Bien que très rare, l’embolie amniotique (EA) est une pathologie grave et l’une des premières causes de mortalité obstétricale en France.1 Elle survient dans la plupart des cas pendant le travail ou tout de suite après la naissance de l’enfant.2 Des cas isolés ont été rapportés en dehors de ces circonstances, notamment lors du deuxième et même du premier trimestre de la grossesse, mais elles constituent souvent des formes cliniques atypiques ou incomplètes.3,4 L’originalité de cette observation est liée d’une part aux circonstances de survenue, au décours d’une interruption médicale de la grossesse à 24 semaines d’aménorrhée (SA) et d’autre part à la positivité des marqueurs de l’EA.

On a obtenu un consentement signé de la patiente pour ce récit.

Observation

Une patiente âgée de 35 ans, deuxième geste, nullipare, porte un fœtus pour lequel l’examen échographique systématique de la 22ième SA a mis en évidence une volumineuse masse cervicale latérale droite échogène et pleine, à contenu liquide et solide, évoquant un tératome avec une extension locorégionale à l’examen échographique réalisé à 24 SA. L’indication d’une interruption thérapeutique de grossesse a été portée et acceptée par les parents. Par ailleurs, l’état général de la mère était satisfaisant et son examen clinique était sans anomalies. Le déclenchement du travail était obtenu par prise de prostaglandines et d’antagonistes des récepteurs de la progestérone (misoprostol à la posologie de deux comprimés de 200 μg par voie orale toutes les trois à quatre heures en association avec le mifépristone,) suivie d’une rupture des membranes amniotiques sous anesthésie péridurale. Une injection foeticide a été réalisée le matin du déclenchement, avant la première prise de misoprostol. Après l’accouchement, une révision utérine sous anesthésie péridurale était réalisée pour rétention placentaire non hémorragique (hémorragie mesurée sur sac de recueil : 250 mL). Le geste obstétrical s’accompagnait brutalement d’une hypoxie (SpO2 à 70 % sous 100 % de F i O2) sans bronchospasme, associée à une instabilité hémodynamique (fréquence cardiaque à 140 battements·min−1 et pression artérielle à 70/30 mmHg) et des signes d’insuffisance cardiaque droite (turgescence des jugulaires, hépatomégalie avec reflux hépato jugulaire) suivis d’un état de coma. Devant ce tableau, on a procédé à une expansion volumique (500 mL sérum physiologique), à l’administration de la norépinephrine à la seringue électrique (1 mg·h−1) et à la réalisation d’une intubation orotrachéale. Cette prise en charge a permis une normalisation rapide des paramètres respiratoires. Toutefois, l’état hémodynamique restait instable. Quinze minutes plus tard, on a objectivé une hémorragie estimée à 750 mL d’origine intra-utérine. Une échographie réalisée en urgence ne trouvait pas d’hémopéritoine et montrait une vacuité utérine. L’examen gynécologique retrouvait un saignement d’origine intra-utérin et cervical. Une sonde de Folley était mise en place en position intra-utérine ainsi que trois mèches vaginales. Le bilan réalisé lors de l’incident initial révélait un tableau de coagulopathie intravasculaire disséminée (CIVD) sévère avec un taux de prothrombine (TP) à 15 %, un fibrinogène inférieur à 0,1 g·L−1, une numération de plaquettes à 76 000 E/mm−3 et des produits de dégradation de la fibrine positifs associés à un taux d’hémoglobine à 4,6 g·dL−1. La patiente était transfusée en urgence par 8 unités de concentrés de globules rouges, six unités de plasma frais congelé, dix concentrés plaquettaires et 4 g de fibrinogène. L’embolie amniotique était fortement suspectée devant l’installation immédiate après l’accouchement d’une hypotension artérielle profonde, d’une détresse respiratoire hypoxique, d’un état de coma et d’une CIVD. On a procédé, avant la transfusion, à une étude cytologique du prélèvement veineux périphérique et du liquide de lavage broncho-alvéolaire maternel, au dosage sanguin de la tryptase et de l’alphafoetoprotéine (AFP) et à la recherche de la protéine de liaison au facteur de croissance insulinomimétique 1 (IGFBP1). Tous ces tests ont été refaits la sixième heure suivant le début des événements.

L’évolution était marquée par la disparition progressive du saignement et la stabilité des constantes hémodynamiques et respiratoires de la patiente. Le bilan biologique réalisé à la fin de la polytransfusion montrait un taux d’hémoglobine à 12,4 g·dL−1, une numération de plaquettes à 123000 E/mm−3, un TP à 80 % et un fibrinogène à 1,1 g·L−1. La sédation était arrêtée à deux jours d’hospitalisation. Devant l’absence de reprise hémorragique, la correction des troubles de l’hémostase, l’absence de déficit neurologique et le sevrage de la norépinephrine, la patiente était extubée avec bonne tolérance respiratoire et hémodynamique. La sonde de Folley intra-utérine ainsi que les mèches étaient retirées sans récidive du saignement.

L’étude cytologique du prélèvement sanguin et du lavage broncho-alvéolaire (examen direct en microscopie optique après coloration au bleu de Nil) montrait la présence de squames épithéliales. La tryptasémie réalisée lors de l’incident initial était normale (< 5 μg·L−1) alors qu’elle était à 7 μg·L−1 à six heures d’évolution. La concentration de l’AFP était augmentée lors du premier prélèvement (43 μg·L−1) alors que normale lors du deuxième (19 μg·L−1). La recherche d’IGFBP-1 dans le plasma était réalisée par un test semi-quantitatif habituellement pratiqué sur les sécrétions vaginales dans le diagnostic de la rupture prématurée des membranes. Le test se positive pour un taux d’IGFBP-1 > 25 μg·L−1. Il était positif dans le sang pour les deux temps.

Devant l’évolution rapidement favorable, la patiente sortait de l’hôpital au quatrième jour sans séquelle.

Discussion

Décrite depuis 1926 par Meyer,5 l’EA reste une pathologie mal connue qui continue à faire débat sur sa fréquence, sa physiopathologie et son diagnostic. Elle survient le plus souvent pendant le travail, au moment de l’accouchement ou lors de la délivrance. Malgré sa rareté, l’EA doit faire l’objet d’un haut niveau de suspicion clinique en raison de sa gravité potentielle. Elle est l’une des grandes causes de mortalité maternelle à travers le monde.

La physiopathologie de l’EA reste à l’heure actuelle mal connue. Le primo movens de l’EA est une brèche entre la circulation maternelle et le liquide amniotique, permettant aux composants de ce dernier de passer dans la circulation maternelle au moment du travail ou de l’accouchement. Le liquide amniotique est composé de cellules de peau desquamées, de mucines, de lanugo. Cependant, ces composants peuvent être retrouvés chez la femme enceinte sans symptomatologie d’EA, dans des prélèvements sanguins ou au niveau de la circulation pulmonaire. La présence de cellules amniotiques n’est donc pas pathognomonique du diagnostic d’EA.6 De même, lors d’expérimentation animale, l’injection de liquide amniotique dans la circulation sanguine ne provoque pas constamment une symptomatologie d’EA.7 Un mécanisme immunologique a été également discuté par Clark et coll.,8 qui ont proposé de renommer l’EA : « le syndrome anaphylactoïde de la grossesse » en raison de ses similitudes avec le choc anaphylactique. En effet, la concentration élevée en tryptase dans le sang maternel, témoignant d’une dégranulation mastocytaire, est fréquemment observée chez les femmes présentant un tableau d’EA. L’infiltration du tissu pulmonaire par des éosinophiles décelée lors d’autopsies pour suspicion d’EA est en faveur de cette hypothèse. De même, le passage dans la circulation maternelle de liquide amniotique contenant des substances aux propriétés vasoactives et procoagulantes, commele facteur tissulaire, le facteur d’activation plaquettaire (PAF), le thromboxane, la bradykinine, les leucotriènes, l’endothéline et autres métabolites de l’acide arachidonique, déclencherait une activation des médiateurs de l’inflammation. Un autre mécanisme immunologique est suggéré actuellement et repose sur l’activation du complément. En effet, des concentrations basses de C3 et C4 ont été rapportées chez plusieurs patientes présentant un tableau d’EA en comparaison avec des parturientes accouchant normalement.9,10

La plupart des observations d’EA font état de grandes catastrophes obstétricales. Le diagnostic d’EA est avant tout un diagnostic clinique. Même s’il n’existe pas de consensus large sur des critères objectifs, une EA doit être suspectée chez une femme présentant, classiquement au cours du travail ou dans les 48 h suivant l’accouchement, un ou plusieurs des symptômes suivants : un collapsus cardio-vasculaire avec une hypotension artérielle profonde, une détresse respiratoire hypoxique, des convulsions et/ou un coma et une CIVD.11-13 Ces critères cliniques peuvent être isolés. De nombreuses formes atypiques ou incomplètes ont été décrites.8,14 La particularité de cette observation est dans la survenue de l’EA à un terme précoce (24 SA). Quelques cas similaires ont été rapportés dans la littérature.2-4 Toutefois, le diagnostic a été retenu uniquement devant le contexte et le tableau clinique sans apporter d’éléments de preuves biologiques et/ou anatomopathologiques.

Comme les symptômes cliniques, les résultats des examens biologiques lors de l’EA sont non spécifiques. On peut observer une hyperleucocytose. Le diagnostic de CIVD repose sur une chute du TP, une baisse du fibrinogène et/ou la présence d’une thrombopénie. Les enzymes cardiaques peuvent être élevées et une hypoxémie est objectivée par la mesure des gaz du sang artériel. Même s’il n’existe aucun test spécifique de l’EA, plusieurs examens biologiques ont été proposés pour améliorer le diagnostic d’EA : Historiquement, la mise en évidence de cellules fœtales et /ou d’éléments du liquide amniotique après aspiration à travers un cathéter pulmonaire artériel était jugée comme pathognomonique d’EA,15 jusqu’à ce que l’on montre que ces mêmes éléments pouvaient être présents également dans la circulation maternelle en l’absence d’EA et même chez des femmes non enceintes.13 D’autres substances dans le sang périphérique ont été suggérées comme marqueurs de l’EA dont la tryptase, l’AFP et l’IGFBP-1.

Une augmentation de la concentration plasmatique de tryptase est rapportée dans quelques séries de cas d’EA.16,17 Son dosage permet d’établir l’existence d’une réaction anaphylactique mais ne statue pas sur la nature du facteur déclenchant qu’il soit infectieux, médicamenteux ou amniotique. De plus, l’augmentation de la tryptase sérique ne semble pas constante dans l’EA, faisant discuter la place du processus anaphylactique dans cette pathologie.13 À la différence de l’histamine, l’augmentation de la concentration de cette protéine dans la circulation sanguine perdure plusieurs heures après la réaction, même en post mortem.18 Dans notre observation, on a remarqué l’augmentation de sa concentration au deuxième prélèvement, à la sixième heure suivant le début des événements.

L’AFP est une protéine vectrice d’origine exclusivement fœtale. Elle est synthétisée par le foie fœtal, sécrétée dans le sang puis excrétée dans les urines fœtales et le liquide amniotique. Elle diffuse alors à travers les membranes et le placenta dans la circulation maternelle où elle augmente jusqu’à un plateau vers 32 SA. L’augmentation de l’AFP n’a été ainsi décelable que dans le seul cas de suspicion précoce d’embolie survenue au second trimestre de la grossesse et jamais au terme de la grossesse.19 Dans notre observation, les transfusions réalisées avant le deuxième temps peuvent expliquer la diminution de la concentration d’AFP entre les deux prélèvements (hémodilution).

L’IGFBP-1 semble être un marqueur prometteur de l’embolie amniotique quel que soit le terme. L’IGFBP-1, facteur de croissance fœtal synthétisé par les cellules choriales, est fortement exprimée dans le placenta, la décidue et le liquide amniotique, 1 000 fois plus que dans le sérum maternel.20,21 Sa positivité pourrait être corrélée à un passage de liquide amniotique dans la circulation maternelle datant de moins de douze heures, délai au-delà duquel l’IGFBP-1 se dégrade et n’est plus détectable. La détection de l’IGFBP-1 est utilisée dans de nombreuses maternités grâce aux bandelettes réactives permettant le diagnostic de rupture des membranes fœtales. Une étude cas-témoins a récemment rapporté que la valeur de l’IGFBP-1 sérique (dosage quantitatif) dans les six heures suivant le début des symptômes était significativement augmentée chez les femmes atteintes d’EA, avec une valeur seuil optimale de 104,5 μg·L−1.22

L’interprétation de ces différents immunodosages doit s’appuyer sur des prélèvements horodatés réalisés si possible avant la transfusion. Dans le cas contraire, elle doit tenir compte des phénomènes d’hémodilution (transfusions, perfusions). Notre observation, avec les limites qu’elle comporte, indique qu’une EA pourrait survenir à un terme précoce et montre l’importance des marqueurs biochimiques qui peuvent apporter des arguments au diagnostic, cependant les performances de ces différents tests restent à préciser (sensibilité, spécificité, valeur seuil).

Conclusion

Le diagnostic d’EA reste difficile à établir en raison de la rareté de cet événement, de sa variabilité clinique, de la possibilité d’un passage physiologique lors du travail, et de l’absence de gold standard biologique. En cas de suspicion d’EA, la prudence consiste à réaliser lors de la défaillance clinique ou dans ses suites immédiates pour limiter toute hémodilution, au moins un prélèvement sérique pour étude des marqueurs amniotiques et de la tryptase.