Résumé
Au chapitre précédent on a vu que, pendant les années 1930, les continuateurs les plus productifs du fondateur français de la sociologie Mauss, Simiand, Halbwachs — ont reformulé, chacun à leur manière, le concept durkheimien de fait social et sa caractéristique, la coercition qu’exerce sur le sujet (sur l’agent) le reste du monde, au moyen des notions d’attente, d’escompte du futur ou de probabilités. Il ne s’agissait pas à proprement parler de sociologie stochastique, au sens où je crois aujourd’hui possible de construire une telle sociologie sur l’hypothèse que les phénomènes sociaux seraient nécessairement incertains et que les agents, par leurs actions, ne viseraient que la probabilité de leurs buts et non pas effectivement ces buts eux-mêmes1. Toutefois ces trois révisions internes ouvraient autant de brèches dans le déterminisme strictement durkheimien. Plus récemment la sociologie de Bourdieu a offert un remaniement profond de la théorie sociologique qui a placé au fondement de l’expérience de chacun la tension entre les espérances subjectives et ses changes objectives (voir le tableau 2.1, p. 30).
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Condorcet raisonnait ainsi, mais il ne disposait pas (quoiqu’il en ait envisagé certains éléments) des instruments d’objectivation qui sont aujourd’hui à portée de main. Voir Condorcet [2004], Brian [1994] et Brian et Jaisson [2007a] et [2007b].
La combinaison de ces deux hypothèses (tableau 2.2, ci-contre) relève, comme celle de Bourdieu (tableau 2.1, ci-dessus), de l’ontologie du devenir (Fagot-Largeault [2006–2009]), si ce n’est qu’il s’agit dans les deux cas d’une ontologic sociale. D’autres voies sont possibles en sociologie, telle celle empruntéc par Searle [1970]. Mais, à la différence de celle-ci, celles-là pensent le fait social sub specie durationis. Pour dénouer cette intrigue où la métaphysique de la sociologie rencontre, impromptue, l’injonction bergsonienne, il faut en passer une fois de plus par Halbwachs et par sa dette critique à l’égard de Henri Bergson (1859–1941). Voir Jaisson [2008].
Laplace [1814], Cournot [1843], Poincaré [1902], Borel [1914].
Trois ouvrages récents donnent déjà un état de la réflexion épistémologique en économie: un repérage général chez Berthoud, Delmas et Demals [2007]; unc réévaluation de l’œuvre de Cournot chez Touffut [2007]); une approche critique chez Parthenay [2008].
Il est pertinent de s’interroger sur la place qu’occupe le modèle de la physique chez Karl Popper (1902–1994) ou chez les économistes qui s’y réfèrent. Voir Revue de synthèse, no 1, 1993.
Passeron [1991], puis [2006].
Pour l’exploration de cette ligne de partage du point de vue empirique, voir Gérard-Varet et Passeron [1995]; sous l’angle narratif, voir Grenier, Grignon et Menger [2001]; le départ entre sciences sociales et sciences de la nature est réexaminé dans Grignon et Kordon [2009]; pour un état des lieux collectif de l’épistémologie des sciences sociales, voir Berthelot [2001].
Pour une mise au point: Hacking [1999].
Voir Rawls [1996]. Cet article a nourri un débat aux États-Unis qui a récemment été transposé en France dans De Fornel et Lemieux [2007]. L’ensemble de ces textes illustre mon propos ici. Malheureusement, dans le dossier publié en 2007, le va-et-vient entre «nature» et «réalité» fait parfois craindre le retour d’anciennes discussions sur le nominalisme.
Rawls [2007], p. 141–142.
Condorcet, [2004], Essai d’une langue universelle, p. 947–1029, voir Brian [2006]; Neurath [1936], Nemeth [2003]. Condorcet comme Neurath avaient à l’esprit les hiéroglyphes égyptiens. D’une manière générale, il est pertinent de recourir aux diagrammes dans l’exercice épistémologique, voir Alunni [2004] ou Braffort [2009].
C’est un détail de la pl. 56 (Parc automobile mondial, 1914–1928) du recueil Gesellschaft und Wirtschaft. Bildstatistiches Elementarwerk, Leipzig [1930]; les isotypes étaient dessinés par Gerd Arntz (1900–1988). L’historien Lucien Febvre a commenté ce volume dans les Annales en 1931 et l’a pris pour modèle, en 1932, pour le projet d’Encyclopédie française (cf. p. 10 • 81–15 ici et pl. 29, là).
Voir principalement Godechot [2001] et [2007], Jérôme Bourdieu, Heilbron et Reynaud [2003], Knorr Cetina et Preda [2005], Mac Kenzie [2006], Muniesa et Callon [2008].
L’Essai sur le don de Marcel Mauss [1925] a été le point de départ de ce type d’analyses; pour un bilan récent, voir l’introduction de Florence Weber à la réédition de 2007.
Condorcet [1784–1787], notamment les mémoires intitulés «Réflexions sur la règle générale qui prescrit de prendre pour valeur d’un événement incertain, la probabilité de cet événement, multipliéc par la valeur de l’événement en lui-même» et «Réflexions sur la méthode de déterminer la probabilité des événements futurs, d’après l’observation des événements passés». Ces articles sont commentés dans Condorcet [1994] et Brian [1994].
Voir dès la fin des années 1990: Biais, Björk, Cvitanic, El Karoui, Jouini et Rochet [1997], Pliska [1997], Karatzas et Shreve [1998]. Voir aussi la revue Finance and Stochastics.
Brian [1994] et le chapitre précédent.
Voir par exemple, Bourdieu [1972].
Pascal [1654], Condorcet [1785]. Guilbaud [1952] avait appelé l’attention des économistes sur ces antécédents après la publication d’Arrow [1951]. L’analyse des travaux de Condorcet n’a cessé d’être approfondie depuis: Granger [1956], plusieurs colloques entre 1988 et 1994, Condorcet [1994] et [2004], Brian [1994], Mammone-Rinaldi [2008]. Le vol. 4, no 1 du Journal électronique d’histoire des probabilités et de la statistique (2008) fait l’état des lieux à propos des théories mathématiques de la décision et livre une traduction anglaise complète de l’article de Guilbaud.
On doit à Condorcet les premiers éléments à ce sujet. Sur la distinction entre probabilité subjective et probabilité objective, voir Poincaré [1902]. La distinction provient de Cournot [1843], qui a précisé: «c’est […] à la langue des métaphysiciens que j’ai emprunté sans scrupule les deux épithètes d’objective et de subjective qui m’étaient nécessaires pour distinguer radicalement les deux acceptions du terme de probabilité auxquelles s’appliquent les combinaisons du calcul» (p. v). À ce sujet, et sur les discussions ainsi ouvertes, voir Martin [1996].
Après Lévy-Bruhl [1903], la sociologie est prudente à l’égard de l’action normative qu’on pourrait associer à la science — cela vaut aussi par voie de conséquence aujourd’hui pour les sciences sociales. Cette difficulté éclaire les pages que Poincaré et Borel ont consacrées aux probabilités subjectives et objectives, du point de vue du calculateur comme du point de vue du joueur. En économie, plus récemment, Roger Guesnerie s’est attaché à distinguer systématiquement le point de vue descriptif de la théorie économique et celui, normatif, qu’elle peut nourrir: Guesnerie [2005], [2006] pour ce qui touche aux finances.
Bourdieu [1963], commenté au chapitre précédent.
Bourdieu [1972], [1979].
Poincaré [1902/1968], p. 195.
Il se trouve qu’il a procuré la matière sur laquelle s’est formé, au fil de trois siècles, le rapport du calcul des probabilités moderne aux sciences sociales, voir Brian et Jaisson [2007a].
Les modalités sociales de cette inscription ne sont pas aussi simples qu’on pourrait l’imaginer de prime abord, voir, Brian et Jaisson [2007b].
Théry [2007], Brian et Jaisson [2007b].
La question a alimenté des centaines d’études depuis lors. De nouveau, voir Brian et Jaisson [2007a] et [2007b].
Poincaré [1902], p. 195 Il réemploie et précise le vocabulaire de Cournot. Celui-ci s’était attaché à définir le hasard d’un point de vue objectif comme «la combinaison ou la rencontre de phénomènes qui appartiennent à des séries indépendantes dans l’ordre de la causalité» [1843], p. 73 (c’est encore l’exemple typique de «la tuile», Cournot [1875]). Les mises au point de Poincaré et de Borel permettent de répondre à divers commentateurs qui ont cherché dans ce hasard objectif une métaphysique du hasard absolu ou du chaos radical, alors qu’elle ne s’y trouve pas.
Borel [1914], p. 226–227.
Pour une étude détailléc de la transformation de l’articulation entre calculs et institutions dans le cas du sex-ratio à la naissance, voir, Brian et Jaisson [2007a] et [2007b].
Condorcet [1793-1794/2004], p. 921–937.
Taleb [2005].
Il n’est pas nécessaire de vouer un culte à l’argent pour considérer qu’il y a bien un objet consistant à cerner dans le phénomène financier, voir, Walter et Brian [2007a]. Dénier cette consistance et l’étudier tout de même, voilà qui serait vain.
Des auteurs tels que Condorcet, Halbwachs ou Keynes ont envisagé les phénomènes économiques et sociaux de points de vue comparables. Sur le recours à une telle épistémologie en sociologie, voir Brian et Jaisson [2007b].
Brian et Jaisson [2007b].
Brian [1994], [2001].
Brian [1996], [2002].
Hacking [1990].
Porter [1986].
Brian et Jaisson [2007a].
Sur cette question et pour des exemples, voir, Brian et Alunni [2001].
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Brian, É. (2009). Quatre modalités de l’incertitude. In: Comment tremble la main invisible. Springer, Paris. https://doi.org/10.1007/978-2-287-99665-8_2
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