ANNEXE - Réponses au questionnaire
1.1 The Right to Be Forgotten / Le droit à l’oubli – Questionnaire Franz Werro
Question 1
How is the right to be forgotten protected under your law? Does your law specifically grant a right to be forgotten or does this right derive from a more general framework?
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En droit civil québécois les tribunaux appliquent les règles générales de la responsabilité civile. Dans ce cadre, ils ont considéré qu’en certaines circonstances, on peut commettre une faute de violation d’oubli. Certains auteurs en ont déduit l’existence d’un droit à l’oubli. Ainsi, le rappel d’évènements survenus dans le passé a été jugé fautif lorsqu’il y a absence de démonstration d’un intérêt public de la part de la personne qui a fait la divulgation. Les exemples suivants sont tirés de la jurisprudence québécoise.
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Dès 1889, la Cour supérieure du Québec a estimé qu’un journal Le Violon avait eu tort de faire revivre certaines «accusations depuis longtemps oubliées» concernant le demandeur. Cette décision fut confirmée par la Cour de révisionFootnote 46. Plus récemment, dans l’affaire Lévesque
Footnote 47, la Cour Supérieure a dû trancher sur une revendication du droit à l’oubli. Le requérant, Lévesque, poursuivait le Journal de Québec pour avoir rappelé le crime qu’il avait commis deux ans auparavant dans une «piquerie» de la ville de Montréal. Lévesque avait alors été impliqué dans une bagarre entre groupes criminels. La juge a conclu que le Journal n’avait pas commis de faute étant donné que l’information dévoilée était accessible au public. De plus, puisque l’objet de l’article portait sur l’incendie de la «piquerie» où Levesque avait jadis commis son crime, l’information divulguée demeurait d’intérêt public.
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Par contre, dans une affaire semblableFootnote 48, Gilbert Ouellet a poursuivi le journal Photo-Police pour avoir publié un article relatant le crime commis par sa défunte épouse dix ans auparavant. Cette dernière avait tué leurs quatre enfants pour ensuite s’enlever la vie. Le juge de la Cour du Québec a conclu que l’article publié était «sensationnaliste» et qu’il ne pouvait être justifié par l’intérêt du public à l’information. Dans une autre affaire de la Cour du QuébecFootnote 49, le juge Barbe rappelle qu’il est difficile pour celui qui participe à des «activités publiques de nature politique» d’invoquer un droit à l’oubli. Se référant aux propos de la juge Piché dans Szabo c. Morissette
Footnote 50, le juge de la Cour du Québec mentionne que « celui qui est à l’origine de l’histoire ne peut blâmer d’autres que lui-même s’il n’a pas aimé qu’on parle de lui ».
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La faute de violation de l’oubli telle que reconnue en droit québécois découle de la diffusion d’une information autrefois connue mais en conférant à celle-ci une portée temporelle et spatiale différente de celle découlant de la diffusion initiale. Ce qui est jugé fautif et sanctionné est la redivulgation considérée injustifiable dans le contexte où elle se produit. À ce titre, la légitimité juridique de la prétention à l’oubli se structure par l’appréciation du contexte de la diffusion de l’information. L’oubli est donc un droit pour la personne concernée lorsqu’il est jugé déraisonnable de diffuser l’information. Alors, la diffusion est jugée fautive, c’est à dire qui n’aurait pas été faite par une personne raisonnable oeuvrant dans des circonstances analogues. Le contexte dans lequel s’effectue la diffusion est un facteur très important dans ce processus de détermination de son caractère fautif
Question 2
What are the limits to the right to be forgotten under your law?
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Le « droit à l’oubli » doit être distingué du droit de faire effacer les liens générés par un moteur de recherche crée par la décision de la Cour de justice européenne. En droit canadien, on ne peut postuler que le droit de la protection des renseignements personnels procure un droit au déréférencement des résultats de rechercheFootnote 51.
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La garantie constitutionnelle de la liberté d’expression, entendue comme protégeant la liberté de rechercher des informations ne contrevenant pas à la loi, s’oppose à une application d’un « droit au déréférencement » qui prétendrait se réclamer du droit à la protection des renseignements personnels. Dans Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 401
Footnote 52, la Cour suprême du Canada a invalidé la loi albertaine sur la protection des renseignements personnels en ce qu’elle prohibait la prise d’images dans un lieu public.
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La Loi attaquée interdisait de recueillir des renseignements, ici des images de personnes franchissant une ligne de piquetage et ne comportant aucune information intime, sans le consentement de celles-ci. Dans la situation présentée à la Cour, aucun détail concernant le mode de vie ou les choix personnels des intéressés n'avait été dévoilé. Or, la loi, à l’instar des autres lois sur la protection des renseignements personnels en vigueur au Canada ne fait aucune distinction : tout renseignement personnel y est traité de la même façon, même ceux qui ne relèvent pas de la vie privée. Il est interdit de le collecter et de le diffuser sans consentement sauf pour des motifs définis de manière très étroite. C’est cette absence de possibilité de laisser un espace à l’exercice des autres droits fondamentaux qui rend excessive la loi sur la protection des renseignements personnels. En somme, la Cour fait échos à une évidence : il existe des renseignements portant sur les personnes qui ne relèvent pas de la vie privée de celles-ci. La Cour rappelle la nécessité de baliser les interdictions se trouvant dans les lois sur la protection des renseignements personnels. Telles que rédigées, ces lois interdisent de capter, conserver et diffuser toute information relative à une personne identifiable sans sa permission et cela même lorsqu’elle se trouve dans des lieux publics. La Cour juge que de tels interdits limitent la liberté d’expression de façon déraisonnable.
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La Cour explique que ces lois doivent comporter des balises afin de permettre l’exercice des activités expressives ne portant pas sur des matières relevant de l’intimité des personnes. La Cour a jugé que la loi albertaine sur la protection des renseignements personnels empêchait de recueillir des renseignements personnels, telles que des prises d’images ou des vidéos lors d’une manifestation au cours de laquelle le public pouvait facilement observer les personnes qui y prennent part.
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Cette décision de la Cour suprême invalide l’approche qui a prévalu au Canada depuis plus de trois décennies en matière de protection des renseignements personnels. Portées par un mouvement qui semble postuler que la vie privée est le seul droit fondamental à devoir être protégé, ces lois ignorent pratiquement les impératifs de la libre circulation de l’information dans les espaces publics. En invalidant la loi albertaine, la Cour met fin à ce déséquilibre.
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Bien sûr la Cour reconnaît la légitimité de protéger le droit à la vie privée et d’assurer que la collecte et la communication de renseignements personnels soient encadrées. Mais elle vient rappeler que tout renseignement personnel n’est pas automatiquement un renseignement sur la vie privée d’une personne, surtout s’il s’agit d’un renseignement se trouvant légitimement dans l’espace public. Il est donc excessif de considérer tout renseignement personnel comme étant assujetti au bon vouloir du sujet. Les libertés expressives imposent de baliser la faculté de l’individu à l’égard des informations le concernant en tenant compte des droits des autres et du public en général.
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Pour l’heure, bien qu’il porte sur un phénomène passablement distinct de ceux qui sont concernés par les moteurs de recherche, ce prononcé de la Cour suprême laisse planer d’importants doutes sur la possibilité, en droit canadien, d’un droit au déréférencement qui se fonderait sur les principes issus des lois sur la protection des renseignements personnels.
Question 3
What are, in your law, the legal remedies available to enforce the right to be forgotten?
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Les recours en responsabilité civile sont les voies privilégiées pour sanctionner les diffusions intempestives et fautives de faits passés qui ne correspondent pas à un intérêt public démontrable. Quant au droit au déréférencement, il est possible en vertu des principes du droit commun dès lors qu’il est démontré que le document vers lequel pointe un hyperlien est contraire à la loi.
Question 4
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Dans le prolongement de la question précédente, est-ce que votre droit permet à une personne qui s’estime lésée par une information sur internet d’obtenir une réparation de son dommage ou de son tort moral ? Si oui, est-ce que la mise en oeuvre d’une telle action en responsabilité est réalisable en pratique ?
As a follow-up to the previous question, does your law allow the plaintiff to receive material or immaterial damages? If yes, is such remedy realistic in practice?
Question 5
In general, how do you assess the implementation of the right to be forgotten in your law? Is it effective? Is it used in practice? Are there particular obstacles in the implementation of this right?
Question 6
How did courts and commentators in your country welcome the ECJ ruling on Google v González?
Question 7
For those who are from a country that is not part of the European Union, did your courts follow the ECJ ruling on the right to be forgotten? Is it likely Do that they will follow it?
Question 8
Did your law already grant a similar right to be forgotten than the one stated in the ECJ ruling?
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En droit canadien, on ne peut postuler que le droit de la protection des renseignements personnels procure un droit au déréférencement des résultats de rechercheFootnote 53. Un droit au déréférencement qui se fonderait sur les principes issus des lois sur la protection des renseignements personnels apparaît poser d’importants problèmes de compatibilité avec la liberté d’expression.
Question 9
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Pour mettre en oeuvre la décision de la CJUE, Google a mis en place un formulaire permettant à toute personne intéressée de déposer une requête pour déréférencer une information qui la concerne. Sur la base de cette demande, Google doit faire une pesée des intérêts entre l’intérêt privé de la personne à déréférencer son information et l’intérêt public à ce que l’information soit publique. Google ne rend toutefois pas publique la manière dont il traite les requêtes de déréférencement. En particulier, Google n’informe pas le public du nombre de demandes qu’il reçoit, du type de demande, du cercle des personnes concernées, du nombre d’acceptation et de refus et des raisons des refus. Pensez-vous que Google doive améliorer la transparence dans la mise en oeuvre du droit à l’oubli ?
To implement the ECJ ruling, Google has created a form in which anyone interested can submit a request to have information about him-or herself be delisted. Based on this request, Google will weigh between the private interest of the petitioner and the public interest to be informed. Google does not disclose the ways in which it deals with requests. In particular, Google does fully not disclose, the category of requests that are excluded or accepted, the proportion of requests and successful de-listings and, among others, the reason for the denial of delisting. Do you think that Google should be more transparent about the ways it uses to implement the right to be forgotten?
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Dans beaucoup de pays démocratiques, on commencerait par s’étonner qu’un tribunal supposément attaché au respect de l’État de droit ne trouve aucun problème à confier à une entreprise, le soin de décider des conflits entre le droit du public d’accéder à des documents licitement en ligne et les revendications de ceux qui aimeraient mieux que leurs faits publics passés soient rendus introuvables. À cet égard, la question de transparence ne serait pertinente que dans la mesure ou l’on trouve conforme à l’État de droit, le fait de confier à une société privée le soin d’arbitrer entre les droits fondamentaux.
Question 10
Is the procedure prepared by Google used in your country?
Question 11
Is there any upcoming legal reform in your country whose purpose is to reinforce or modify the right to be forgotten?
Question 12
In your opinion, what should be the next step in the protection of the right to be forgotten? Do you think that one must go further and strengthen the right to be forgotten? Do you think that the European Union should modify or adapt its legislation on the right to be forgotten?
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Les lois actuelles de protection des données personnelles fondées sur la fiction du « consentement » ne procurent plus les cadres appropriés pour garantir que l’utilisation des données générées par la collectivité se fera dans le respect des droits fondamentaux et des valeurs démocratiques. En Europe, là où la réflexion est parfois plus avancée sur ces questions, on continue d’envisager la régulation des données associées aux personnes comme on le faisant dans le dernier quart du 20e siècle. Une pareille approche donne une régulation d’autrefois pour encadrer les pratiques du futur.
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Faute d’innover sur les mécanismes de régulation, on s’épuise à tenter d’appliquer des lois persistant à postuler que les données relatives à une personne ne peuvent être utilisées que moyennant son consentement et uniquement pour des finalités précises. Cette vision individualiste s’accroche à la fiction d’un « consentement » que les internautes et tous les usagers d’objets connectés donneraient en pleine connaissance de cause. Cette approche produit un résultat déficient: pratiquement la plupart des utilisations des données par les géants du web, même celles qui soulèvent beaucoup d’inquiétudes, sont autorisées. Nous avons tous cliqué le rituel « J’accepte » dès lors que nous avons décidé d’utiliser une application, un site ou un objet de ce monde connecté !
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Les lois actuelles sur les données personnelles ne font que gérer l’abandon de nos libertés aux conditions définies par les géants du web. À cet égard, le droit au déréférencement est un mécanisme qui confère à ceux ui en ont les moyens, les capacités de compliquer la vie de ceux qui recherchent une certaine transparence à l’égard des gens de pouvoir comme les professionnels ou les personnalités publiques.
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Désormais, les données massives sont essentielles à la création de valeur dans les environnements connectés. Pour l’heure, les lois persistent à imposer que ces masses d’information ne soient utilisées que pour des « finalités » définies. Avec le droit au déréférencement tel que créé en Europe, on s’enfonce plus profondément dans une vision formaliste fondée sur le »consentement » et l’hypothèses selon laquelle il est encore possible de déterminer les finalités d’une information qui circule dans le cyberespace.
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Or, les traitements de données massives procèdent de logiques qui font fi des finalités au nom desquelles elles ont été initialement collectées. Devenues « Big Data », ce ne sont plus des données « appartenant » aux individus. Massivement utilisées, les données sont une ressource commune à tous, comme l’air et l’eau que nous utilisons. Comme l’eau, l’air ou les fréquences radioélectriques, les données sont au cœur de la création de valeur fondée sur l’IA. Leur utilisation doit se concevoir comme un privilège régi par des balises que les États doivent avoir le courage d’imposer et de faire respecter.