Dans les sociétés démocratiques, l’acceptance vise les décisions prises tant par le législateur que par le juge. Il n’y a de difficultés que dans les situations conflictuelles dans lesquelles la société est divisée sur les options à prendre: l’autorité ne peut se contenter de reprendre une conception, elle doit trancher—soit suivre une opinion majoritaire qu’elle-même considère comme légitime, soit aller à son encontre dans une démarche qu’elle juge plus « juste». L’acceptance s’attache alors non seulement aux valeurs ainsi consacrées, mais aussi statut institutionnel de l’instance qui se prononce et à l’autorité « morale», au prestige politique dont elle jouit; c’est pourquoi de telles décisions sont prises par le législatif ou une cour suprême—ce sont des décisions de niveau macropolitique.

Il convient de bien marquer que cette dimension politique, alors micropolitique, se trouve aussi, dans l’activité juridictionnelle que nous appellerions volontiers ordinaire: chaque fois que le juge doit appliquer une notion juridique indéterminée (par exemple se montrer plus ou moins strict quant à l’appréciation des qualités d’un paysage ou d’un monument, ou reprenant ou non les dispositions d’un code privé de déontologie dans l’appréciation de l’existence d’une faute professionnelle), chaque fois surtout lorsqu’il décide de s’écarter d’une loi en référence à une clause générale.

4.2 La Justice, Unique et Plurielle

La juste égalité se révèle ainsi comme unique dans son exigence, constamment renouvelée dans son affirmation, mais plurielle dans sa mise en œuvre, dépendant des conceptions que, dans son historicité, la société s’en fait.

La justice dite dans les institutions n’est à ce titre qu’une manifestation de la justice comme exigence, parmi d’autres qui se sont exprimées historiquement: plutôt que d’une « justice» abstraite, déduite de principes théoriques, il faudrait parler de son humanité, dans les personnes des parlementaires et des juges comme êtres humains en même temps que législateur et juridiction comme fonction de ces êtres humains. Le législateur et le juge apparaissent ainsi comme une figure double,Footnote 79 une tête de Janus regardant d’un côté l’ordre juridique et de l’autre la société qui les investit de la charge de créer et de dire un droit juste.

Cette humanité de la mise en œuvre de l’exigence de justice n’en est pas une dévalorisation, ni même une sorte de péché originel, une imperfection fatalement inévitable. Elle est l’expression de l’historicité de toute société et, par conséquence, de toute réalisation de justes égalités. Il importe donc que la philosophie qui théorise la justice et le droit théorise également les contingences historiques—sociales, économiques, culturelles—qui transmutent l’or de l’exigence de l’exigence dans le plomb du droit, comme celui-ci transmute l’or des réalités dans le plomb du droit.