Résumé
Dernière « grande névrose » décrite par des somaticiens avant la classification freudienne, la neurasthénie (Beard, 1869, 1880; Charcot, 1887) connaît un essor considérable entre 1870 et 1900, aux États-Unis et en Europe. Puis elle est démembrée et annexée par la psychiatrie, sous la forme de la psychasthénie (Janet, 1903) et des accès dépressifs mineurs. Elle amorce alors un lent déclin, mais est encore individualisée par P. Guiraud (1956) et par la CIM-10 (1992). Préparée par les travaux de E. Brissaud (1890) et de E. Hecker (1892), la névrose d’angoisse de Freud (1895) reste toutefois la principale entité issue du démembrement de la neurasthénie, associant attente anxieuse, attaques d’angoisse et accès rudimentaires. Diffusée en France par Hartenberg, Lalanne (1902), puis Heckel (1917), son autonomie est contestée par G. Ballet, Pitres et Régis (1902), F. Raymond (1911). À partir de 1910, la vaste constitution émotive héréditaire (E. Dupré) tend à englober la névrose d’angoisse, ainsi que de nombreuses manifestations rattachées jusque-là à l’hystérie et (après 1914) les pathologies post-traumatiques de guerre (Devaux et Logre, 1917; De Fleury, 1924). Mais de nombreux auteurs français séparent anxiété psychique et angoisse somatique (Brissaud, 1902; Claude et Lévy-Valensi, 1938; Ey, 1950). Après 1945, diverses entités (stress, vagotonie, spasmophilie) semblent l’indice de nouvelles tentatives d’annexion des manifestations anxieuses par la médecine interne. À partir des années 1960, deux courants antagonistes s’affrontent à leur sujet: l’un, d’inspiration psychanalytique, soutient l’autonomie de la névrose d’angoisse, l’autre, issu de la psychopharmacologie, sépare anxiété permanente et accès d’angoisse aiguë. Cette dernière, rebaptisée attaque de panique (D. Klein, 1962), reprend en fait les descriptions de l’anxiété paroxystique (Brissaud), de l’attaque d’angoisse (Freud), de l’accès émotif (Dupré), de la crise anxieuse ou émotive (Devaux et Logre), de la forme paroxystique mentale de l’angoisse (Heckel). Bien que la dichotomie entre trouble panique et anxiété généralisée soit officialisée par le DSM-IV et la CIM-10, une approche dimensionnelle récente regroupe dans le même cadre clinique de nombreuses manifestations anxieuses et « névrotiques », au-delà de la névrose d’angoisse freudienne.
Abstract
The last “great neurosis,” described by general practitioners before the Freudian classification, the neurasthenia (Beard, 1869, 1880; Charcot, 1887) originated between 1870 and 1900 in the USA and in Europe. It was then dismembered and annexed by the psychiatrists, through psychasthenia (Janet, 1903) and mild depressive states. It declined slowly at the beginning of the 20th century, but is still alive in the textbook of P. Guiraud (1956) and in the ICD-10 (1992). Helped by the works of E. Brissaud (1890) and E. Hecker (1892), Freud’s “anxiety neurosis” (1895) remains, however, the most famous clinical entity resulting from the dismemberment of neurasthenia. It includes anxious expectation, anxiety attacks, and somatic equivalents. Diffused in France by Hartenberg, Lalanne (1902), and then Heckel (1917), it was contested by G. Ballet, Pitres and Regis (1902) and F. Raymond (1911) — successor of Charcot at the Salpêtrière Hospital. After 1910, the hereditary “emotive constitution” of E. Dupré tended to gather the manifestations of anxiety neurosis, several hysterical symptoms, some depressive disorders, and post-traumatic disorders resulting from the lst World War (Devaux and Logre, 1917; De Fleury, 1924). But many French authors separated psychical anxiety and somatic anguish — later named panic disorder, (Brissaud, 1902; Claude and Lévy-Va1ensi, 1938; Ey, 1950). After 1945, the emergence of several somatic entities such as stress, vagotonia, and spasmophilia can be seen as new attempts by general practitioners for the annexation of anxiety disorders. After 1960, two opposite clinical orientations can be described: those inspired by psychoanalysis maintain the autonomy of anxiety neurosis; others separate, from psychopharmacological criteria, generalized anxiety and acute anguish. This last, named “panic attack” (D. Klein, 1962), gathers in fact the symptoms of paroxysmal anxiety (Brissaud), anxiety attack (Freud), emotive attack (Dupré), emotive or anxious crisis (Devaux and Logre), and the mental paroxysmal form of anxiety (Heckel). Though the clinical dichotomy between generalized anxiety and panic disorder has been emphasized by DSM-IV and ICD-10, a dimensiona1 approach of mental disorders would include most anxious and “neurotic” symptoms, beyond anxiety neurosis.
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Haustgen, T. Les états anxieux dans l’histoire de la médecine Deuxième partie: de la neurasthénie au trouble anxiété généralisée. Psychiatr Sci Hum Neurosci 9, 41–54 (2011). https://doi.org/10.1007/s11836-010-0155-6
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