Andersen a mis sur papier son récit intitulé Skyggen (L’Ombre) en 1876. À cause de son caractère énigmatique, les études qui l’analysent pourraient remplir une bibliothèque. Cet écrit d’Andersen occupe les spécialistes depuis logtemps mais est peu connu du public au sens large. Il est d’une importance spéciale pour l’appréciation de l’œuvre andersenien car il démontre de manière tout à fait parlante le détournement d’Andersen du concept de vie et de poésie du premier romantisme (Sanders 2014, pp. 33–49; Bloom 2005, pp. 397–413; Bøggild 2008, pp. 525–538.). Dans son roman intitulé Improvisatoren (L’improvisateur), écrit en 1835, Andersen avait encore la main sûre en esquissant le portrait du poète-génie, du créateur instinctif qui se trouve à l’épicentre du monde. Cependant, le narratif du Skyggen ne se focalise plus sur la figure du poète assuré, mais sur un jeune savant (« lærde Mand ») incertain de lui-même, constamment tourmenté de doutes, qui essaie de tenir ensemble le monde se brisant autour de lui à l’aide de la force organisatrice de la raison. L’ironie distante par laquelle Andersen traite son héros dès le début indique certainement un changement essentiel de sa mentalité. Cette tendence est perceptible dès son roman intitulé Kun en Spillemand (1837), et même dans une moindre mesure dans O. T. (1836).

Le mystère de l’existence dans l’ombre

Les croyances et signification liées à l’ombre sont aussi anciennes que l’humanité. Dans plusieurs cultures, l’ombre est considérée comme la deuxième personnalité des êtres vivants et des objets. L’existence dans l’ombre fascinait déjà les auteurs de l’Antiquité dont Pline l’Ancien et Platon. Pline décrit le mythe de la naissance de la peinture dans le chapitre XXXV de son œuvre intitulée Historia Naturalis. Notamment, la première représentation visuelle serait née ainsi : une jeune fille corinthienne a dessiné le contour de l’ombre (projetée sur le mur) de son amant qui partait à la guerre, pour que le jeune homme, même éloigné, puisse être avec elle sous cette forme. L’allégorie bien connue de la caverne présentée dans le Livre VII de La République par Platon met le concept de l’ombre au centre de l’attention sous l’angle de la philosophie. L’allégorie décrit la relation de l’âme et de l’esprit à l’univers des idées. Les ombres que les hommes captifs voient sur la paroi représentent ce que les simples mortels perçoivent du monde des idéaux, c’est-à-dire de la réalité. Selon Platon, le but est de permettre—grâce aux philosophes—à tout homme de voir à la lumière et d’apercevoir le monde réel et complet, et non seulement sa projection sous forme d’ombres. Selon cette approche, l’ombre est évidemment le niveau le plus bas de la perception de l’existence (Stoichita 2014 pp. 11–27). Le domaine sémantique de ce concept a toujours été dominé par des contenus complexes. Dans la Bible, l’ombre peut symboliser tant la fugacité (Ch 29, 15) qu’une vie vaine et creuse (Pr 6, 12). En même temps, être couvert d’ombre peut signaler aussi la présence de l’omniptence de Dieu (Lc 1, 35) ou sa protection (Ps 91, 1) car c’est un refuge sûr et solide (Is 32, 2; Ez 17, 23). Qui plus est, saint Pierre est capable de guérir par son ombre qui fonctionne comme l’extension de sa personne radieuse (Ac 5, 15). L’ombre signale donc normalement le schéma de la connexion à l’existence terrestre puisque celui qui n’a pas d’ombre ne peut être un simple mortel. Dans la culture occidentale, l’histoire de l’évolution de ce concept se caractérise encore de nos jours par une connotation négative. L’ombre apparaît sous cet aspect déjà dans la Divine Comédie de Dante. Dans l’enfer, l’auteur rencontre les morts en tant que fantômes qui n’ont plus d’ombre (Purgatorie III, 19–21). Son compagnon, Virgile lui-même décrit sa propre mort en se référant à la perte de son ombre (Purgatoire III, 25–30). L’ombre de l’homme vivant prouve donc la présence du corps. Cependant, dans la mort, elle ne signale plus la présence du corps, mais le fait qu’il était là, par conséquent elle représente le défunt. Ce motif s’épanouira plus tard dans la thématique Doppelgänger du romantisme allemand.

Cet écrit d’Andersen s’inspire clairement du modèle des récits similaires du romantisme allemand. Parmi ces derniers, outre Hoffmann, un des récits les plus connus est Peter Schlemihls wundersame Geschichte (1814) par Adalbert Chamisso, qui raconte que le protagoniste du titre vend son ombre à haut prix au Satan. Pourtant, il doit bientôt se rendre compte que la société considère le manque de l’ombre comme une déficience irréparable et l’exclut presque, il essaie donc d’annuler l’affaire qui s’est avérée défavorable pour lui. Andersen connaissait très bien l’œuvre en question de Chamisso– à un point de son propre texte, il y fait directement référence : « han vidste, at der var en Historie til om en Mand uden Skygge, den kjendte jo alle Folk hjemme i de kolde Lande » (Andersen 1963–1990, p. 131)Footnote 1 [il savait l’histoire d’un homme sans ombre, comme tout le monde dans les pays froids]. (Soldi 176) Il convient de noter qu’Andersen et Chamisso se connaissaient et que Chamisso a même traduit quelques poèmes d’Andersen en allemand. Toutefois, il traite le sujet d’une perspective différente. Tandis que chez Chamisso, le choix du titre est une indication évidente que c’est le Savant qui jouera le rôle du protagoniste dans l’histoire, Andersen met l’ombre en relief dès le titre.

Un jeune Savant voyage dans le sud où il remarque après une soirée étrange que son ombre s’est détachée de lui. Il constate le phénomène avec ennui, mais comme l’ombre perdue est bientôt remplacée par une autre, il ne rumine pas trop. Il retourne dans son pays nordique où il continue d’écrire des livres sur le vrai, le beau et le bon, mais ses écrits ne font guère écho. Bientôt, une surprise l’attend : un jour, son ancienne ombre devenue corps entre-temps lui rend visite. Elle se vante de s’être enrichie, que le sort la gâte et qu’elle considère fonder une famille. Le savant est particulièrement impressionné par son récit de sa visite dans la maison de la poésie, car le Savant avait toujours secrètement envie d’y aller. Après la visite, le rapport de forces change entre eux : l’Ombre aura un rôle de plus en plus dominant. Une fois, elle emmène à une cure de bains le Savant maladif qui suit déjà son ancienne ombre comme une ombre.

Ils rencontrent une princesse qui souffre d’une maladie de clairvoyance excessive. Naturellement, c’est l’Ombre qui pourra l’en guérir avec succès, puisque sa stratégie d’artifice se révèle fructueuse : elle réussit à lui faire croire qu’il est un véritable humain, alors que le Savant dans sa compagnie n’est que son ombre. Elle aura pour récompense la main de la princesse ainsi que la moitié de son royaume. Dans cette constellation, le Savant se trouve dans une position encore plus subordonnée. Il se révolte, mais c’est trop tard et en vain car l’Ombre a gagné la sympathie de chacun. Finalement, elle réussit à faire croire sa version de l’histoire à la princesse même, notamment que son ombre est devenue folle en se pensant être l’homme et que l’Ombre a donc dû l’enfermer. À ce point-là, le Savant ne peut plus se sauver. Avec l’assistance dévouée de la princesse, l’Ombre fait exécuter son ancien maître de façon sommaire avant qu’il puisse exposer la vérité à qui l’écouterait.

Conte—récit fantastique—Bildungsroman

Comme cela se dégage clairement de l’action esquissée ci-dessus, le genre andersenien de l’eventyr s’appuie de façon consciente sur la tradition épique du conte populaire classique. Cependant, déjà à première vue, sa structure narrative paraît plus complexe que la clarté de l’univers homogène de la narration de soi observé dans l’Improvisatoren. Ainsi, le lecteur a très tôt l’impression que le narrateur sait plus qu’il n’en exprime linguistiquement. Le caractère adverbial du mode de présentation imitant le discours direct assure une sorte d’intimité qui cherche à conférer l’illusion de la crédibilité au narrateur (Timmermann 2007, p. 28). Pourtant, le ton fondamental de naïveté est imbu d’ironie dès le premier moment et les formes du discours indirect—basculant dans le plan du fantastique—mettent en question la véracité des événements. Écrit dans le style d’E.T.A. Hoffmann et paru en 1829 à Copenhague, Fodrejse fra Holmens Kanal til Østpynkten af Amager i årene 1828 og 1929 offre un exemple éloquent antérieur d’alliage andersenien du fantastique et de l’ironie. Le mélange des genres dû à la rencontre du conte et de la littérature fantastique laisse ainsi le récit dans une ambiguïté flottante jusqu’au bout : le lecteur ne peut jamais être sûr si l’interprétation authentique se trouve dans le cadre de la réalité objective présentée ou sur le plan conceptuel du monde surnaturel créé par le texte. C’est ce flottement ambivalent qui encadre la causalité originale du clivage de soi du personnage romantique dans le récit. (Bøggild 2013, pp. 153–166)

Dans cette œuvre, non seulement Andersen mélange diverses formes épiques, mais il crée aussi des structures sémantiques toutes nouvelles en changeant les valeurs sémantiques de certaines fonctions. Complexe, le genre du conte, par exemple, produit maintes variantes. Dans le modèle traditionnel du conte, c’est évidemment la justice qui finit par triompher : le bon vainc le mal et dans la clôture basée sur le principede l’« heureux dénouement » , tout est mis en ordre. Il est révélé, par exemple, que ce n’est pas le faux héros se vantant des langues découpées dans la bouche du dragon déjà inanimé qui a triomphé du monstre, mais le protagoniste du conte qui, épuisé dans le combat, est resté inconscient pendant quelques minutes à côté du corps de la bête (Propp 1970, p. 74). L’imposture est dévoilée et c’est l’homme l’ayant véritablement mérité qui peut épouser la princesse. Cependant, ici, les choses prennent un cours opposé. Suite à la série de manœuvres d’escamotage de l’Ombre, c’est le serviteur qui gagne et réussit, de plus, à éliminer son rival même au niveau physique. Ainsi, la machinerie—en apparence rationnelle—de la stratégie de simulacre (Baudrillard 1981, pp. 1–30) érode progressivement la réalité et la vérité tout comme dans la nouvelle de Steen Steensen Blicher écrit en 1829, intitulé Præsten i Vejlby (Le pasteur de Vejlby). Dans ce récit-là, ce sont les manigances raffinées de Morten Bruus, se présentant comme la réplique spirituelle du juge d’arrondissement qui produisent un résultat parfait. Déçu dans ses espoirs amoureux, Bruus décide de se venger du pasteur du village de manière à placer son rival, le juge d’arrondissement dans une situation sans issue. L’escroquerie n’est découverte que beaucoup d’années plus tard. Le pasteur accusé de meurtre est exécuté et le mariage d’Erik Sørensen et de Mette, la fille du pasteur est annulé au grand plaisir de Morten Bruus.

À propos du motif de mariage, la chose qui vient spontanément à l’esprit est le type de princesse connu—entre autres—de l’opéra de Puccini, celui de la fille qui fait décapiter les uns après les autres les prétendants qui mettent leur vie en jeu et ne peuvent pas résoudre ses devinettes. Cette histoire utilisée par Gozzi se fonde également sur un conte, notamment sur un conte persan. Pour un instant, la princesse, de plus en plus enchevêtrée dans le filet de l’Ombre, se demande si son prétendant est vraiment si intelligent qu’il ne semble. Elle décide de faire un essai : « og saa begyndte hun saa smaat at spørge ham om noget Allervanskeligste, hun kunde ikke selv have svart paa det ; og Skyggen gjorde et ganske underligt Ansigt »Footnote 2 (Andersen 1963–1990, p. 138). Mais l’Ombre se tire du pétrin de manière adroite. Bien qu’il n’ait pas la moindre idée de la solution, il dit avec dédain que les questions sont si faciles que même son Ombre serait capable d’y répondre. Pour le prouver, il convoque immédiatement son « Ombre » , c’est-à-dire le Savant lui-même dont les réponses spirituelles fascinent tout de suite la princesse. Pourtant, c’est le Savant qui sera décapité à la fin de l’histoire et l’Ombre ignorant pourra apparaître triomphalement avec sa jeune femme au bras devant la foule qui crie hourra. Toutefois, l’argumentation indirecte basée sur l’analogie (notamment, si l’ombre est aussi intelligente, son maître l’est davantage) qui culmine dans cette conclusion est évidemment contraire à la netteté transparente de la logique de conte construite de paires de concepts purement polarisés, qui sait toujours faire aisément la distinction entre l’original et la copie. Ce type de princesse apparaît aussi ailleurs dans l’œuvre andersenien, entre autres dans l’histoire intitulée Reisekammeraten (1835), caractértérisée en outre par le fait qu’elle se fonde sur une variante du type de conte « le mort reconnaissant » répandue en Europe.

Cependant, non seulement Andersen déforme le modèle conventionnel du conte, mais il détourne aussi le sens original des schémas généraux du Bildungsroman. (Minden, Swales, Summerfield) La culture du Bildungsroman avait été introduite au Danemark aussi par l’œuvre fondamentale de Goethe écrite en 1795–1796, Wilhelm Meisters Lehrjahre (Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister). Comme il est bien connu, le genre lui-même était l’expression emphatique de la confiance optimiste dans le développement continu de la bourgeoisie devenant de plus en plus assurée d’elle-même. La formule structurelle plus ou moins générale du Bildungsroman relie trois fils d’action–dans un ordre strictement défini–qui se déroulent à trois endroits différents. Le premier lieu de l’histoire racontée est toujours le pays natal, le foyer. C’est d’ici que le héros part pour un pays lointain, à l’étranger où il acquiert d’amples connaissances ainsi que suffisamment d’expérience. Après les années d’apprentissage, il rentre dans sa patrie. L’incorporation des connaissances dont la personnalité s’est enrichie permet diverses formes d’épanouissement personnel productif, ce qui assurera l’intégration harmonieuse de l’individu dans l’ordre social. Andersen préserve cette formule de base triadique, mais il en échange l’ordre (Timmermann 2007, p. 31). L’histoire du jeune Savant commence non dans son pays nordique, mais dans le sud, dans un pays chaud. Après le voyage d’apprentissage, il rentre dans sa patrie froide, mais il passera la dernière phase de sa vie avec l’Ombre de nouveau dans le sud qui lui est tout étranger. (Timmermann 2007, p. 32) Par contre, tout au long de l’œuvre, l’évolution du destin de l’Ombre maintient la construction spirituelle classique du Bildungsroman. Il n’y a aucun doute que son lieu de naissance est ce pays chaud car c’est ici qu’elle commence sa vie indépendante lors de ce fameux soir d’été. C’est après cela qu’elle rend visite dans le nord à son ancien maître, le Savant. Ceci constitue la deuxième étape, c’est-à-dire un stade particulier du voyage d’apprentissage de l’Ombre à l’étranger. C’est bien pour cela qu’elle souligne tellement qu’elle habite du côté ensoleillé « paa Solsiden ». (Andersen 1963–1990, p. 135)Footnote 3 Finalement, à la dernière étape, nous retrouvons l’Ombre dans le pays chaud méridional. C’est ici qu’elle obtient la main de la princesse en mariage ainsi que la moitié de son royaume. L’Ombre trouve et consolide donc son identité sous l’égide de l’idéal éducatif du Bildungsroman pour mettre ses capacités épanouissantes au service d’une communauté au sens plus large du terme. De plus, le langage soutenu de l’Ombre est truffé des clichés banaux du Bildungsroman : « fra Barnsbeen », « man holder dig altid af Fædrelandet », « gik jeg min egen Vej » , « jeg er i de allebrillanteste Omstændigheder », « jeg har isinde at forlove mig », « jeg kan føde mere end een Familie » etc. (Andersen 1963–1990, pp. 132–133).Footnote 4 Ce processus est contrasté par la dégradation intellectuelle et physique continuelle du Savant, qui, vu de l’extérieur, devient peu à peu sa propre ombre : « De seer virkelig ud ligesom en Skygge! » (Andersen 1963–1990, p. 136)Footnote 5

L’aura de l’(in) corporalité

Dans la vision existentielle universelle du premier romantisme, la poésie, la musique et l’amour s’intègrent dans une unité essentielle dont le langage intermédiaire le plus authentique est le sommeil. Antonio, le protagoniste dans son premier roman, Improvisatoren (LImprovisatoreur), vit et crée évidemment dans cet ordre cru universel et harmonique. (Gergye 2016, pp. 159–172, Thomsen 2015, p. 127) Cette trichotomie conceptuelle est vivante dans l’esprit du savant rationnel de L’Ombre, mais ici elle ne se présente plus comme le principe organisateur de l’existence, mais sous la forme d’un désir nostalgique. Tout au début de l’histoire, un signe évident en est son vif intérêt pour la maison en face d’où émanent les sons d’une musique merveilleuse. La mélodie qui se répète jour après jour est toujours la même : son inachèvement répond entièrement au critère esthétique romantique de l’incomplétude, du caractère fragmentaire : « ‘Det er ligesom om En sad og øvede sig paa et Stykke, han ikke kan komme ud af, altid det samme Stykke.’ » (Andersen 1963–1990, p. 130)Footnote 6 C’est de cette ambiance comme arrière-plan que se dégage, une nuit, une vision modelant les contours d’une demoiselle éblouissante:

han syntes at der kom en forunderlig Glands fra Gjenboens Altan, alle Blomsterne skinnede som Flammer, i de deiligste Farver, og midt imellem Blomsterne stod en slank, yndig Jomfru, det var som om ogsaa hun lyste ; det skar ham virkeligt i Øinene, han lukkede dem nu ogsaa saa forfærdelig meget op og kom lige af Søvnen. (Andersen 1963–1990, p. 130)Footnote 7

La figure de la femme resplendissante ne peut être que la personnification allégorique de la poésie. En même temps, surtout ensemble avec la vue sensuelle des fleurs en flammes, elle suggère aussi un sens érotique. Cette image suggestive évoque donc la possibilité d’harmoniser la trichotomie altruiste du beau-bon-vrai et l’érotisme féminin. Pour le Savant, elle ne constitue pas que l’idéal abstrait de la beauté, mais aussi l’objet de sa sensualité. Mais comme il étouffe son instinct sexuel, le mécanisme de la satisfaction de ses désirs ne peut s’enclencher que par projection. Il envoie donc son ombre au lieu de lui-même pour guetter la maison voisine et il observe avec un plaisir bizarre comment elle se glisse par la porte entr’ouverte du balcon. Avec cela, le désir projeté arrive au seuil de la satisfaction, un désir dont les énergies pressantes se sont manifestées de façon suggestive par son ombre qui remplissait toute la chambre et s’étendait tout droit sur le mur les soirs. À cette attitude narcissique se joindra involontairement une association fallique : « er der noget fallisk i skyggens strækken sig » (Jørgensen 2010, p. 150) : « Det var ordentlig en Fornøielse at see paa ; saasnart Lyset blev bragt ind i Stuen, strakte Skyggen sig heelt op ad Væggen, saa lang gjorde den sig, den maatte strække sig for at komme til Kræfter. » (Andersen 1963–1990, p. 129)Footnote 8 C’est Lasse Horne Kjældgaard qui dirige l’attention sur le fait que le Schattenspiel an der Wand (le jeu d’ombres sur le mur) est un motif populaire dans la littérature de l’âge d’or danois. Il apparaît au sens métaphorique, entre autres, dans le sous-titre (Skyggerids) d’un chapitre de l’œuvre de Søren Kierkegaard, Enten-Eller (1843) alors que selon l’essai de Johan Ludvig Holberg intitulé Om Malerkunsten i dens Forhold til andre skjønne Kunster (1838), en peinture, les tableaux présentant la beauté se séparent de leur porteur matériel direct (« Billedets Befrielse fra det materielle Substrat ») et flottent, volent de manière immatérielle autour des objets de la réalité reflétée, tout comme dans le récit d’Andersen où lors d’une nuit estivale chaude, l’Ombre se distance de son origine matérielle—son porteur au sens physique—tandis qu’au sens existentiel, elle gravite autour de ce dernier jusqu’au bout à l’exception d’une brève pause.Footnote 9 Pour notre approche, ceci est important car l’attitude du Savant, également réceptif aux aspects abstrait et sensuel de la beauté, se caractérise par un mouvement finement oscillant de sa conscience. Pourtant, la vibration continue entre les deux pôles et ne trouve jamais de point d’équilibre, ainsi chez lui la libido et la puissance sexuelle ne trouvent jamais de dénominateur commun sur le plan des actions. Une claire indication en est qu’au lieu d’agir, le Savant préfère observer les pas ciblés de son ombre en se cachant derrière un rideau sûr. La manœuvre réussit puisque l’Ombre se glisse aisément par l’ouverture. Mais le problème n’est pas encore résolu. Car lorsque peu après l’Ombre commence sa propre vie, elle sera obligée de porter les traits extérieurs évidents de l’efféminité de son ancien maître. La manifestation la plus ironique en est le fait qu’elle doit se faire soigner parce que sa barbe ne pousse pas comme il faut. Plus tard, quand elle danse avec la princesse bien légère dans ses bras, « Hun var let, men han var endnu lettere, saadan en Dandser havde hun aldrig havt » (Andersen 1963–1990, p. 137)Footnote 10 La princesse croit son partenaire de danse éthéré un homme de chair et de sang, alors que par son apesanteur, il ressemble bon gré, mal gré à son ancien maître, Le Savant. Ainsi, elle ne peut pas éviter le déshonneur de son sort : son comportement sexuel est marqué par la mentalité réflexive et passive du Savant. Le déséquilibre entre le principe du spirituel et du corporel, que l’idylle petite-bourgeoise du tableau final de L’Improvisateur a plus ou moins réussi à chevaucher, devient définitivement et désespérément insurmontable dans la conception andersenienne du romantisme.

Le beau—le bon—le vrai

Apparemment, c’est le mystère de la beauté et de la poésie qui préoccupent le plus le Savant esthétisant d’Andersen. Il n’en peut être autrement car Kant a déjà affirmé qu’ « il n’existe pas de belles sciences, mais seulement des beaux-arts » (Kant 1976, p. 136). Le dissertateur compétent doit être un connaisseur intime du Beau, et qu’est-ce qui pourra révéler plus de l’essentiel du Beau que la Poésie elle-même ? C’est pour cela qu’obstinément, le Savant interroge l’Ombre, de retour, sur ce soir particulier où l’Ombre a visité la maison de la poésie (selon les instructions de son ancien maître). Le fil logique de ses questions aura vite fait de montrer qu’il ne peut imaginer cet endroit que sous le signe de la visualité romantique. Dans cette vision cosmique, une place de choix revient aux éléments dominants de la topographie romantique, c’est-à-dire à la forêt, à la montagne et au ciel étoilé : « ‘Hvorledes saae der ud i de inderste Sale ?’ spurgte den lærde Mand.’Var der som i friske Skov ? Var der som i en hellig Kirke ? Vare Salene den stjerneklare Himmel, naar man staaer paa de høie Bjerge ?’ » (Andersen 1963–1990, p. 134)Footnote 11 La réponse courte, même vague et évasive de l’Ombre « ‘Alting var der!’ » (Andersen 1963–1990, p. 134)Footnote 12 cache une sorte d’indifférence, elle avoue ne s’être pas aventurée plus loin que l’entrée. Son comportement réservé trahit qu’elle ne voudrait en fait pas se retouver en rapport interactif avec le spectacle qui s’y offre mais préfère l’observer en contemplateur passif, dépourvu de passions. À la lumière de cette attitude, sa déclaration d’avoir tout vu et par là, de tout savoir, semble être la parodie même de l’esthétisme du génie romantique conscient : « ‘for jeg saae Alt og jeg veed Alt!’ » (Andersen 1963–1990, p. 134)Footnote 13 Également à remarquer : tandis que, sous le signe de l’idéal d’originalité du romantisme, le Savant renâcle instinctivement toute forme d’imitation, l’appareil intellectuel de l’Ombre ne se compose que de citations tout au long du récit. Le discours du Savant contient simultanément les stéréotypes bien connus du rationalisme illuminé et de la poésie romantique. Cependant, ces deux types de discours n’ont pas de dénominateur commun conceptuel. C’est en partie à cause de cela que le protagoniste d’Andersen s’avère incapable de former une stratégie efficace contre l’être amorphe de l’Ombre. Une manifestation expressive en est la manière dont l’Ombre—lors de leur première rencontre—ôte tout de suite le poids de l’affirmation à caractère pathétique du Savant ; « ‘jeg lover det og en Mand et Ord’ » (Andersen 1963–1990, p. 133)Footnote 14 par une tournure tautologique : « ’ Et Ord en Skygge’ ».Footnote 15 (Andersen 1963–1990, p. 133) Le Savant a beau s’efforcer de maintenir rigidement le rapport harmonieux entre le signifiant et le signifié parce que dans le champ sémantique restructuré par l’Ombre, les paroles ne conviennent plus pour saisir les choses au niveau conceptuel. (Timmermann 2007, p. 40, Bøggild 2013, p. 155)

Une des pierres angulaires du programme esthétique du romantisme allemand (Detering 2012, pp. 49–66, Sina 2011, pp. 337–344, Møller-Christensen 1992, pp. 1–401) était l’idée de l’unité dialectique du bon, du beau et du vrai dans l’esprit de l’idéal grec de la kalokagathia. À cet égard également, la pensée d’Andersen est fortement influencée par H. C. Ørsted, qui, en avril 1833, écrit à son ami plus jeune en ce termes : » Fornunften i Fornuften = det Sande, Fornuften i Villien = det Gode, Fornuften i Phantasien = det Skjønne. » (Bøggild 2015, p. 109, Gjesing 2013, p. 20)Footnote 16 L’histoire de la philosophie dérive cette trichotomie conceptuelle de Socrate, une idée qui a dominé la mentalité publique intellectuelle pendant des siècles. Cette hégémonie s’est vu terminer par Nietzsche, qui pensait que cette unité artificielle ne peut être maintenue qu’en embellissant le bon avant de le présenter comme du vrai. Ainsi, ce n’est que la bonté embellie qui nous pousse vers le vrai. (Hévizi 2007, p. 794) Le Savant d’Andersen, lui aussi, est un rêveur romantique impénitent, sur qui on apprend entre autres que « han skrev Bøger om hvad der var Sandt i Verden, og om hvad der var Godt og hvad der var Smukt » (Andersen 1963–1990, p. 132),Footnote 17 mais il avoue que les gens ne font guère attention à ses efforts : « ’jeg skriver om det Sande og det Gode og det Skjønne, men Ingen bryder sig om at høre Sligt, jeg er ganske fortvivlet, for jeg tager mig det saa nær!’ » (Andersen 1963–1990, p. 135)Footnote 18 Il observe avec amertume qu’il le prend tellement à cœur que cela le tue. Il ne s’agit donc plus de la réalisation d’un des principes fondamentaux romantiques de la poésie universelle progressiste schlegelienne, notamment qu’il faut rendre la poésie vivante et sociale et rendre la vie et la société poétiques. (Schlegel 2014, p. 28) Le Savant vit isolé dans son propre environnement ; personne n’est curieux de ses œuvres. Évidemment, le concept de la science du beau—également lié à Schlegel—a échoué ici, concept qui cherche à incorporer la raison dans l’aperception analytique de la sensation de la beauté aussi globalement que possible en identifiant le bon et le beau au niveau conceptuel. Avec cela, l’ancienne unité romantique organique de la perception existentielle semble se désintégrer et la possibilité de faire une impression créatrice positive sur le monde s’évapore.

La conception romantique de la poésie croit non seulement en l’identité du beau et du bon, mais elle formule l’unité essentielle du beau et du vrai. Cette mentalité est fondamentalement rompue par l’Ombre qui ne fait même pas semblant de chercher sa vérité particulière dans le domaine de l’esthétique. Dans son récit sur sa visite dans la maison de la poésie, elle ne cache pas le fait de s’être contentée des expériences acquises dans l’antichambre sombre. Comme elle dit, elle n’a même pas essayé de visiter les chambres intérieures radieuses parce que « ‘jeg var reent blevet slaaet ihjel af Lys, var jeg kommet heelt ind til Jomfruen ; men jeg var besindig, jeg gav mig Tid og det skal man gjøre!’ » (Andersen 1963–1990, p. 134)Footnote 19 L’Ombre essaie de l’éviter ne perdant pas un mot à la description de sa beauté. Il est inutile de visiter les brillantes salles de la maison de la poésie parce que selon la position—peu dissimulée–de l’Ombre, les vérités de la vie humaine ne se trouvent pas dans les couches profondes de l’esthétique. Expressis verbis : la vérité de la poésie mise sur un piédestal d’idéal n’est pas la vérité et elle n’est surtout pas l’attribut de la beauté. C’est pour cela que l’Ombre dirige ses pas plutôt dans les foyers humains que dans des salles lumineuses. Lorsque la nuit tombe, elle escalade les murs, guette les gens à travers les fenêtres et elle voit les choses les plus incroyables dans la sphère intime familiale. Et puisque cette vérité est laide, elle n’intéresse guère le bel univers poétique. De manière obsessionnelle, le Savant n’écrit que du bon qu’il cherche à présenter comme du beau aussi. Le conglomérat de ces deux est censé transmettre la vérité absolue, mais à la lumière de ce qui précède, c’est une entreprise illusoire a priori. Dans l’histoire d’Andersen, l’écriture prend la place de la vérité en vue de l’embellir, mais par cet effort, elle s’anéantit elle-même. L’écriture devient une sorte de reconnaissance de l’impuissance qui élève de plus en plus de murs entre elle-même et la réalité. Le Savant ne peut exister que dans sa propre œuvre, son activité reste donc forcément inefficace. (Møller 1993, pp. 303–310)

Le héros d’Andersen s’avère incapable de créer une relation interactive avec son public par son art d’écrire qui a servi de fondement pour le succès de la culture communicative du romantisme centrée sur le discours. Une version particulière, inverse de cet effort vain apparaît dans le succès de l’Ombre qui fait un pied de nez au romantisme aussi par le fait que son « écriture » se base sur l’exploitation des potentiels cachés dans le commérage, une des formes d’expression orale considérées les plus vulgaires : « jeg saae, ‘sagde Skyggen’, hvad ingen Mennesker maatte vide, men hvad de Allesammen saa gjerne vilde vide, Ondt hos Naboen. » (Andersen 1963–1990, p. 135)Footnote 20 Évidemment, le « genre » du commérage n’a rien à voir avec le beau : les cancans ne parlent guère du bon et en même temps, la vérité de l’information répandue n’est jamais garantie. L’idéal romantique du beau, du bon et du vrai reçoit encore une chiquenaude sur le nez, ce qui accélère le processus de la marginalisation intellectuelle du Savant. La stratégie de l’Ombre est particulièrement efficace parce qu’elle combine l’écriture—s’avérant anémique dans la main du Savant—et la nature orale du commérage avec une finesse inouïe. Les œuvres publiées du Savant sont accessibles à tout le monde—tout comme les articles dans lesquels l’Ombre pourrait trouver un débouché pour sa malveillance dans des journaux. Cependant, ce qui est à la portée de tout le monde dans un tel ou tel organe risque de n’être lu par personne. Il est donc à craindre que le message n’atteigne pas les personnes ciblées. Ainsi, l’Ombre cherche et trouve une autre solution. Elle écrit spécifiquement à la personne sur le compte de laquelle elle a appris du mal et pour le reste, elle se fie aux canaux intermédiaires du commérage qui se répand comme une traînée de poudre : « der blev en Forfærdelse i alle Byer hvor jeg kom. » (Andersen 1963–1990, p. 135)Footnote 21 L’Ombre réussit donc à atteindre ce que le Savant n’a jamais pu faire par ses œuvres sur le beau, le bon et le vrai : elle acquiert du pouvoir et de l’influence et gagne un rang de vrai acteur social. Par son activité, elle anéantit non seulement l’idéal de kalokagathia dérivée de l’Antiquité, mais elle montre par un exemple pratique qu’une forme linguistique de communication basée typiquement sur l’oralité, notamment le commérage, peut devenir particulièrement productive par l’intermédiaire de l’écriture qui est essentiellement étrangère au romantisme. Justement grâce à l’écriture, l’Ombre devient, évidemment, une homme aisé et respecté. La force destructrice et la nature diabolique du commérage apparaissent également dans une histoire postérieure d’Andersen « De Vises Steen » (1858), où la trichotomie du beau, du bon et du vrai finit par se dissoudre dans la notion de la foi (Gjesing 2013, p. 20.)

L’ontologie du duplicate

Rien n’illustre mieux la fracture de l’ancienne unité dans les créations littéraires représentatives du romantisme tardif que la mise en relief de la thématique Doppelgänger. Andersen connaît bien ce procédé : dans L’Improvisatoren, par example, les personnages d’Antonio et de Bernardo sont construits pour refléter l’image l’un de l’autre. Mais alors qu’Antonio est capable de s’élever au-dessus de l’influence de Bernardo, le Savant de Skyggen ne peut se distancer de son ombre. Dès que la réplique commence sa propre vie, la différentiation de l’existence et de l’apparence récrit fondamentalement l’ancienne relation ontologique de l’original et du duplicata. Ce qui complique la situation dans le récit d’Andersen, c’est que l’objet de la simulation de l’Ombre, le monde humain est une création à caractère de simulacre lui-même. L’Ombre remarque en faisant la moue qu’elle ne souhaiterait nullement devenir humaine si l’on ne considérait pas l’existence humaine comme la forme d’existence la plus sophistiquée : « jeg vilde ikke være Menneske, dersom det nu ikke engang var antaget at det var noget at være det! » (Andersen 1963–1990) p. 135)Footnote 22 Car l’existence humaine n’a pas d’attributs essentiels : il suffit de vêtements de bonne coupe et de quelques accessoires d’or pour que quelqu’un semble une personne qu’il n’est. Naturellement, au fond de son cœur, le Savant a tout aussi envie que l’Ombre des avantages sociaux garantis par ces apparences. Pourtant, sa moralité rigide et son contrôle rationnel ne laissent pas émerger ces énergies subversives. Dans la constellation particulière de ces deux personnages, aucun ne peut se débarrasser de l’autre. L’histoire de succès qui s’esquisse derrière l’impressionnante apparence extérieure de l’Ombre est regardée comme la manifestation de la satisfaction des désirs de l’original, une sorte de prolongement imaginaire du Soi. Par contraste, l’Ombre fait de son mieux pour se détacher entièrement de son ancien maître, mais sa barbe clairsemée, entre autres, ne manque pas—quel désagrément!—de lui rappeler régulièrement son origine. Autre symptôme : en ordonnant l’exécution du Savant, elle prend des traits tout à fait anthropomorphes en ayant peur et en tremblant. Cette dualité s’explique par l’attitude narcissique mentionnée du Savant. C’est cette attitude qui révèle que dans son imagination, il a toujours aimé caresser des idées qu’il n’aurait jamais eu le courage d’exécuter dans la réalité. Et lorsque tout cela se produit quand même, il recule avec effroi : le manque d’identité suffocant le rend incapable de gérer la situation actuelle de façon adéquate.

Outre la vie quotidienne, le rapport contradictoire, mais mutuellement complémentaire du Savant et de l’Ombre s’exprime sur le plan de la vision artistique aussi. Cela en dit long sur le héros rationaliste d’Andersen : tandis qu’il aspire à la certitude de la poésie avec tous ses actes intellectuels, il ne trouve pas le chemin qui y mène parce qu’il n’en connaît pas la nature complexe. Dans la relation schizophrène du Savant et de l’Ombre, l’on a l’impression de voir une nouvelle version de la constellation Noureddin-Aladdin d’Oehlenschläger : le Savant sait tout ce que son image ne sait pas, il s’avère pourtant incapable de le mettre en vers. Dans son étude sur l’Aladdin d’Oehlenschläger, Georg Brandes conçoit l’essentiel du rapport entre Henrich Steffens, naturaliste préparant le romantisme danois et le poète Oehlenschläger à l’analogie de la relation entre Noureddin et Aladdin : « Han (Nureddin) staar da fra først af overfor Aladdin omtrent som Steffens overfor Oehlenschläger : han har alle Ideerne, som den anden ikke har, kun kan han ikke sætte dem paa Vers. » (Brandes 1898–1910, p. 229)Footnote 23 De plus, la position spatiale de la maison mystérieuse en face reflète aussi symboliquement l’incertitude intérieure du Savant qui n’habite pas, ne possède pas cet objet mystérieux, mais le regarde de loin avec langueur. (Timmermann 2007, p. 34) C’est sans doute pour cela qu’il n’ose même pas l’approcher ; peut-être y envoie-t-il l’Ombre épier justement pour cela. Pour lui, la poésie n’est autre que toute lumière, toute fragrance, toute musique, une magnifique vision nocturne pleine d’intuitions. Comme il ne vit que dans sa propre construction intellectuelle sous le charme du beau, du bon et du vrai–tout comme Christian, le héros de son roman antérieur intitulé Kun en Spillemand (1837)–il ne peut pas ou ne veut pas noter le côté négatif de la vie. (Mylius 1970, pp. 71–100) Par contre, l’Ombre connaît des secrets sombres de l’existence bourgeoise dont la présentation est volontairement évitée par la littérature Biedermeier contemporaine. Commençant peu à peu à avoir un corps humain, l’Ombre observe le monde derrière la jupe d’une femme faisant des brioches pour transmettre peu après ses expériences directes des mensonges hypocrites des idylles familiales petites-bourgeoises. L’Ombre aperçue entre les jambes d’une femme à jupe éveille involontairement l’association de la grossesse, comme suggérant la naissance de la forme humaine de l’Ombre. De cette façon, l’Ombre incarne le type d’artiste contemporain qui se focalise sur les côtés sombres de la phénoménologie humaine et dévoile le caractère démonique du subconscient. (Mortensen 1994, p. 128) Par cette œuvre, Andersen tourne le dos catégoriquement à la philosophie de l’unité romantique et son système conceptuel de la poésie change radicalement par rapport à ses vues précédentes. La thématisation de l’expérience de clivage provoque une tension bien palpable entre la réalité et le monde de l’apparence, et les piliers de la conscience bourgeoise semblent être ébranlés. Ce processus est illustré par le triangle des rapports entre le Savant, l’Ombre et la princesse.

En homme de la raison et de la logique, le Savant devrait s’ancrer dans la réalité, mais en fait, c’est justement lui dont la sensation existentielle oscille dans la dimension de l’assoupissement tout au long de l’histoire. Selon le récit du narrateur, il vient de se réveiller quand il voit la demoiselle apparaissant parmi les fleurs en flammes sur le balcon de la maison en face. Plus tard, en se rappelant cette scène, il raconte à l’Ombre que ce n’est que pour un instant que le corps astral de la femme a scintillé devant lui, puis « Søvnen sad mig Øinene! » (Andersen 1963–1900, p. 134)Footnote 24 Le tout n’a-t-il été qu’un rêve ininterrompu, ou cette vision brillante s’est-elle intercalée entre deux états d’assoupissement ? Compte tenu des habitudes du Savant, les deux versions sont possibles. Contrairement à lui, la princesse semble toute sceptique et terre à terre quand il s’agit d’apprécier la valeur réaliste des choses. Rien d’étonnant à ce qu’aux bains, elle se fasse soigner de l’étrange maladie de clairvoyance excessive. Néanmoins, sous l’emprise de l’Ombre, elle « se rétablit » de ce mal avec succès et son « médecin » lui fait facilement croire que le Savant n’est autre que son dérivé à lui. Ainsi, la force centripétale de l’univers simulacre n’a aucun mal à aspirer ces deux personnalités fort différentes. Messager de la mort prochaine du Savant—« men der kom en Slags Længsel over mig efterengang at see Dem før de døer, De skal jo døe « (Andersen 1963–1990, p. 132)Footnote 25 l’Ombre accomplit sa mission dans le dénouement. Il assimile définitivement la princesse trompée dans son empire et son adversaire est expédié dans « la vallée des ombres » au sens quotidien du terme. Après la perte de son ombre, le héros de Chamisso a réussi à digérer l’expérience traumatisante à l’aide des outils rationaux de la science, ne serait-ce que brièvement. Cependant, le Savant andersenien n’est sauvé ni par la science, ni par la poésie : selon la vision andersenienne du romantisme, le sujet semble perdre ses points de repère traditionnels dans le monde ébranlé.