« Dès mon arrivée, on m’a emmené dans la salle de tribunal, dans la galerie du public, j’ai regardé de très loin donc tous ces personnages, le bloc des accusées d’un coté… les juges et les avocats de l’autre et au fond de la salle les interprètes derrière la paroi vitrée. J’ai regardé, n’en croyant pas mes yeux et me disant ce n’est pas possible, ce n’est pas humainement faisable, il doit y avoir un artifice quelconque (…) » (Elisabeth Kieffer Heyward).

1 Introduction

Dans le monde plurilingue d’aujourd’hui, il est tout à fait naturel de participer à une conférence internationale ou à un autre événement multilingue en écoutant les diverses interventions dans la langue de notre choix. L’interprétation permet d’assurer la communication par-delà les frontières linguistiques et culturelles, quel que soit le domaine du savoir. Dans ce contexte, on observe donc un effacement au moins temporaire de la barrière linguistique. Qui plus est, l’aspect technique de l’interprétation des débats ne représente plus à l’heure actuelle le moindre obstacle à la démonstration d’un phénomène autrefois inimaginable qui n’avait pas de précédent [cf. 31, p. 12]. En outre, nul n’ignore et ne s’étonne plus aujourd’hui de voir les cabines vitrées, placées au fond ou autour de toutes les salles de réunions ou de conférences internationales dans lesquelles on aperçoit les silhouettes des personnages hautement qualifiés qui, comme l’indique Durr [9, p. 67] peuvent, par ailleurs, avoir le statut « d’expert judiciaire » et qui mettent leur « stock de connaissances » et leurs compétences au service de la communication [9, p. 308]. Ce sont les interprètes qui assurent l’interprétation dite simultanée et qui, tout en restant dans l’ombre, sont les « artisans mystérieux et anonymes du constant miracle auquel chacun, aujourd’hui, trouve tellement normal de participer » [31, p. 13]. Or, il y a presque soixante-quinze ans, les premiers interprètes pratiquant l’interprétation simultanée étaient l’objet d’une grande admiration et bénéficiaient d’un important prestige et respect de la part du public émerveillé par leur performance extraordinaire et légendaire lors du procès des grands criminels de guerre à Nuremberg pendant lequel l’on avait introduit pour la première fois dans l’histoire la technique novatrice de l’interprétation simultanée en utilisant quatre langues de travail. C’est pourquoi « Nuremberg constitue la première école d’interprétation simultanée (…) fondée sur une pratique quotidienne et dominée par l’autoapprentissage tant en situation réelle, c’est-à-dire en cabine, qu’en équipe de réserve ou dans le public » [1, p. 260]. Pourtant, paradoxalement, il résulte des témoignages des interprètes et traducteurs analysés dans le cadre du présent article qu’en dépit de toute admiration et respect, ils n’ont pas été épargnés pour autant par la critique ni par l’ingratitude que suscitait leur travail ce qui leur faisait endosser le rôle de « bouc émissaire »Footnote 1 [31, p. 80; cf. 18]. Ainsi, leur chemin était parfois cahoteux et malheureusement peu de personnes lors du procès se rendaient compte que c’étaient « (…) des êtres humains, et non des automates dont l’érudition quasi-encyclopédique et le rare talent étaient mis à leur service » [31, p. 14]. Et ce d’autant plus que les interprètes travaillaient sous la pression constante du temps et de l’opinion publique, éprouvaient des sentiments et émotions contradictoires, luttaient constamment avec les difficultés techniques, mais surtout qu’ils menaient une bataille intérieure contre les contraintes de nature linguistique, psychologique et éthique.

Dans les pages qui suivent, nous visons à appréhender le procès de Nuremberg à travers les témoignages des interprètes et traducteurs qui y ont participé. En matière d’interprétation simultanée, ils étaient non seulement novices et inconnus du public, mais subissaient des pressions politiques et personnelles. Malgré les difficultés, ils devaient interpréter correctement, parfois improviser et surtout garder la neutralité en maîtrisant leurs émotions face aux souffrances et atrocités subies par les victimes du génocide, tout en ayant constamment à l’esprit leur propre expérience de la guerre. Pour certains des interprètes, c’était une rude école de la vie.

L’analyse des témoignages des interprètes et des traducteurs au procès de Nuremberg dévoilant les souvenirs et les expériences humaines, voire historiques des interprètes, constitue aujourd’hui une source d’inspiration d’une valeur inestimable pour le perfectionnement de la profession d’interprète.

Dans cette optique, il s’agira d’exposer dans cet article les problèmes auxquels étaient confrontés les interprètes lors de l’interprétation devant le Tribunal Militaire International à Nuremberg.

En premier lieu, nous nous pencherons sur les difficultés liées à la sélection et à la formation des interprètes à cette époque ainsi que les problèmes et aléas techniques subis par les interprètes.

Ensuite, nous aborderons les aspects des barrières liées à la nature humaine, à savoir les aspects psychologiques et éthiques du travail de l’interprète au procès de Nuremberg. Cette recherche se limite à l’analyse des témoignages de grands interprètes et traducteurs assurant la communication lors du procès de Nuremberg comme Peter Less, Siegfried Ramler, Leon Dostert, Patricia Vander Elst, Marie-France Skuncke, Elisabeth Kieffer Heyward, Armand Jacoubovitch tels qu’ils apparaissent à travers les extraits de leurs mémoires, les oeuvres biographiques ainsi que dans les extraits de souvenirs et de témoignages des membres de leurs familles. Par ailleurs, la présente analyse s’appuie sur un certain nombre de films documentaires, d’interviews ainsi que la littérature concernant le sujet en question.

Les résultats de nos recherches contribueront à approfondir l’état actuel de la recherche sur l’interprétation simultanée et surtout permettront de rendre hommage aux interprètes et traducteurs, irremplaçables en temps de guerre qui ont endossé le rôle de pionniers pour ouvrir la voie aux générations futures des interprètes. Du reste, notre analyse pourrait approfondir la recherche sur la notion d’émotions et de maîtrise du stress dans l’interprétation simultanée.

Enfin, nous allons présenter un cadre historique concernant ce procès qui a indéniablement frayé la voie à une justice pénale internationale. Cet aspect fera l’objet de la première partie de notre article. Dans la seconde partie, nous aborderons le procès de Nuremberg du point de vue linguistique en nous penchant sur la nécessité, voire un défi à l’époque, d’assurer la communication lors du procès grâce à une méthode encore inconnue du public, à savoir « l’interprétation simultanée ».

2 Le procès de Nuremberg—aperçu historique

On notera que le procès de Nuremberg, ou plutôt, les procès de Nuremberg, constituent le procès principal des grands criminels de guerre et les procès, dits « subsequent proceedings » qui s’en sont suivis contre les capitaines d’industrie, les juristes, les médecins et les chefs des camps de concentration (1945–1947) [cf. 20, p. 579].

Le 20 novembre 1945, soit 6 mois après la capitulation du Troisième Reich, s’est réuni à Nuremberg le Tribunal Militaire International (TMI)Footnote 3 pour juger et punir 22 hauts dignitaires des pays européens de l’Axe (dont Hermann Göring, Rudolf Hess, Joachim von Ribbentrop, Albert Speer et Wilhelm Keitel),Footnote 4 accusés de « crimes contre la paix, crimes de guerre, crimes contre l’humanité et d’un plan concerté ou complot pour commettre ces crimes ».Footnote 5 Le procès ne se déroula pas par hasard à Nuremberg. En effet, « Nuremberg était la ville où, à l’apogée du IIIe Reich, on célébrait la ‘fête du parti’ nazi, ainsi que le lieu où avaient été promulguées les premières lois contre les juifs.Footnote 6 Donc, le fait d’y juger les plus hauts responsables du régime nazi était empreint d’un symbolisme très particulier » [1, p. 227]. Dans cette ville, presque en ruines, au Palais de Justice sombre et « lugubre » [20, p. 580], miraculeusement épargné, dans « l’atmosphère surréaliste de l’après-guerre » [32, pp. 1–2] et dans une ambiance très tendue, les audiences se déroulaient pendant presque un an, du 20 novembre 1945 au 1er octobre 1946.

Comme l’a souligné le président du Tribunal, Geoffrey Lawrence, lors de l’ouverture du procès le 20 novembre 1945 :

« Le procès qui va commencer est unique dans les annales du droit mondial et d’une importance extrême pour des millions de personnes du monde entier. Pour ces raisons, à tous ceux prenant une part à ce Procès, incombe la grande responsabilité d’accomplir leur devoir sans crainte et sans partialité, selon les principes sacrés du Droit et de la Justice ».Footnote 7

L’ambition de Robert Jackson, juge à la Cour suprême des États-Unis, procureur général en 1945, était de préparer un procès impartial et équitable. Le procès de Nuremberg est donc unique, et ce pour plusieurs raisons [10, p. 1].

Tout d’abord, le procès de Nuremberg a contribué à l’émergence d’une juridiction pénale internationale et surtout à la définition de nouvelles catégories de crimes dans le droit international pénal. En effet, pour la première fois ont été définis par l’Accord de Londres, dans l’article 6 du Statut du Tribunal Militaire International,Footnote 8 les trois catégories de crimes ci-après :

  1. (a)

    Les crimes contre la Paix, c’est-à-dire la direction, la préparation, le déclenchement ou la poursuite d’une guerre d’agression, ou d’une guerre en violation des traités, assurances ou accords internationaux, ou la participation à un plan concerté ou à un complot en vue de l’accomplissement de l’un quelconque des actes qui précèdent ;

  2. (b)

    Les crimes de guerre comprenant l’assassinat, les mauvais traitements ou la déportation des populations civiles des territoires occupés en vue de travaux forcés ou en vue de la réalisation de tout autre but, l’assassinat ou les mauvais traitements des prisonniers de guerre ou des personnes en mer, l’exécution des otages, le pillage des biens publics ou privés, la destruction sans motif des villes et des villages ou la dévastation non justifiée par les exigences militaires ;

  3. (c)

    Les crimes contre l’Humanité : c’est-à-dire l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en lien avec ce crime.

    Les dirigeants, organisateurs, provocateurs ou complices qui ont pris part à l’élaboration ou à l’exécution d’un plan concerté ou d’un complot pour commettre l’un quelconque des crimes ci-dessus définis sont responsables de tous les actes accomplis par toutes personnes, en exécution de ce plan (…).

Ensuite, le procès de Nuremberg a introduit un nouveau type de procédure judiciaire reflétant un compromis entre la procédure accusatoire de la common law et la procédure inquisitoire de tradition civiliste [25, p. 225; 10]. Les vainqueurs, à savoir les nations alliées (Grande-Bretagne, France, États-Unis, Union Soviétique) ont été représentés juridiquement par deux juges et le ministère public a été divisé en quatre délégations, une pour chaque nation alliée, qui se sont réparties la présentation des chefs d’accusation (crime contre la Paix, cimes de guerre, crimes contre l’Humanité et complot).

En outre, pour la première fois dans l’histoire du système judiciaire, le procureur a introduit des images comme preuve en audience « pour établir des faits incroyables au moyen de preuves crédibles » [10, p. 1]. C’est ainsi que plusieurs films ont été projetés au cours du procès. L’accusation a présenté le 29 novembre 1945 le film sur les camps de concentration, monté à partir d’extraits de bandes filmées par l’armée américaine lors de la libération des camps et le film intitulé « Le Plan nazi », présenté en décembre 1945 et réalisé sur la base d’extraits de bandes tournées par les gardiens SS dans les camps de concentration, donc par les nazis eux-mêmes [10, p. 1]. Ces projections de films avaient pour objectif confronter les accusés aux atrocités commises [cf. 10, p. 2].

En définitive, le procès de Nuremberg apparaît comme un procès « pour l’histoire ». Le procureur Robert Jackson a pris l’initiative de filmer les audiences afin de conférer à ce procès un caractère d’archive historique [10, p. 2] en soulignant que « Il faut dans notre tâche, que nous fassions preuve d’une objectivité et d’une intégrité intellectuelle telles que ce procès s’impose à la postérité comme ayant répondu aux aspirations de justice de l’Humanité » [10, p. 8]. Certes, le procès de Nuremberg marque un tournant décisif dans l’histoire de nations, mais

« Le plus important, cependant, est le fait que le procès de Nuremberg, limité aux crimes commis par l’ennemi vaincu, a créé une barrière irrésistible à une enquête complète et impartiale sur les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. Dans l’opinion publique, il a suscité une conviction durable que de tels crimes, par définition, ne pouvaient pas être commis par quiconque agissant au nom des Alliés » [7, p. 1122]Footnote 9 (trad. PNK).

Néanmoins, les procès n’ont pas été épargnés par la critique de juristes, de journalistes ou de l’opinion publique. En effet, les débuts de la justice pénale internationale soulèvent des enjeux à la fois politiques, juridiques et historiques, mais aussi les tensions et paradoxes qui leur sont associés. En effet,

« La création de la première juridiction pénale internationale a posé non seulement la question de la légimité du droit à juger des crimes d’une telle ampleur, mais encore sa capacité à le faire, tant les catégories pénales ordinaires—telle que la proportionnalité entre le crime et sa sanction—sont apparues dérisoires. Si l’une des fonctions du procès pénal est de sanctionner les criminels en les condamnant à une peine proportionnée au crime, comment juger ceux de Nuremberg ? Quelle peine et quelle réparation est-il possible d’imaginer ? » [29, p. 21].

De nombreux juristes étaient fortement préoccupés par le fait que les accusations avaient le caractère ex post facto, au mépris du principe « Nullum crimen sine lege » et éprouvaient « une méfiance instinctive à l’égard du procès ‘révolutionnaire’ et de ses prétentions édificatrices » [29, p. 11]. Certains, qui se sont exprimés par un votum separatum n’avaient jamais accepté l’argument du juge Jackson selon lequel le Tribunal international a contribué au développement du droit pénal international.

En outre, il a été reproché aux juges le manque d’indépendance et d’impartialité. En effet, les puissances alliées elles-mêmes ont déjà fixé dans la Charte de Londres (1945) les conditions relatives au format et au déroulement de la procédure et elles ont aussi nommé les juges et les procureurs selon les règles et dans le lieu choisi par elles ce qui « était une mauvaise pratique juridique et leur a valu une mauvaise renommée » [7, p. 1122].Footnote 10 Certains opposent à cette critique l’argument selon lequel le fondement juridique du procès a déjà été discuté pendant la guerre, lors de la troisième conférence de Moscou. Ainsi, la Déclaration de Moscou, signée le 30 octobre 1943 par trois puissances alliées « au nom de trente-deux Nations Unies », connue aussi sous le nom de la « Déclaration de Quatre Nations » peut être considérée comme une « convention précurseur » de l’Accord de Londres [30, p. 16].Footnote 11 Dans alinéa 2 de cet avertissement solennel adressé aux auteurs « d’atrocités, massacres et exécutions », on peut lire : « Prévenons ceux qui jusqu’à présent n’ont pas trempé leurs mains dans le sang innocent qu’ils craignent de rejoindre les rangs des coupables, parce qu’il n’est pas douteux que les trois puissances alliées les poursuivront jusqu’aux confins de la Terre pour les remettre aux mains de leurs accusateurs de façon que justice soit rendue ». De plus, on notera que la Déclaration de Quatre Nations prévoyait de ramener les criminels dans le pays où ils ont commis leurs crimes pour y être jugés. Cette déclaration constitue donc l’une des bases légales des tribunaux internationaux et nationaux chargés de juger les criminels nazis après la guerre. Enfin, quant aux journalistes, paradoxalement, ils n’étaient pas unanimes sur ce point. Il est frappant que, Seaghan Maynes, correspondante participante au procès, affirme que « Le procès (…) était un simulacre de procès. Ce n’était pas un procès conforme à la procédure, mais un procès motivé par la vengeance. C’est mon avis personnel et je pense qu’il était partagé par de nombreux autres correspondants » [14, p. 146].Footnote 12

Pour contrer ces allégations, nous voudrions attirer l’attention sur les intentions de Robert Jackson qui souligne dans sa déclaration à l’ouverture du procès que : « Il est vrai que le statut de la Cour n’est fondé sur aucun précédent juridique, mais le droit des peuples est plus qu’une collection savante de principes abstraits et immuables. C’est le résultat de conventions internationales et de coutumes reconnues ».Footnote 13

Dans cette optique, nous tenons à relancer la réflexion en attirant l’attention sur les propos de Hannah Arendt qui, dans une lettre adressée à Karl Jaspers en 1946Footnote 14 affirme que la monstruosité du crime contre l’humanité vient de ce que « contrairement à toute faute criminelle, [il] dépasse et casse tous les ordres juridiques (…) » [13, p. 9]. Selon elle, « il est dans la nature de ces cas que les seuls instruments dont nous disposons soient ceux de la loi pour juger et condamner ce que ni les concepts juridiques ni les catégories politiques ne permettent même de représenter de manière adéquate » [13, p. 9]. En effet, juger les crimes contre l’humanité constitue une question épineuse, voire une mission impossible pour le droit et la justice.

À cette mission quasi impossible, s’ajoute une autre mission, également presque irréalisable, c’est-à-dire la mission d’assurer la communication en quatre langues aux besoins des magistrats, du public ou des médias lors du procès. L’interprétation simultanée et les premiers « simultanistes », appelés parfois assez péjorativement « téléphonistes » ou « perroquets », jouerons les premiers violons dans cet événement à l’échelle mondiale. Les faits et mythes liés à cette entreprise pionnière seront exposés dans la partie qui suit.

3 L’interprétation devant le Tribunal Militaire International à Nuremberg—faits et mythes

Le début de l’interprétation de conférence en mode consécutif peut être lié à la première Conférence International du Travail tenu en 1919 à Washington.

Comment garantir la communication lors d’un procès pour quatre nations, en quatre langues, et en plus, pour que l’opinion publique le comprenne ? C’était une tâche extrêmement importante et exigeante de « faciliter la communication entre les accusés (allemands), les témoins (d’origines diverses) et le Tribunal, composé de quatre pays mentionnés. Il fallait aussi assurer le contact entre les membres du Tribunal et assurer la compréhension du public et de la presse » [1, p. 226]. Outre la communication verbale, il était nécessaire de traiter un volume extrêmement important de preuves et de témoignages écrits qui devaient être traduits au préalable en différentes langues pour que tous les participants puissent les comprendre [1, p. 226]. Cette entreprise, d’assurer la communication linguistique et juridique à Nuremberg, presque impossible, a été confié au colonel Léon Dostert, parfaitement bilingue, ancien interprète du général Eisenhower. En effet, à cette époque, l’interprétation simultanée comme le souligne Skuncke [32, p.1] « était à ses balbutiements ». D’ailleurs, pour les membres du Tribunal et même pour les interprètes il était inimaginable que « les traductions puissent se faire au rythme des délibérations » [1, p. 229].

Il est à noter que André Kaminker, l’un de grands interprètes de l’entre-deux-guerres, avait inventé la méthode de traduction simultanée, utilisé lors de l’interprétation en 1934 à la radio française du grand discours de Hitler à Nuremberg) [12, p. 5]. Grâce au témoignage de sa fille, Simone Signoret [33, p. 206], nous savons que Kaminker était plutôt sceptique quant à l’utilisation de cette méthode d’interprétation lors du procès. Selon lui, les accusés et les orateurs devraient s’assurer que les traductions de leurs témoignages étaient exactes. Or, l’interprétation simultanée ne le garantit pas. Il a exprimé son scepticisme dans les termes suivants :

« Lorsque le procès de Nuremberg est venu, procès qui, s’il m’était permis de le dire, semblait théoriquement, humainement tout au moins, être le dernier endroit où l’on pouvait introduire l’interprétation simultanée, parce que les hommes jouaient leur tête, et qu’il était impossible pour eux de suivre et de contrôler—ce qui est évidemment le gros reproche que l’on peut faire à la simultanée—on l’a introduite tout de même » [12, pp. 13–14].

Pourtant, le colonel Dostert n’avait aucune autre possibilité, « la simultanée était une nécessité absolue. Il fallait innover, improviser » [32, p. 1]. Tout d’abord il fallait bien sélectionner les interprètes et les traducteurs, munis surtout d’une vocation et d’un talent professionnel [1, p. 239].

3.1 Les difficultés liées à l’interprétation lors du procès à Nuremberg

À titre liminaire, il convient de remarquer que l’interprétation simultanée lors du procès de Nuremberg posait certaines difficultés intrinsèques qui feront l’objet de la partie suivante du présent article. Les problèmes apparaissent déjà lors de l’étape de la sélection des interprètes dont l’objectif consistait à choisir les interprètes ayant des compétences requises, capables d’affronter cette tâche particulièrement ardue et à les former le plus rapidement possible. En réalité, les interprètes se « retrouvent » dans des cabines, dans la plupart des cas sans expérience, obligés d’affronter les difficultés techniques et, surtout, les difficultés psychologiques et de nature éthique.

3.1.1 La sélection, les compétences exigées et la formation de futurs interprètes et traducteurs

La sélection d’interprètes et de traducteurs pour Nuremberg se déroulait en deux étapes [12, pp. 15–16]. Les candidats ont été testés en matière de compétences linguistiques d’abord dans leurs pays d’origine et les candidats sélectionnés ont ensuite été envoyés à Nuremberg où Dostert les testait en interprétation simultanée, balbutiante à l’époque. Le recrutement initial commençait aux États-Unis, car il leur appartenait d’organiser et de financer les services linguistiques à Nuremberg. Selon Gaiba [12, p. 22], l’interprétation simultanée dans sa forme d’aujourd’hui n’existant pas à l’époque du procès, il n’existait pas non plus de critères établis permettant de sélectionner les candidats. Finalement, les critères pris en compte dans le processus de sélection à Nuremberg étaient basés sur des critères similaires à ceux de l’interprétation consécutive. Comme le souligne Alfred Steer [1, p. 237], directeur administratif de la Division linguistique de Nuremberg, chargé de la sélection, le candidat interprète de simultanée devait justifier d’une préparation linguistique et culturelle qui était primordial :

« the work requires an extraordinary high level of cultural and educational background and a vocabulary capable of coping with perfect facility in at least two languages with such widely varying subjects as law, medicine, art and current history. Persons with a professional background, especially in law, have been found best (…) »

« le travail exige un niveau culturel et éducatif extraordinairement élevé et un vocabulaire qui permet de s’exprimer avec une parfaite aisance dans au moins deux langues, dans des domaines aussi variés que le droit, la médecine, l’art et l’histoire contemporaine. Il s’est avéré que ceux ayant une formation professionnelle, notamment en droit, étaient les meilleurs (…) » (trad. PNK).

Dans la deuxième étape, au-delà de la connaissance exceptionnelle des deux langues et d’un vaste bagage culturel et éducatif, les recruteurs des interprètes, Albert Steer et Peter Uiberall [12, pp. 22–23] recherchaient d’autres qualités chez les candidats telles que la capacité de s’orienter en situation réelle, de rester calme et de maîtriser le stress. Comme le dit Steer [14, p. 38], les candidats interprètes devaient avoir les nerfs d’acier et un don d’autocontrôle pour ne jamais bégayer ni s’arrêter pendant l’interprétation.

Il va de soi bien sûr, qu’outre compétences linguistiques, culturelles et les capacités d’agir sous la pression et le stress, les interprètes devaient avoir les connaissances nécessaires en droit et dans d’autres domaines de connaissances [cf. 17, p. 200]. Siegfried Ramler, dans son exposé présenté à Washington en 2010, souligne qu’en tant qu’interprètes judiciaires, ils ont été confrontés à de nombreux défis terminologiques. Ils devaient connaître la terminologie spécialisée, dont la terminologie militaire, médicale et juridique. Pour se préparer à l’avance et relever ce défi, ils ont essayé de s’informer avant de passer en salle d’audience. Comme le souligne Marie-France Skuncke [32, p. 1] :

« Le gros problème, c’était naturellement la formation (…). La plupart avaient une certaine formation en consécutive ou un peu d’expérience pratique, toujours en consécutive, parfois les deux. Moi-même, diplômée de l’École d’Interprètes de Genève en mars 1944, j’avais travaillé deux fois à de brefs congrès, et un mois auprès de l’armée française d’occupation à Berlin. Je n’avais jamais fait de simultanée. Engagée comme interprète à Nuremberg, j’arrivai en janvier 1946. Je passai plusieurs semaines au service de traduction, tenue de m’exercer le plus possible dans la salle d’audience, sur le vif, dans la galerie du public, et de participer à des exercices spéciaux de simultanée en dehors des audiences. Au bout de deux mois environ, je me retrouvai en cabine, en situation réelle ».

En pratique, et quand bien même il y existait des critères précis, le processus de sélection des premiers interprètes était davantage basé sur l’intuition des recruteurs que sur un système élaboré d’examens qui n’existait pas, puisque la modalité d’interprétation était nouvelle et que l’on n’avait pas le temps de le créer au vu de l’urgence du procès [1, p. 234]. Non seulement il était extrêmement difficile de trouver des personnes à sélectionner pour Nuremberg, mais aussi de trouver parmi les personnes retenues celles qui allaient devenir les interprètes [12, p. 15]. En effet, il était fréquent qu’un interprète sélectionné, malgré la préparation linguistique et culturelle, fût incapable d’agir en situation réelle. Comme le raconte Alfred Steer, pendant un an à Nuremberg, il a testé 400 candidats interprètes et une des meilleures pépinières et source de talents était la centrale téléphonique de Paris, car ses employés avaient l’habitude de répondre à des conversations rapidement et dans de nombreuses langues [14, p. 39; 1, p. 235]. Or s’agissant des interprètes expérimentés, il affirme que seulement cinq parmi cent interprètes expérimentés en interprétation consécutive étaient en mesure de travailler à Nuremberg, car il leur manquait deux qualités de base : la capacité de maîtriser leur nervosité et celle de parler pendant qu’ils écoutaient [14, p. 39; 1, p. 235].

Qui étaient les grands interprètes et traducteurs sélectionnés pour travailler à Nuremberg ? Selon Baigorii-Jalón [1, p. 255], nous pouvons dégager un certain nombre de caractéristiques générales de ce groupe. En premier lieu, ils étaient multilingues et multiculturels, car les conditions politiques, sociales et économiques de l’entre-deux-guerres les avaient confrontés aux langues et à des environnements diversifiés. En second lieu, c’était une équipe provenant de milieux sociaux variés, mais ayant fait des études secondaires et supérieures, souvent dans des langues différentes et surtout dans des endroits hétérogènes. En outre, sauf quelques exceptions ils n’avaient aucune formation professionnelle pour devenir interprètes avant de venir à Nuremberg. En effet, les interprètes issus d’une école d’interprétation étaient en minorité.Footnote 16 D’après Cross [6, p. 7], « les interprètes, même chevronnés et/ou expérimentés, ne pouvaient pas accéder aux diplômes, aucune école officielle n’existant pour sanctionner leurs compétences ». En outre, les interprètes expérimentés ne travailleraient pas à Nuremberg pour plusieurs raisons (p.ex. emploi auprès des organisations internationales, combinaisons linguistiques, etc.) et ceux qui ont relevé le défi étaient des jeunes débutants téméraires. Pour la plupart, Nuremberg était leur premier travail. C’est le cas de Patricia Vander Elst (21 ans), Siegfried Ramler (22 ans) ou Peter Less (25 ans). Novices, sans expérience, curieux du monde, ils arrivaient à Nuremberg, attirés par l’inconnu. En réalité c’était une rude école de la vie. Comme le souligne Patricia Vander Elst [37, p. 1] :

« With the ink of my degree scarcely dry, I set out for Nuremberg. It was my first job and, though I did not know it at the time, also my biggest. I went into it with the innocent enthusiasm of my 21 years, looking forward to the freedom from home, the glamour of a foreign assignment and the lure of the unknown. Four months later, the Trial over, I left: ten years older, a great deal wiser, and, indeed, an interpreter »

« L’encre de mon diplôme à peine sèche, je suis partie pour Nuremberg. C’était mon premier travail et, même si je ne le savais pas à l’époque, c’était aussi le plus grand défi de ma carrière. J’y suis allée avec l’enthousiasme innocent de mes 21 ans, impatiente de m’émanciper de ma famille, séduite par le prestige d’une mission à l’étranger et par l’attrait de l’inconnu. Quatre mois plus tard, le procès terminé, je suis partie : une femme dix ans plus âgée, beaucoup plus avisée et transformée en une véritable interprète » (trad. PNK).

S’agissant de la formation de futurs interprètes et traducteurs à Nuremberg, ce processus reposait en grande partie sur l’improvisation et n’avait rien à voir avec la formation professionnelle des interprètes d’aujourd’hui. Les personnes sélectionnées au préalable ont été dans la deuxième étape testées à Nuremberg en pratique pendant une brève période de formation donnée par les personnes responsables des langues du Secrétariat du Tribunal dans le « feu de l’action, en cabine, en situation réelle » [1, p. 234]. Afin de permettre aux interprètes et traducteurs de vivre l’expérience d’un tribunal pour crimes de guerre, les essais d’interprétation simultanée avaient lieu au dernier étage de l’édifice de Palais de Justice, dans une salle d’audience simulée. Comme le décrit Peter Uiberall [14, pp. 42–43] :

« We were given a space in the attic of the court-house, and in there we set up a mock court-room (…). We played various roles, which have had to guess at because nobody had seen a war crimes trial before. Some of us played the prosecutors, defence counsel, witnesses, and so on, making up the text, while others among us were doing the interpreting into the microphones ».

« On nous a donné un espace dans le grenier du palais de justice où nous avons mis en place une salle d’audience improvisée (…). Nous avons joué divers rôles et avons fait preuve d’imagination parce que personne n’avait assisté à un procès pour crimes de guerre auparavant. Certains d’entre nous jouaient les procureurs, les avocats de la défense, les témoins, etc. en improvisant les propos, tandis que d’autres parmi nous faisaient l’interprétation en utilisant les microphones » (trad. PNK).

Outre les exercices de simulation en simultanée, lorsque le procès a commencé, les interprètes ont été également formés en travaillant au cours du procès. Alfred Steer souligne qu’il y avait trois équipes dont une s’entraînait en interprétant dans la salle d’audience pendant que la seconde équipe (équipe de réserve) travaillait dans la salle voisine à celle où se déroulait le procès et à partir de laquelle les interprètes pouvaient suivre les débats grâce à la transmission audio et remplacer à tout moment un collègue éprouvant les difficultés.

Enfin, la troisième équipe pouvait prendre du repos ou étudier les transcriptions, car « leur donner le temps de se calmer était la chose la plus importante »Footnote 17 [14, pp. 38–39]. Comme l’indique Peter Uiberall, un des contrôleurs et chefs des interprètes [14, p. 45], la troisième équipe regroupait des réviseurs et était chargée essentiellement de réviser les transcriptions déjà sténographiées, de réécouter l’enregistrement de l’original, de vérifier et de corriger les erreurs éventuelles dans la première version établie à partir des enregistrements des paroles de l’interprète. En outre, « certains interprètes, attachés aux délégations nationales, avaient aussi pour tâche d’assurer en cas de besoin l’interprétation consécutive des interrogatoires bilatéraux de témoins » [20, p. 591].

Il est à noter que la division du travail en équipe « permettait aux deux groupes qui n’étaient pas dans la salle du tribunal de s’entraîner mentalement, d’écouter des collègues en action pour se familiariser avec les techniques et le vocabulaire employé ou de façon générale avec les dessous du procès » [1, p. 240].

Selon Uiberall, la vitesse de l’interprétation constituait un des problèmes majeurs pendant le procès. Pour pouvoir la contrôler, un système de voyants a été utilisé : jaune pour ralentir et rouge pour arrêter complètement l’interprétation. C’est également la raison pour laquelle la fonction du contrôleur chargé de vérifier si les interprètes suivaient les débats a été créée [14, pp. 42–43; cf. 35, p. 219]. En outre, si l’interprète avait un problème avec la vitesse lors de l’interprétation, le contrôleur pouvait modérer la vitesse de l’orateur ou quand il « perdait pied », le contrôleur lui-même pouvait le remplacer immédiatement [cf. 14, p. 43; 1, p. 241]. En cas de fatigue ou de difficultés récurrentes, le contrôleur effectuait le remplacement en faisant appel à un interprète de réserve.

Pour terminer cette partie portant sur la sélection, les compétences exigées et la formation de futurs interprètes et traducteurs, il nous semble utile d’insister encore une fois sur le fait que les interprètes au procès de Nuremberg n’avaient en général pas de formation spécialisée préalable, mais qu’ils étaient novices en interprétation simultanée et « la qualité de leur interprétation se perfectionnait chemin faisant » [32, p. 2].

Dès lors, il n’était pas étonnant que de nombreux candidats n’aient pas été sélectionnés et que certains parmi ceux qui l’avaient été n’aient pas résisté et aient dû être remplacés. Nous pouvons parler d’un vrai flot incessant des partants et des arrivants dans les équipes [20, p. 580]. Parmi les raisons de cet échec, Baigorii-Jalón [1, p. 237] cite l’insuffisance de la préparation linguistique et culturelle, la confrontation avec des criminels lors des débats, voire tout simplement l’excès de pudeur de la part de certains interprètes [cf. 1, p. 237].

En définitive, tous les interprètes à Nuremberg devaient faire face aux aléas techniques et aux conditions de travail extrêmement exigeantes résultant d’une méthode de travail inédite.

3.1.2 Les difficultés techniques et les conditions de travail

Avant 1945, l’interprétation simultanée telle que nous la connaissons aujourd’hui, n’existait pas. S’agissant de l’équipement technique utilisé lors du procès de Nuremberg, il était composé d’un système d’écouteurs et de microphones, proposé par la société IBM, appelé système Filene-Finlay permettant à l’interprète de parler en même temps que l’orateur et « au point de vue technique (…) bien que lourd par rapport à ce qu’on connaît aujourd’hui, donna parfaitement satisfaction malgré une définition du son insuffisante » [20, p. 586].

« Le rythme de travail des interprètes était réglé comme du papier à musique » [32, p. 2]. S’agissant de la charge de travail, les trois équipes A, B et C, chacune composée de 12 interprètes, quatre cabines : anglaise, russe, allemande et française. Dans chaque cabine, il y avait trois interprètes, chacun interprétant dans sa langue maternelle à partir de l’une des trois autres langues de travail. L’horaire d’une journée type était le suivant : le matin, l’équipe A travaillait pendant 45 min en cabine alors que l’équipe B écoutait les débats derrière dans la salle d’audience, dans la salle 606. En milieu de matinée, le changement de l’équipe avait lieu : l’équipe B travaillait dans la cabine et l’équipe A dans la salle 606. L’audience était levée à midi et le même scénario se déroulait l’après-midi. Le même jour, l’équipe C se reposait alors toute la journée pendant que deux équipes sur trois travaillaient. Ainsi, les interprètes avaient un ou deux jours de repos par semaine et les week-ends [32, p. 2]. En outre, certains des interprètes intervenaient aux interrogatoires des accusés en dehors des audiences régulières du Tribunal.

Ce système astucieux de roulement pratiqué à Nuremberg « fut un précurseur du roulement introduit plus tard, bien que selon des modalités différentes, dans le système de l’ONU et des institutions spécialisées » [20, p. 591].

En ce qui concerne les conditions de travail des interprètes, certains facteurs et paramètres tels que la température, la qualité de l’air et les conditions acoustiques dans les cabines pouvaient constituer une source de stress physique [cf. 24, p. 534]. Trois interprètes devant se partager une même cabine et le même microphone, la température dans les cabines était évidemment plus élevée que dans le reste de la salle. Le microphone étant fort volumineux et muni d’un pied lourd sans mécanisme permettant de le fermer pour tousser, il était aussi source d’inconfort. Les écouteurs étaient énormes et peu commodes, montés sur un large bandeau qui s’ajustait sur la tête [1, p. 231]. Ajoutons à cela des bruits et murmures des collègues passant près des cabines ouvertes dans leurs parties supérieures qui augmentaient encore plus la tension nerveuse des interprètes. Les propos d’Elisabeth Kieffer Heyward illustrent parfaitement les conditions de travail dans les cabines :

« Nous n’avions qu’un microphone pour les trois interprètes de la même langue, et le microphone très lourd qui avait l’air d’une grenade à main et qu’il fallait donc se le passer très vite. Nous étions divisés en équipes selon les langues, le son devait être épouvantable, parce que nous étions assis trois par langue pour l’anglais, le russe et l’allemand vers le français, je parle de mon groupe à moi. Ensuite venaient toutes petites parois en verre comme celles qui separaient autrefois les casiers dans les banques (…). J’étais complètement braquée sur le travail lui-même et sur l’aspect technique du travail (…) » Footnote 18 (transcription littérale du document vidéo PNK).

En somme, surmonter le trac et se concentrer sur l’interprétation dans ces conditions correspondait à un effort considérable.

3.2 Les aspects psychologiques du travail de l’interprète et du traducteur au procès de Nuremberg

Ces dernières années, les facteurs psychoaffectifs, c’est-à-dire ceux relatifs aux traits psychologiques et aux émotions semblent gagner en attractivité dans les recherches concernant l’interprétation [3, 5, 11, 15, 19, 21, 22, 24]. Dans les recherches empiriques plus particulièrement, les aspects physiologiques et psychologiques du stress dans l’interprétation simultanée sont de plus en plus exploré. En effet, l’interprétation simultanée est pour les interprètes synonyme de stress au travail. Cela s’explique par des facteurs comme, p. ex., la charge d’information constante, la concentration intense requise, la gymnastique intellectuelle et la vivacité d’esprit nécessaire sous la pression du temps, un environnement défavorable de « l’aquarium » à moitié ouvert [cf. 24, p. 1]. La résistance au stress et la personnalité forment le profil psychologique de l’interprète et, par conséquent, déterminent le processus et le résultat attendu de l’interprétation. En effet, « l’interprète travaille constamment sous tension et doit posséder une endurance hors pair sous peine de devenir tôt ou tard la victime de ses nerfs » [36, p. 62]. Aujourd’hui nul ne doute que la gestion du stress et les « nerfs d’acier » [14, pp. 38–39] en toutes circonstances ainsi que la maîtrise de soi aient été des facteurs fondamentaux dans le travail des interprètes à Nuremberg où la pression était forte non seulement pour suivre le rythme des échanges, mais aussi pour se montrer à la hauteur de la tâche, et surtout devant le public et l’opinion internationale. Ainsi, les interprètes de Nuremberg ont été exposés à un stress psychologique énorme qui provenait de différentes sources.

Tout d’abord, on observera que les interprètes de Nuremberg étaient sous le feu de la critique continue provenant non seulement du public, mais aussi des orateurs, parfois des juges, des procureurs, voire des accusés eux-mêmes [34, p. 102]. Les participants au procès pouvaient suivre les débats et interrompre les interprètes. La plupart des personnes n’étaient pas conscientes du rôle de l’interprétation, ce qui va de pair avec un manque de compréhension et de valorisation du travail des interprètes, car en général, « de toutes les professions intellectuelles, rares sont celles qui suscitent autant d’incompréhension et de malentendus que l’interprétation » [23, p. 1]. En effet, pendant le procès de Nuremberg, comme le signalent Bowen et Bowen [4, p. 77] : « S’il y a une leçon majeure à tirer de cette première utilisation à grande échelle de l’interprétation simultanée, elle consisterait à constater que les parties ne restent pas passives dans le processus de communication, mais qu’elles peuvent le faire avancer ou le gêner ».Footnote 19

Au Palais de Justice de Nuremberg, le stress des interprètes était accompagné d’une crainte d’être critiqué publiquement par les juges ou les procureurs qui n’hésitaient pas à réprimander des interprètes, comme par exemple, le procureur Norman Brickett :

« (…) translators are a race apart—touchy, vain, unaccountable, full of vagaries, puffed up with self-importance of the most explosive kind, inexpressibly egoistical (…) » [12, p. 89].

« (…) les traducteurs sont une race à part : sensibles, vaniteux, imprévisibles, capricieux, imbus de leur personne et d’un caractère présomptueux et explosif, incroyablement égoïstes (…) » (trad. PNK).

Même le président du TMI a publiquement critiqué les interprètes et a suggéré les façons de faire l’interprétation. À ce propos, Gaiba rapporte l’anecdote suivante [12, p. 82] :

« The judge (…) gave the interpreter a going-over in front of everybody saying, ‘Now, look there, I want you to translate, I say, exactly. Do you understand’? The interpreter nodded, and the judge signaled to me to proceed, saying, ‘Yes, Mr. Pine?’, whereupon the interpreter sad,‘Ja, Herr Tannenbaum ?’ ».

« Le juge (…) a sermonné l’interprète devant tout le monde en disant : ‘Alors, écoutez bien, je veux que vous traduisiez ce que je dis de manière exacte. Avez-vous compris ?’ L’interprète a hoché la tête et le juge m’a fait signe de continuer en disant : ‘Oui, monsieur Pine ? ’ Sur quoi l’interprète a dit, ‘Oui, monsieur Sapin ?’ » (trad. PNK).

Dans ce contexte, les mots d’une valeur intemporelle de Jean Herbert évoqués par l’un des interprètes Stefan Priacel [31, p. 80], doivent être rappelés pour montrer le revers de la médaille du travail de l’interprète accomplissant le rôle moins valorisant du « bouc émissaire » :

« L’interprète de séance a un rôle beaucoup moins flatteur, mais tout aussi utile, c’est de servir à l’occasion de bouc émissaire. Lorsqu’un délégué s’aperçoit trop tard qu’il a eu tort de dire quelque chose ou qu’il aurait dû le dire autrement, et que les réactions de son auditoire sont plus mauvaises qu’il ne l’avait prévu, il juge parfois opportun d’en rejeter la responsabilité sur l’interprète en l’accusant d’avoir mal traduit ».

Malheureusement le rôle de « bouc émissaire » dévolu à l’interprète était manifeste dans la salle d’audience lors du procès de Nuremberg.

En outre, le procès était particulier, car parmi les accusés il y avait de nombreux polyglottes qui ont aussi corrigé les interprètes dans la salle d’audience et cela aussi a engendré le stress chez les interprètes. On peut l’illustrer par un exemple rapporté par Peter Less alors qu’il traduisait le général de la Luftwafe, Erhard Milch parlant du docteur Sigmunt Rascher, médecin et instigateur des expérimentations sur l’humain :

« (…) once I made a big mistake and almost caused World War III. It was over a word—a name, actually—‘Rascher’ The question was: ‘What did Rascher do?’ and I translated: ‘What did Russia do?’ The Russian officer immediately jumped up, shook his hands in the air, and said: ‘WHAT?! What are you involving Russia for?’ I then had to explain that I meant the German General Rascher, not Russia the country, and apologized » [16].

« (…) une fois, j’ai commis une grave erreur et ai presque provoqué la troisième guerre mondiale. C’était sur un mot—un nom, en fait—‘Rascher’. La question était ‘Qu’a fait Rascher ?’ et j’ai traduit : ‘Qu’a fait la Russie ?’ L’officier russe a immédiatement sursauté et a levé les bras au ciel en disant ‘QUOI ?! Pourquoi impliquez-vous la Russie ?’ J’ai ensuite dû expliquer que je parlais du général allemand Rascher, et non de la Russie, et je me suis excusé » (trad. PNK).

Parfois, pendant le procès, certains des accusés se faisaient remarquer plus que les autres. Hermann Göring dont le comportement contrariait non seulement les interprètes, mais aussi les juges restera longtemps dans l’histoire [cf. 35, p. 75; 12, p. 77]. En effet, Göring qui maîtrisait parfaitement la langue anglaise avait corrigé à plusieurs reprises les imperfections de l’interprétation. Il a aussi remporté la victoire dans la joute verbale et les discussions qui l’opposaient au juge Jackson pendant les contre-interrogatoires [1, p. 246, et 12 p. 77]. À ce sujet, on citera une erreur flagrante qui n’a pas échappé à la vigilance de Göring concernant le plan « Freimachung des Rheins », traduit par « La libération du Rhin » :

« M. JUSTICE JACKSON

Et vous trouverez aussi : Ces préparatifs comprennent en particulier, les suivants : a et b sont sans importance sur ce point ; c) préparatifs pour la libération du Rhin…

ACCUSÉ GÖRING

Oh non ! vous faites une grave erreur. Le mot original en allemand signifie préparation pour la libération du Rhin ; c’est une question de préparation technique qui n’a rien à voir avec la libération de la Rhénanie. On parle ici d’abord de la mobilisation des transports et des moyens de transmission puis c), des préparatifs effectués pour rendre le Rhin libre, c’est-à-dire que le Rhin ne devait pas transporter trop de bateaux pendant la mobilisation afin de rester libre pour les mesures militaires. Vous trouverez ensuite d) Préparation pour la défense locale, etc. Vous voyez qu’il s’agit de mesures tout à fait générales, ordinaires et usuelles de préparation de la mobilisation. Le terme libération n’a pas été bien compris par le Ministère Public…

M. JUSTICE JACKSON

Préparatifs de mobilisation ? Exactement…

ACCUSÉ GÖRING

Si vous vous le rappelez, j’ai spécifié clairement dans ma déclaration que, dans la zone démilitarisée, des préparatifs généraux de mobilisation avaient été faits. J’ai cité, par exemple, des achats de chevaux, etc. Il y a une erreur quant au mot « Freimachung » qui ne désigne pas la libération de la Rhénanie, mais simplement le fait de rendre libre le cours du Rhin ».Footnote 20

Finalement, le lendemain, lors de l’audience du matin, le juge Jackson a dû alors faire la correction suivante :

« M. JUSTICE JACKSON

Je m’inclinerai devant le règlement, naturellement.

Je désire faire une déclaration au Tribunal au sujet d’un des documents. A la fin de l’audience d’hier, nous étions en train d’examiner le document EC-405. L’accusé Göring critiquait l’emploi d’un mot qui aurait dû être traduit par « liberté » plutôt que par « libération ». Nous avons depuis fait vérifier la traduction et nous trouvons que l’accusé avait raison. Ce document a été déposé sous le n° GB-160 le 9 janvier, page 2396 du procès-verbal (volume V, page 34) et puisqu’il a déjà été admis comme preuve et qu’il se trouve devant le Tribunal actuellement, nous pensons que le Ministère Public doit faire cette correction maintenant dans le procès-verbal…) ».Footnote 21

Pendant le procès, Göring a fréquemment soulevé des objections concernant la traduction, ce qui provoquait des situations angoissantes non seulement pour les interprètes, mais montrait aussi le juge sous un mauvais jour. À titre d’exemple, il a reproché à Jackson d’avoir mal traduit le terme Endlösung par la « solution totale » au lieu de « solution finale » [4, p. 76]. Göring a critiqué publiquement les interprètes pour leur manque de précision et leur partialité et il leur avait reproché d’ajouter un sens à ses mots et de biaiser les traductions à son désavantage [12, p. 85]. Dès le début du procès, Göring était conscient de l’impact de l’interprétation sur le procès et sur sa vie en disant aux interprètes « You are shortening my life by several years »—« Vous abrégez ma vie de plusieurs années » [12, p. 86].

En outre, le stress était dû aussi à un manque de sang-froid et de confiance en soi. En effet, il était difficile pour certains interprètes de supporter la tension nerveuse et les sensations fortes suscitées pendant les débats. À titre d’exemple, on citera Steer commentant le cas de Marguerite Wolf : elle dirigeait le travail de révision et était interprète, mais elle n’avait pas fait preuve d’une résistance suffisante pendant l’audience. Selon Steer [14, p. 39] :

« she (…) did not have that iron nervous control that you have to have for simultaneous work under pressure ».

« elle (…) n’avait pas les nerfs d’acier que vous devez avoir pour travailler de manière simultanée et sous pression » (trad. PNK).

Enfin, dans d’autres situations, le stress difficile à surmonter était dû à la confrontation de visu avec des criminels lors de l’audience. Même si les modèles de communication et la théorie de l’interprétation soulignent l’importance du contact visuel avec l’orateur, dans la mesure où la vue de l’orateur, de sa gestuelle et même de la salle de réunion est une aide puissante à la compréhension [26, p. 177], ce contact visuel dans la salle d’audience à Nuremberg constituait la source d’une extrême tension nerveuse pour les interprètes. Steer mentionne une interprète d’origine juive qui avait de bons résultats pendant les essais, mais qui est tombée en état de sidération complète lorsqu’elle s’était trouvée face à face avec les accusés. Le contact visuel avec ces hommes lui avait fait perdre tous ses moyens : elle ne pouvait pas s’empêcher de penser que douze hommes de sa famille sur quatorze avaient péri par leur faute [14, p. 41] :

« (…) She just froze. She couldn’t say a word. It became obvious, and I looked at her, and she was getting red in the face, and then the tears started. So I punched the red light and told Lord Lawrence that I had to make a substitution, and by the time I got somebody else in she was out in the hallway, and she was crying (…). I said ‘What happened? I thought you were well prepared to do this job’ ‘Well’ she said ‘I looked right over there and I saw those man, and I thought to myself’ ‘Because of those men, twelve of the fourteen men in my family are dead’ ».

« (…) Elle s’est figée. Elle ne pouvait pas dire un seul mot. C’était évident en la regardant : son visage était devenu rouge, puis les larmes ont commencé à couler. Alors, j’ai déclenché le voyant rouge et j’ai dit à Lord Lawrence que je devais la remplacer. Avant même que je n’aie pu avoir quelqu’un d’autre, elle était déjà dans le couloir et elle pleurait (…). Je lui ai demandé ‘Que s’est-il passé ? J’ai pensé que vous étiez bien préparée à ce travail ? ‘Eh bien’ m’a-t-elle dit ‘J’ai regardé là-bas et j’ai vu ces hommes, et je me suis dit ‘À cause de ces hommes, douze des quatorze hommes de ma famille sont morts’ » (trad. PNK).

Un autre facteur stressant et défavorable à l’interprétation constituait la vitesse d’expression. En effet, le flux rapide du discours représentait une difficulté insurmontable pour certains interprètes. À ce sujet, nous pouvons citer un interprète russe-anglais ayant l’expérience en interprétation consécutive, mais pas en interprétation simultanée qui, en interprétant les mots d’un témoin russe, a tout d’un coup sauté dans la salle d’audience, enlevé ses écouteurs et s’est écrié : « Get me out of here, I can’t stand it ! »—« Laissez-moi sortir d’ici, je ne peux pas les supporter » [14, p. 48] (trad. PNK).

Les propos de Patricia Vander Elst [37, p. 2] nous apprennent que pour certains même la vie à Nuremberg était assez stressante :

« Living amidst a sullen native population, in a town that was just a heap of rubble, was stressful, as indeed was the never-ending recital of horrors in the Court Room. I learnt to ignore the first and overcame the strain in Court by concentrating on the work itself. I was greatly helped in this by the remarkable team spirit among the interpreters and by the close and, as it turned out, life-long friendship with some of them ».

« Vivre au milieu d’une population locale maussade, dans une ville qui n’était qu’un tas de décombres était stressant tout comme les récits incessants des horreurs dans la salle d’audience. J’ai appris à ignorer la première et à surmonter la situation tendue au Tribunal en me concentrant sur le travail. Ce qui m’a énormément aidé à cet égard, étaient l’esprit d’équipe remarquable des interprètes et l’amitié étroite et, en fin de compte, l’amitié durable qui s’est nouée avec certains d’entre eux » (trad. PNK).

Pour conclure, on peut observer que la résistance au stress, la maîtrise de soi ainsi que le tempérament et la personnalité de l’interprète lui permettent de bien gérer son activité et bien choisir les stratégies permettant d’obtenir le résultat attendu dans l’interprétation.

Les aspects psychologiques du travail de l’interprète sont liés aux aspects éthiques. La partie suivante de l’article propose donc la description des aspects éthiques indéniablement liés au travail d’interprète.

3.3 Les aspects éthiques du travail de l’interprète et du traducteur au procès de Nuremberg

Les aspects éthiques du travail de l’interprète et du traducteur sont strictement liés a des notions telles que l’impartialité ou la neutralité. Dans le contexte de l’interprétation simultanée au procès de Nuremberg, la maîtrise des émotions et la gestion d’empathie dans le travail effectué en contact avec les témoins et grands criminels de guerre constituait la condition de base pour pouvoir être à la hauteur de la tâche. Les postulats théoriques actuellement en vigueur, selon lesquels l’interprète devrait respecter le registre et le ton de l’orateur et d’en ressentir les effets émotionnels suscités par le style de l’orateur ne correspondaient pas à la réalité de Nuremberg. Il résulte des témoignages analysés pour les besoins du présent article qu’en l’absence de règles déontologiques, pour garantir l’impartialité, les interprètes au procès de Nuremberg se comportaient un peu comme des « automates », dépourvus de personnalité et d’émotions.

Actuellement, le métier de l’interprète de conférence se base sur certains principes fondamentaux internationalement reconnus qui définissent le statut éthique et déontologique de la profession. À partir de ces principes, des règles régissant l’exercice de la profession d’interprète ont été élaborées et font l’objet des normes professionnelles et de codes d’éthique ou de codes déontologiques (p.ex. Code d’éthique professionnelle et normes professionnelles AIIC, 2018).Footnote 22 En matière de déontologie, la règle la plus importante se résume au respect strict du secret professionnel (article 2, Code d’éthique professionnelle AIIC). En outre, on mentionnera également l’importance des notions de neutralité et de fidélité en interprétation. En effet, l’interprète devrait surtout garder la neutralité sans intervenir dans les échanges pour corriger, enjoliver, expliquer ou tempérer. Garder la neutralité en interprétation signifie faire preuve d’impartialité, mais aussi maîtriser les émotions personnelles et l’empathie. En ce qui concerne la fidélité dans l’interprétation, l’interprète doit restituer et transmettre des propos de la façon la plus fidèle possible.

Les interprètes de Nuremberg travaillaient dans des conditions exigeantes, car ils devaient interpréter correctement alors qu’il fallait improviser parfois, mais surtout conserver la neutralité totale sans édulcorer ou modérer les propos des participants au procès, maîtriser leurs émotions face aux souffrances et aux monstruosités subies par les victimes du génocide et garder leur propre expérience de la guerre constamment présente à l’esprit. Les témoignages de victimes étaient sans nul doute les plus difficiles à interpréter, car :

« Les auditions des victimes, les images qui en sont produites, mais aussi la matière même des témoignages des victimes, sont souvent émouvantes. Nul doute que les récits de la souffrance physique infligée par les bourreaux, de la perte des proches, et des difficultés matérielles qu’elles ont impliquées pour des familles souvent nombreuses et pauvres, suscitent l’empathie » [27, pp. 205–206].

Est-il possible de garder la neutralité en interprétant les paroles de grands criminels de guerre ? Peter Less qui traduisait de l’anglais en allemand lors du procès a expliqué dans un interview en 2008 la façon dont il a pu conserver sa neutralité et s’abstenir des opinions personnelles en tant qu’interprète après avoir perdu sa mère, son père, sa grand-mère et sa sœur unique dans le génocide des nazis. Nous pouvons citer ci-dessous le fragment de l’interview avec Peter Less :

« (…) How difficult was it for you to sit there and… (interrupted by Peter Less)

P. Less : That is the question everybody asks me…You have to disassociate your feelings from your job. You have sworn to faithfully translate… whatever it is said… you cannot get up and say liar, liar… That’s the end of your career. You have to translate these lies with a straight face, it’s not easy believe me but you have to do it or else you are in trouble. You have to leave your feelings at home and become a machine. Otherwise you cannot function, you cannot do what you are hired to do (…) » (source: Robert H. Jackson Center,Footnote 23 transcription littérale du document vidéo PNK).

« (…) Combien il a été difficile pour vous d’être assis là et… (interrompu par Peter Less)

P. Less : C’est la question que tout le monde me pose… Vous devez dissocier vos sentiments de votre travail. Vous avez juré de traduire fidèlement… quel qu’il soit… vous ne pouvez pas vous lever et dire menteur, menteur… ! C’est la fin de votre carrière. Vous devez traduire ces mensonges avec un visage impassible, ce n’est pas facile, croyez-moi, mais vous devez le faire, sinon vous avez des ennuis. Vous devez laisser vos sentiments à la maison et devenir une machine. Sinon, vous ne pouvez pas fonctionner, vous ne pouvez pas faire le travail pour lequel vous avez été engagé (…) » (trad. PNK).

Quant aux émotions liées à ses propres expériences de guerre, Peter Less (qui a perdu toute sa famille pendant la guerre) a affirmé dans un autre interview enregistré en 1990, que l’une des raisons pour laquelle il voulait interpréter lors du procès était le fait qu’il voulait faire face aux personnes qui ont commis un tel crime :

« P. Less : I was very much interested to face the people who had committed these horrors against all of Europe, and the world as such … I thought that a fair trial would be the best way of solving this. The Russian prosecution had the idea that we should just line them up and shoot them and forget about it instead of spending these untold millions in a trial that relatively few people would be interested in. But I had the idea that the Western Alliances were right to show that one wrong doesn’t excuse another wrong. Just shooting them without that trial would put us down to their level: they shoot people without reason (…). A trial is much more impressive to prove to the world because there were many deniers on those days already (…). The trial was the best way of handling this and it was done with utmost fairness (…) »Footnote 24 (transcription littérale du document vidéo PNK).

«P. Less : Je voulais vraiment regarder dans les yeux des personnes qui avaient commis ces horreurs contre l’Europe et contre le monde à vrai dire… Je pensais qu’un procès équitable serait le meilleur moyen de résoudre ce problème. Les procureurs russes ont eu l’idée que nous devions simplement les aligner, les fusiller et ne plus y penser, au lieu de dépenser tous ces millions dans un procès qui intéresserait relativement peu de gens ; mais pour moi, les Alliés avaient raison de montrer qu’un tort n’excuse pas un autre tort. Le fait de les fusiller sans procès nous abaisserait à leur niveau où ils tuent des gens sans raison (…). Un procès est beaucoup plus convaincant pour apporter des preuves au monde, car il y avait déjà beaucoup de négationnistes à l’époque (…). Le procès était le meilleur moyen de répondre à cette situation et il a été mené avec la plus grande équité (…) » (trad. PNK).

De nombreux interprètes et traducteurs travaillaient pendant le procès. Pendant toute la période, de nouvelles personnes ont été engagées pour ce travail pour remplacer celles qui ne pouvaient pas répondre aux exigences ou ne pouvaient pas contrôler les émotions suscitées pendant l’interprétation, en particulier lorsque des témoignages ont été déposés par les témoins. Peter Less, raconte que les dépositions de témoins était extrêmement difficiles à traduire ; il a été émotionnellement affecté par les témoignages, les photos et les films projetés lors des dépositions. La pression était énorme. Il a souligné dans l’interview :

« Witnesses, that was the worst, the surviving witnesses (…), they were testifying (…). I remember all of them (all testimony) (…) the difficulty was to understand them (…), the German wasn’t flawless, the English wasn’t good, they spoke mixture of Polish, German, Yiddish, Russian. It was very difficult to translate that into such a way that the prosecution and the defence could understand it. We had to stop them and have them repeat it… so we got what they meant (…) and it was heartbreaking (…) some of the pictures (…) were projected on the large screen for all to see … you would see the gold crowns taking out of the victim’s mouth … (…) you would see the hair taken from women’s heads, we would see horror pictures … much more obscene … really obscene…(…) »Footnote 25 (transcription littérale du document vidéo PNK).

« Les témoins, c’était le pire, les témoins survivants (…), ils ont témoigné (…). Je me souviens de tous les témoignages (…) ; la difficulté était de les comprendre (…), l’allemand n’était pas parfait, l’anglais n’était pas bon, ils parlaient un mélange de polonais, d’allemand, de yiddish, de russe. C’était difficile à traduire de manière à ce que les procureurs et la défense puissent les comprendre. Nous avons dû les interrompre et leur demander de répéter … afin de vérifier que nous avons compris ce qu’ils voulaient dire (…), et ça nous brisait le cœur … (…) ; certaines photos ont été projetées sur le grand écran pour que tout le monde puisse les voir… et on a vu les couronnes en or arrachées de la bouche des victims … (…) les cheveux enlevés de la tête des femmes, des images d’horreur …, des images bien plus obscènes …, vraiment obscènes … (…) » (trad. PNK).

Cet excellent interprète souligne aussi qu’il devait maîtriser les émotions et garder la neutralité à tout prix, quand bien même c’était difficile :

« (…) I was affected … it was emotionally wrenching but you couldn’t allow yourself to have your personal feeling interject itself into your job, you had to be faithful translating everything including all of those Nazis lies because if you didn’t do a good job you could create the World War [sic] … we knew that it was a heavy burden… and we had to do it (…) »Footnote 26 (transcription littérale du document vidéo PNK).

« (…) J’ai été touché …, c’était déchirant émotionnellement, mais vous ne pouviez pas vous permettre de laisser votre sentiment personnel s’infiltrer dans votre travail, vous deviez être fidèle en traduisant tout, y compris tous ces mensonges nazis, parce que si vous ne faisiez pas un bon travail, vous pouviez déclencher une guerre mondiale… ; nous savions que c’était une tâche lourde, mais nous devions l’exécuter (…) » (trad. PNK).

Il y avait des interprètes qui manifestait une certaine insensibilité face aux atrocités de la guerre. À titre d’exemple, on citera les propos d’ Elisabeth Kieffer Heyward :

« (…) J’avais été détachée du contenu psychologique, peut-être étais-je dans une certaine mesure insensibilisée par quatre années de vie sous l’occupation allemande, je ne peux pas dire que je ressentis un sentiment de revanche ou quelque chose de ce genre et que j’avais de l’hostilité à l’égard des Allemands… »Footnote 27 (transcription littérale du document vidéo PNK).

Patricia Vander Elst [37, p. 2] parle aussi de ses propres expériences et sentiments personnels concernant le procès. Elle affirme qu’il fallait garder la neutralité, mais elle éprouve une certaine empathie :

« In Court, whatever our private thoughts, it was necessary to remain neutral when working. From being a blur of concentrated human malice the defendants, little by little, emerged as individuals. One could even admire Goering for his intelligence and dignity and share his open contempt for the slimy Streicher. Kaltenbrunner scared me, he was so palpably evil. The closing speech Hess made left me in no doubt that he was completely mad. We all liked Fritzsche who was only there as a substitute for his dead master Goebbels, and we were glad he was acquitted ».

« Au Tribunal quoi que nous pensions à titre privé, il fallait rester neutre au travail. Du gouffre ténébreux de la méchanceté humaine, les accusés ont peu à peu émergé en tant qu’individus. On pouvait même admirer Goering pour son intelligence et sa dignité et partager son mépris ouvert pour Streicher, visqueux. Kaltenbrunner m’a fait peur, il était manifestement l’incarnation du mal. Le discours de clôture de Hess ne m’a laissé aucun doute qu’il était complètement fou. Nous avons tous aimé Fritzsche qui n’était là que pour remplacer son défunt maître Goebbels, et nous étions heureux qu’il ait été acquitté » (trad. PNK).

Après le procès, Patricia Vender Elst affirme [37, p. 2] :

« After the verdicts and the ensuing release of tension, I had had enough of Nuremberg. Whereas I had been working from French into English at the Main Trial, I was supposed to transfer to the German booth for the Subsequent Proceedings. I was rescued by the Chief Interpreter of UNESCO who selected me, along with a few others, to work at the First General Conference in Paris (English/French consecutive). I was released from my Nuremberg contract and left ».

« Après les verdicts et le relâchement des tensions qui en a résulté, j’en ai eu assez de Nuremberg. Même si je traduisais du français vers l’anglais lors du procès principal, je devais être transférée à la section allemande pour les procédures ultérieures. J’ai été sauvée par l’interprète en chef de l’UNESCO qui m’a sélectionnée, ainsi que plusieurs autres collègues, pour travailler à la première Conférence générale à Paris (anglais/français consécutif). Mon contrat à Nuremberg a pris fin et je suis partie » (trad. PNK).

Lors du procès, certains interprètes avaient du mal à respecter la fidélité, un élément tout à fait primordial dans l’interprétation, car on ne peut absolument « ni effacer ni gommer » en interprétant [6, p. 9], mais on devait tout transmettre fidèlement. Certains interprètes ont refusé de traduire les expressions vulgaires et ont atténué le discours original. Steer illustre ce propos à l’aide d’un exemple de Virginia Grey qui refusait d’interpréter de la langue allemande en anglais les grossièretés proférées par le gardien d’un camp de concentration qui se comportait comme un animal utilisant un langage terrible et qui lors du procès a dit : « Auf die Juden pissen » qui signifie « pisser sur les Juifs » et qui a été traduit en anglais par Virginia Grey par « ignorer les Juifs »—« You have just to ignore the Jews », ce qui était tout à fait inapproprié et inacceptable. Steer [14, pp. 40–41], après avoir entendu ces paroles, a immédiatement réagi :

« ‘Look’ I said, ‘you are a servant of the court, and the judges are relying on your interpretation to get their opinion of what that man is saying. It’s your responsibility to give an accurate, complete translation, even if it isn’t in harmony with your ideas (…)’ ».

« ‘Écoutez’, j’ai dit, ‘vous êtes un fonctionnaire du Tribunal et les juges s’appuient sur votre interprétation pour se faire une opinion sur ce que dit cet homme. Vous êtes responsable de faire une interprétation de manière précise et complète, même si ce n’est pas conforme à vos idées’ » (trad. PNK).

Même si Steer lui avait expliqué qu’elle ne pouvait pas ignorer les mots des témoins ni les édulcorer, elle avait décidé de demander au capitaine Mackintosh pour qu’il traduise à sa place les vulgarités en faisant preuve de « l’excès de pudeur » et provoquant ainsi l’hilarité et l’embarras dans la salle d’audience [1, p. 238].

Une situation similaire s’est produite à d’autres occasions quand l’une des femmes interprètes a refusé de traduire le langage grossier utilisé par un témoin nazi décrivant les conditions « humaines » d’un camp de travail, équipé entre autres d’une bibliothèque, d’une piscine, mais aussi d’un bordel. La jeune interprète, une Américaine, germano-anglaise, ne voulait pas traduire le mot « bordel » et restait silencieuse. Le juge Lawrence est donc intervenu pour demander : « Qu’est-ce qu’ils avaient ? »—sur quoi la voix masculine du moniteur a répondu immédiatement « Un BROTHEL, Votre Honneur ! », alors « Un BORDEL, Votre Honneur ! » et le public dans la salle a éclaté de rire [12, p. 83] (trad. PNK).

En conlusion, on peut observer que les interprètes et traducteurs du procès de Nuremberg travaillaient dans des conditions exigeantes, voire très difficiles. Ils devaient non seulement maîtriser les langues et interpréter, mais surtout surmonter les obstacles techniques et affronter les difficultés de nature psychologique ou éthique tout en gardant une dose de sang-froid, même s’ils étaient novices en matière d’interprétation.

4 Conclusion

Le procès de Nuremberg, qualifié de « procès séminal, procès phare… » [32, pp.1–3], mais aussi de « six-million-word trial » [12, p. 74; 28], a toujours suscité et continue de faire l’objet de nombreux commentaires et critiques non seulement parmi les juristes et les historiens, mais aussi parmi les linguistes, les interprètes et les traducteurs ainsi que les journalistes.

Sur le plan historique et juridique, le procès de Nuremberg reste malgré la critique un événement unique dans l’histoire compte tenu de sa contribution majeure à la formation du droit pénal international et de la justice internationale.Footnote 28 En outre, l’exemplarité incontestable du procès, comme la souligne François Delpla,Footnote 29 apparaît à de nombreux égards :

« (…) d’abord, il reste évidemment associé à la satisfaction ‘émotionnelle’ de voir des criminels jugés et condamnés ; ensuite il a permis de réunir plusieurs pays victimes pour juger côte à côte les bourreaux malgré les divergences susceptibles d’exister entre ces grandes puissances. D’autre part, il offre pour la première fois une certaine vision du nazisme et permet au monde de découvrir l’ampleur des atrocités commises par les Allemands sur le continent européen pendant la Seconde Guerre mondiale » [8, p. 7].

Sur le plan linguistique, le procès de Nuremberg constitue à l’évidence un succès incontestable de l’interprétation qui atteint l’âge de majorité et marque le passage de l’interprétation consécutive à l’interprétation simultanée [1, p. 225]. L’interprétation simultanée, et surtout les services linguistiques assurés par les interprètes et les traducteurs ont rendu possible la tenue de l’un des procès les plus significatifs du XXème siècle en contribuant à sa rapidité et à son efficacité et en jetant les fondements méthodologiques et techniques de la profession. Grâce aux réalisations et la persévérance des interprètes de Nuremberg, nous pouvons désormais parler d’une véritable reconaissance de la profession d’interprète qui a été introduite et enseignée dans le monde entier. Ils ont été les précurseurs de l’enseignement et de la pratique de l’interprétation pour les générations futures en laissant à jamais leur empreinte sur la profession. Ainsi, ces grands interprètes pionniers de l’époque ont contribué à la création des premières écoles d’interprétationFootnote 30 facilitant ainsi la compréhension entre les delegués à l’arène internationale et, par conséquent, participant au développement des organisations et de la communication internationale [12, p. 135].

Pourtant, la tenue et le succès historique et linguistique du procès devant le Tribunal Militaire International à Nuremberg auraient été impossibles sans le travail exceptionnel, parfois difficile à supporter physiquement ou moralement, de ces grands interprètes. L’analyse de leurs témoignages permet de révéler non seulement les problèmes linguistiques et techniques, mais surtout les problèmes de nature psychologique et éthique auxquels ils étaient confrontés. Les mémoires cités nous dévoilent avant tout le monde pionnier de l’interprétation, parsemé d’un éventail d’émotions et de sentiments contradictoires ayant un impact considérable sur les parcours personnels et professionnels des interprètes. Après le procès, si certains d’entre eux ont été capables de reprendre leur vie antérieure, d’autres ont souffert du traumatisme irréversible qu’ils ont vécu en étant les témoins des récits d’atrocités rapportées dans et en dehors de la salle d’audience ce qui a bouleversé leur vie à jamais.Footnote 31 Dans ce contexte, il nous semble judicieux de souligner une nouvelle fois la difficulté extrême de l’interprétation simultanée dans ces conditions, l’importance de la personnalité et des caractéristiques psychologiques de l’interprète.

Lors d’une table ronde à Genève en 2019 Miranda Richmond Mouillot, la petite-fille d’un des interprètes de Nuremberg, Armand Jacoubovitch mais aussi l’auteure du livre A Fifty-Year Silence, a cité les propos de son grand-père qui peuvent servir de conclusion à nos développements ci-dessus en ce qui concerne le génocide des nazis dans les témoignages des interprètes et traducteurs au procès de Nuremberg : « Grand-père a toujours dit que l’interprétation ne pouvait être faite par n’importe qui : Soit vous savez le faire, soit vous ne le savez pas ! ». Et il ajoutait qu’il était fier de travailler à Nuremberg en soulignant que l’acte « d’interpréter est un acte d’humanité ».Footnote 32