1 Préalables

1.1 Position du problème

Selon une fameuse maxime attribuée à David Hume,Footnote 1 il n’est pas possible de faire découler directement une norme de faits: on ne saurait fonder objectivement un « devoir» sur des constatations de faits. Le monde des faits, qu’on peut décrire, se distingue de celui des normes, qu’on ne peut qu’expliquer.

La question posée en philosophie est particulièrement cruciale pour l’univers juridique, composé de normes qui, d’une manière ou d’une autre, sont tout au moins inspirées, « tirées», de l’univers factuel—éthique, politique, idéologique—des conceptions de la société et ont été adoptées en rapport avec cet univers. Il y a donc bien des lieux de passage de l’un à l’autre. C’est à la description de ces lieux, de ces voies d’entrée de l’un à l’autre que ce texte est consacré. C’est aussi le premier chapitre de la théorie du droit—et c’est de celui-ci qu’il sera question dans ce texte —, le deuxième étant celui de l’élaboration interne au système juridique des solutions normativesFootnote 2 et la troisième celui de la réception sociale des normes juridiques.Footnote 3

Mais préalablement il faut être au clair sur les trois concepts—faits, normes, droit—entre lesquels un réseau de maillages tisse les relations à analyser. C’est le troisième concept qui est le plus facile à définir, car il est formalisé et institutionnalisé; c’est donc par lui que nous allons commencer.

C’est le plus aisé d’accès, car sa formalisation est complète: les normes constituant l’ordre juridique font l’objet de textes qui sont le seul moyen de les connaître. Le droit est en outre institutionnalisé: ces textes ne peuvent être adoptés que par les seules autorités définies par des textes du même ordre juridique. Pour qu’une norme—quelle que soit sa définition—lui appartienne, il faut et il suffit qu’elle ait été adoptée par une autorité dans le cadre de ses compétences et selon la procédure qui est la sienne. Et, parce que l’autorité, ses compétences et la procédure sont elles-mêmes définies par des normes de l’ordre juridique, on peut dire que celui-ci est autoréférentiel: il définit lui-même les normes en tant que juridiques.

Il en va autrement pour les faits: l’ordre juridique peut considérer comme un fait tout élément, toute chose, tout comportement, toute situation comme un fait dès lors que le droit l’exclut comme norme juridique. La définition de ce qu’est un fait est donc négative: tout ce qui, pour user d’une métaphore, se trouve à l’extérieur de l’ordre juridique tant que celui-ci ne l’assimile pas: accidents, témoignage, expertises, etc., toutes les circonstances qui constituent dans leur ensemble ce qu’on appelle dans le langage ordinaire « faits» et que nous appellerons « situations factuelles». Cette extériorité constitue une garantie: si on définit le droit comme une méthode de règlement des conflits tant interindividuels que collectifs, il ressort de cette autoréférentialité que seuls font l’objet d’un règlement juridique (impératif) les conflits dont la société a jugé adéquat de les confier à un arbitrage juridique, selon des règles posées a priori à cet effet—conflits, c’est-à-dire situations factuelles dont les normes vont isoler certains éléments (les « faits») qu’elles juge pertinents pour la solution du conflit. Tel est du moins l’idéal poursuivi, plus ou moins bien, par le système de l’Etat de droit.

On peut enfin considérer comme norme toute assertion qui pose un comportement humain comme obligatoire, que sa violation soit sanctionnée ou non, quelle que soit la nature de la sanction, et quels que soient enfin leurs destinataires—autorités ou personnes privés: cela va donc de simples règles de politesse aux normes juridiques, en passant par les codes privés de déontologie professionnelle ou les normes de fabrication, etc. Cet ensemble est très varié: il faut en distinguer différentes catégories, en particulier en fonction des modalités de leur fonctionnement et du contexte systémique dans lequel elles s’inscrivent et qui leur donne leur sens et leur portée. Il faut aussi les distinguer des règles destinées à l’aménagement, la composition ou le fonctionnement de choses—ainsi les règles syntaxiques d’une langue, ou le montage d’appareils, etc.: la norme n’est pas la règle elle-même, mais l’éventuelle norme qui prévoirait une obligation de les respecter.

Ces définitions et distinctions posées, s’il s’agir de mettre en évidence les relations qui relient situations factuelles, droit et normes, il est ici aussi plus aisé de mettre d’abord le droit au centre, puisqu’il a nécessairement rapport et aux faits et aux normes, et d’analyser son mode de fonctionnement: faire un peu de théorie du droit.

1.2 Quelques mots de théorie du droit

1.2.1 Le travail du juriste

On nous permettra, avant de traduire ces relations en abstractions, d’utiliser des métaphores. Des faits se présentent dont quelqu’un—une autorité, des citoyens, des justiciables—saisit le droit. Celui-ci les importe, les travaille et exporte les conséquences qu’il tire de son travail. Ce travail, il l’accomplit en mettant en œuvre les normes que lui offre l’ordre juridique. C’est une sorte de transmutation, dirait un alchimiste, puisque quelque chose est transformé en autre chose—la situation factuelle en conséquence juridique —, ou, dirait un chimiste, une sorte de catalyse, puisque la norme, qui est ce avec quoi cette transformation est opérée, reste ce qu’elle était avant de servir à cette transformation.Footnote 4

Prenons deux exemples. Un mari bat très souvent sa femme: ce sont les faits. La femme demande le divorce. Le jugeFootnote 5 se réfère à la norme, qui prévoit que le divorce peut être prononcé pour une « juste cause», définie comme une cause qui rend la vie commune insupportable pour l’époux demandeur, et qui dispose des effets que le divorce entraîne. Le juge considère que le comportement du mari constitue une juste cause et prononce le divorce. Le jugement entraîne d’autres faits: les conjoints redeviennent chacun célibataire, le mari doit une pension alimentaire, et les enfants sont sous la garde de leur mère. Ces faits-ci, qui sont la conséquence du divorce prononcé, sont en quelque sorte bénis par la loi: leur existence ne peut plus être contestée. Et la norme du code civil demeure, prête à être appliquée à d’autres couples—est-ce telle quelle, ou est-ce vraiment une pure catalyse, nous le verrons plus bas.

Le versement de la pension alimentaire est un fait, qui a la signification que lui a donnée par avance le dispositif du jugement de divorce. Si elle est versée, c’est un fait qui a une cause juridique. Si elle n’est pas versée, c’est un autre fait, dont la signification négative est elle aussi donnée de manière anticipée par le jugement. Ce fait va être le fait déclencheur d’une nouvelle procédure, d’exécution forcée, et peut-être d’une plainte pénale.

Cette structure de relations entre fait et droit est la plus ordinaire (il en existe de plus compliquées, mais dans lesquelles on retrouverait la même structure, qu’il faudrait alors décomposer en plusieurs phases). Les faits sont qualifiés par le juge comme « juste cause» et peuvent dès lors entrer dans la dynamique de l’application de la norme: cette « machinerie» va produire comme conséquence la qualification d’un fait consécutif.

Plutôt que « qualifiés», sémiologiquement, on peut dire « nommés», et cette nomination des faits intervient dans le stock du vocabulaire du code juridique; et c’est à ce titre qu’ils seront traités juridiquement. En termes de sémiotique, « juste cause» est un signe, et la nomination est ce qui le relie d’un côté aux opérations syntaxiques du code auquel il appartient et de l’autre au fait qui, dans la description concrète que requiert l’application de ce signe, est le référent—la manière dont le mari traitait sa femme.

1.2.2 Faits et récit

Les situations factuelles ne sont pas reprises telles quelles dans l’application du droit: les « choses du monde»Footnote 6 doivent elles aussi être travaillées pour qu’une norme leur soit applicable, parce qu’il n’existe aucun fait dans les « choses du monde» qui existe de par lui-même comme une « chose» qui porte son sens en elle-même. Comme un paysage, une situation factuelle se présente comme un ensemble indéterminé d’éléments hétérogènes auquel seul le regard de celui qui l’envisage donne une structure, une cohérence, un sensFootnote 7; et ce regard opère pour ce faire une sélection au sein de tout ce qu’il peut voir pour trier les éléments qu’il considère comme pertinents en fonction de son intention. Il n’en va pas autrement en droit lorsque celui-ci est saisi d’une situation factuelle. La première sélection aboutit aux faits dits « pertinents»; la seconde est celle qu’opère la procédure probatoire, à la suite de laquelle les « faits» sont, du pont de vue juridique, censés existants.

Toutefois, la sélection première n’a pas lieu d’être lorsque la situation factuelle fait apparaître le fait requis pour l’application de la norme dans toutes les qualités que désigne le signe tel que contenu dans celle-ci. Ce signe est appelé, dans le jargon, « notion juridique déterminée»: aucune détermination de la chose n’est nécessaire pour qu’elle puisse être qualifiée. Il en va ainsi des données chiffrées (ainsi l’alcoolémie, la distance qui doit séparer deux immeubles, ou leur hauteur) ou de celles qui sont déjà qualifiées par un acte faisant autorité (par exemple l’état civil).

En revanche, un tri doit se faire lorsque la norme contient des notions indéterminées: « juste cause», « faute», « moralité», « monument digne de protection»: ces signes ne permettent pas à eux seuls de savoir si la situation factuelle fait apparaître un « fait pertinent». Il faut donc que l’interprétation de la norme permette de dégager quels sont les critères de sélection. Pour prendre l’exemple de « moralité»: les éléments à prendre en considération ne seront pas les mêmes suivant la profession visée—situation financière ou familiale, comportement sexuel, vie sociale, passé pénal, etc., seront pertinents ou non; c’est l’interprétation de la norme qui permettra de se prononcer sur leur pertinence, et leur ensemble constituera le programme normatif de la norme.Footnote 8 Certains des éléments requis seront positivement évalués, d’autres négativement, et cela chacun plus ou moins: non seulement il faut donc trier, mais aussi apprécier chacun d’eux (en quelque sorte leur affecter un coefficient) et les évaluer dans leur ensemble.Footnote 9

Vient ensuite la procédure probatoire. Selon le résultat, le fait sera considéré comme établi ou, au contraire, comme inexistant. Parfois, la preuve est simple: l’alcoomètre suffira à établir l’ivresse. Mais la configuration est le plus souvent assez complexe: le témoin est-il fiable ? Les règles privées invoquées—techniques, déontologiques—font-elles l’objet d’un large consensus, y compris parmi les personnes qui ne sont pas membres de l’organisation qui les a émises, sont-elles compatibles avec le but de la loi ou avec d’autres dispositions d’ordre juridique ? L’expertise a-t-elle porté sur tous les points déterminants ? L’expert est-il reconnu, quels sont son expérience et ses travaux ? La méthodologie qu’il a suivie est-elle fiable ? La règle est celle de la libre appréciation des preuves, tempérée par l’obligation de motiver le refus du juge d’en tenir compte.

C’est seulement après ces opérations que le signe « moralité» pourra être appliqué, soit positivement soit négativement: le « fait» aura cependant perdu sa qualité de « chose du monde» réelle pour devenir une construction juridique—un récit—ce que nous appelons un fait normatif: le « fait» est devenu le référent du signe, ou, autrement dit, le signe a trouvé dans le « monde des choses» ainsi trié un référent. Nous l’appelons « normatif» parce qu’il va servir à la constitution de la norme particulière qui concrétisera l’abstraction de la norme générale: « le chirurgien qui opère dans un état de grande fatigue commet une faute au sens de l’article […] du code civil». Footnote 10

Nous appelons norme particulière la norme—également abstraite—qui va constituer un élément de l’encyclopédie de la norme générale.Footnote 11 Pour textualiser la norme individuelle qui servira de fondement pour le dispositif du jugement, il suffira de substituer le nom propre de la partie concernée au terme générique de la norme particulière.

La logique à l’œuvre dans cette construction est celle de l’abduction,Footnote 12 dans toutes les phases. Déjà dans l’interprétation de la norme qui sert à déterminer les critères déterminants, puis dans l’appréciation de chacune des preuves apportées, enfin dans l’évaluation de l’ensemble: abduction, c’est-à-dire la réunion des éléments à disposition en un ensemble dont la vraisemblance est suffisante pour être généralement convaincante.

C’est cette machinerie de la norme qu’il s’agit de démonter: comment passe-t-on d’un fait à sa qualification/nomination au moyen des signes inscrits dans un texte de norme ou en vertu d’un signe d’une norme?

2 Du fait à la norme dans l’élaboration de la norme générale

Déjà l’élaboration d’une norme légale va demander des sélections dans les situations factuelles lesquelles elle va s’appliquer. Prenons l’exemple d’une substance polluante contre laquelle le législateur désire intervenir. Les faits sont complexes. En tout premier lieu, le fait même de la pollution, les différents moyens de la mesurer, ce qui conduit le cas échéant à la décision du législateur d’intervenir. Il y a ensuite les choix qu’impliquent les régimes d’intervention potentiels: il faudra prendre en compte l’importation et la production indigène de la substance, suivies de son utilisation dans la fabrication de certains produits. Ces produits sont mis dans le commerce, puis achetés pour leur consommation. Autant de phases, autant d’acteurs dans le processus, dont le comportement peut potentiellement être l’objet d’une réglementation. Autant de possibilités aussi pour le législateur de choisir les modalités de l’intervention publique: une interdiction pure et simple, une limitation sélective des utilisations, l’introduction de certificats de pollution au moyen de bons de pollution mis aux enchères, le prélèvement de taxes. C’est par l’analyse de la situation factuelle que va se faire la sélection des acteurs qui vont supporter le régime—et donc des faits qui vont définir leur position. Il y faut un critère: l’efficacité des différents moyens envisageables (y compris leurs coûts) et de leur mise en œuvre (y compris celle de la surveillance). On choisira, par exemple, l’imposition de taxes dues par les consommateurs des produits, mais prélevées auprès du vendeur final. D’où la sélection des faits pertinents: la vente aux consommateurs finaux et le prélèvement de la taxe auprès du dernier vendeur. La situation factuelle initiale est donc décomposée pour être réduite jusqu’à ses éléments nécessaires à la mise en œuvre du régime choisi par le législateur pour être le meilleur, éléments qui vont constituer—génériquement il est vrai—les faits normatifs de la loi.

Comme l’adoption de la norme est la première phase du processus juridique, la procédure probatoire est antérieure à la sélection des faits pertinents: elle réside dans l’analyse de la situation factuelle et l’évaluation des différentes solutions envisageables en fonction de critères librement choisis par le législateur—cette liberté est l’essence même de sa fonction politique. C’est ce qui va faire la différence d’avec les phases consécutives de l’interprétation et de l’application. Mais, ici aussi, c’est un récit qui est construit: la norme raconte une histoire, dans la succession des épisodes qu’elle a retenus génériquement. Son élaboration fait l’objet d’une science (au sens large du terme): la légistique.

3 Du fait aux normes dans la mise en œuvre du droit

3.1 La densité normative

3.1.1 Les notions juridiques déterminées

Nous appelons densité normative la mesure dans laquelle la relation entre le signe et son référent est déterminée.Footnote 13 Cette relation, selon la densité des signes normatifs, est variable en fonction de la qualité des signes composant le texte des normes.

Elle peut être maximale, comme dans les exemples que nous avons donnés plus haut: ainsi, l’ivresse au volant étant punissable selon la loi, le fait pertinent—l’ivresse—ne requiert plus que la procédure probatoire, fournie par l’alcoomètre pour devenir un fait normatif.

Il existe aussi des cas dans lesquels le « fait normatif», dans la conception large que nous en avons, est constitué par des normes précises, individualisées, émanant d’organisations privées auxquelles la législation renvoie pour être directement applicables: elles deviennent, par le fait même du renvoi, intégrées à l’ordre juridique. La loi est ainsi mise en œuvre par application de normes privées. Ce type de renvoi direct, intégratif, de la loi à des normes privées précises n’est pas rare sur les questions très techniques. Ainsi, certaines des normes édictées par la Société suisse des ingénieurs et architectes (par exemple sur les aménagements d’accès aux personnes handicapées dans les transports publics et les bâtiments). C’est alors l’individualisation dans la norme légale de la norme privée en cause qui est le signe même qui renvoie au fait de la réglementation privée, transmutée de la sorte en norme juridique.

3.1.2 Les notions juridiques indéterminées

3.1.2.1 Définition

Nous avons déjà donné des exemples de notions juridiques indéterminées. Du maximum de détermination normative (l’exemple des données chiffrées) à son minimum (dans les Etats de droit, il n’existe sans doute guère que la grâce), il existe toute une échelle progressive; en tout cas, on peut constater qu’elles sont beaucoup plus nombreuses qu’on ne le pense—sinon, il n’y aurait pas besoin de juristes ! Même les notions dont le sens, dans le langage quotidien, paraît très précis, peuvent être indéterminées. Ainsi « forêt»: « grande étendue de terrain peuplée d’arbres», dit le Lexis de Larousse; wikipedia est plus précis: « un écosystème, relativement étendu, constitué principalement d'un peuplement d'arbres, arbustes et arbrisseaux». Juridiquement, aucune de ces deux définitions, quelque claires qu’elles soient, n’est opératoire s’il faut qualifier un groupement d’arbres déterminé comme « forêt» au sens d’une loi qui en interdit les défrichements de forêts: que signifient les mots « relativement étendu», « constitué principalement» ? Qu’en est-il d’un parc composé « principalement» d’essences indigènes ? d’une longue haie bordant un ruisseau, relativement étendue en longueur mais non en largeur ? d’un groupement d’arbres, couronnant une colline, relativement peu étendu mais visible de loin ? Comme pour les exemples donnés précédemment—« faute», « moralité» —, il existe nombre de cas concrets qui ne suscitent aucun doute—le noyau du signe; mais les questions surgissent dès qu’on s’éloigne vers sa périphérie, et ce sont elles qui préoccupent les juristes et occupent les tribunaux—ce sont elles qui sont l’essentiel de la mise en œuvre du droit, plus précisément dans la phase de son application c’est-à-dire dans le moment du passage de la norme à la décision.

Si la loi ne détermine pas elle-même les conditions de son application, il appartient au juge de le faire, au moment où il doit se référer à une notion juridique indéterminée. Il dispose donc d’une marge de liberté, encadrée d’une part par le programme normatif dessiné par la loi, d’autre part par les principes généraux du droit (tels que la prohibition de l’arbitraire ou de l’inégalité de traitement).

Il n’en reste pas moins qu’on se trouve face à une certaine antinomie avec le principe de légalité, qui exige que quasi toute activité étatique ait une base dans une loi. Mais il faut insister ici sur un point: ce n’est par inertie, paresse ou négligence que le législateur emploie des notions juridiques indéterminées.Footnote 14 Premièrement, le droit est fait pour durer: or l’avenir est imprévisible, et il faut donc réserver des marges d’autonomie pour que l’application des normes puisse tenir compte de cette incertitude. Secondement, et c’est sans doute le plus important, la mise en œuvre des normes implique le plus souvent que soient prises en compte les circonstances individuelles et concrètes pour être adéquate. Si donc les notions juridiques indéterminées donnent au juge une certaine autonomie, celle-ci est nécessaire pour que le droit puisse être en même temps juste et efficace. Contrairement au trop fameux syllogisme judiciaire, pour aboutir à la solution de la question juridique qu’il est contraint de résoudre après une argumentation convaincante, cette autonomie l’oblige à élaborer définir la norme particulière qui va en constituer la mineure par détermination de la norme générale—nous en avons donné un exemple plus haut.

3.1.2.2 L’argumentation

En effet, passer de la norme générale à la norme particulière demande une justification légitimante que la norme générale, vu son indétermination, ne suffit pas à fournir. C’est ce que fait le juge lorsqu’il motive son arrêt: il expose l’argumentation qui l’a conduit à la solution qu’il donne à l’application de la norme générale. On sait que l’exigence de motivation, relativement récente dans l’histoire du droit, est devenue aujourd’hui fondamentale, quoique, suivant les Etats, parfois imparfaitement réalisée; elle résulte de l’exigence de rationalité propre aux Etats de droit.Footnote 15

La motivation peut être analysée à l’instar d’un récit. En effet, les différents arguments pris en compte par le juge sont autant de personnages—les uns plaidant dans un sens, d’autres dans un autre, tous n’ayant pas la même importance. Le juge doit en construire un récit dont l’intrigue sera dotée de la plus grande vraisemblance—la plus grande « raisonnabilité»—on retrouve le schéma de l’abduction, puisqu’il s’agit de constituer en un ensemble plus cohérent et mieux intégré dans l’ordre juridique que tout autre qui serait possible. Les divers arguments entrent donc dans une série, dont les éléments, d’importance variable, peuvent relever d’univers différents—relations avec d’autres normes juridiques, implications pratiques, usages sociaux, existence de normes privées, etc.—et c’est l’ensemble qu’ils forment qui va être déterminant.

Cette argumentation est destinée à convaincre de la légitimité de la solution. A la suite de Perelman, nous appelons son destinataire l’auditoire universelFootnote 16: une fiction, évidemment, mais qui se réfère à une « raisonnabilité» impersonnelle, mais potentiellement partagée par la société dont c’est le droit.

Elle peut être d’origine interne—endogèneFootnote 17 —, c’est-à-dire de l’ordre juridique lui-même: les principes généraux et, surtout, le programme normatif plus ou moins différencié, plus ou moins contraignant que définit la norme générale: les valeurs à prendre en compte (ou non), les circonstances à évaluer, les arguments à analyser ou à écarter, etc. Mais le plus souvent, cela ne suffit pas: le juge doit alors puiser à l’extérieur de l’ordre juridique, dans son environnement, des arguments exogènes, avec lesquels il va construire sa motivation et que, par là, il introduit dans l’ordre juridique comme légitimation de la norme particulière. D’origine extérieure, donc à catégoriser d’abord juridiquement comme des « faits», mais avalisés par leur insertion dans le système du droit comme notions juridiques, ces types d’arguments sont au cœur de notre sujet. Il nous faut maintenant analyser les différentes voies et techniques par lesquelles les argumentations font entrer dans l’ordre juridique des normes, des prescriptions, des usages qu’elles puisent dans l’environnement.

3.1.2.3 L’interprétation

Nous avons souligné l’importance épistémique des notions juridiques indéterminées au moment de l’application du droit. Mais des remarques identiques peuvent être faites lorsqu’il s’agit de l’interprétation, lorsque le sens d’un terme dans la loi paraît incertain et requiert une définition plus précise—une définition qui va se substituer dans les applications ultérieures au terme utilisé dans le texte originaire. Par exemple, « Suisses» comme condition posée à l’exercice des droit civiques est-il épicène ou non ? La question s’est posée à une époque où les femmes n’en jouissaient pas. Il a été jugé que seuls les hommes en étaient titulaires. Donc, le texte originaire a été remplacé par un autre: « les citoyens suisses de sexe masculin […]». L’arrêt a été motivé par la longue tradition, qui excluait les femmes du droit de vote.Footnote 18

Dans l’interprétation, même en se référant aux méthodes de la doctrine canonique, il y aura des arguments opposés. Donc ici aussi c’est par abduction qu’une solution sera retenue plutôt qu’une autre.

3.2 Les voies intégratives du droit

3.2.1 Préambule

Si les faits doivent être assimilés en tant que normes juridiques, il faut que le droit ouvre des voies qui permettent cette sorte de transmutation: il doit, d’une manière ou d’une autre, accueillir les normes sociales, les usages, les mœurs. Cela résulte de son autoréférentialité de système: il définit lui-même, selon ses propres critères, compétences et procédures, ce qui lui appartient—c’est sa clôture. Mais sa nature de sous-système dans le tout du système social implique en même temps qu’il ménage des ouvertures sur son environnement de manière qu’il en reçoive, comme des ressources, des messages qui lui permettent de s’y adapter en les travaillant, de manière aussi, de l’autre côté, qu’il lui fasse parvenir des informations sur l’accomplissement de sa fonction, qui est, pour le dire brièvement, d’assurer justice et paix.

Ces voies sont aussi diverses que le sont les « faits» aptes à devenir juridiquement normatifs. Il n’est guère possible, ni pour les unes ni pour les autres, d’en faire une classification exhaustivement ordonnée. On se contentera donc ici de décrire certains types.

3.2.2 La législation

La première voie intégrative est celle de la législation. Le parlement, d’ailleurs, est composé de « représentants»: il peut être, à ce titre, pensé comme une réduction de la société, dont il « représente» les conceptions sociales, économiques, idéologiques, les aspirations, qu’il transcrit en lois. La législation est, du moins majoritairement, ce qui est considéré par la société comme la normalité juridicisée.

3.2.3 Renvoi à des normes privées

Sur des sujets très techniques, l’administration ne dispose très souvent pas des connaissances requises pour édicter des normes adéquates; et pourtant, les problèmes auxquels elle est confrontée se posent à elle régulièrement. Il est alors expédient de recourir à des prescriptions émises par des organisations professionnelles. Cela peut se faire sous plusieurs formes. Le législateur peut renvoyer, sur un sujet déterminé, à des normes adoptées par une organisation précise, individualisée, mais sans individualiser ces normes, ou bien à celles émises par une catégorie définie d’organisations, mais sans individualiser celles-ci.

Un exemple illustratif: pour la détermination de la mort, la loi renvoie aux normes que l’Académie des sciences médicales a fixées à ce sujet pour les besoins de l’exercice des professions de santé; ces normes—qui sont en elles-mêmes juridiquement un « fait», étant donné qu’elles sont privées—sont en vertu même du renvoi légal intégrées parmi les normes juridiques: elles seront directement applicables aux questions juridiques qui pourront se poserFootnote 19 (ainsi pour juger de l’admissibilité de prélèvements d’organes ou en cas de décès plus ou moins simultanés de deux cohéritiers).

3.2.4 Prise en compte de normes privées au moment de l’application de normes étatiques

Les cas ci-dessus sont rangés dans la catégorie dite des renvois. En l’absence de tels renvois, l’autorité peut s’inspirer, pour concrétiser une notion juridique indéterminée, des connaissances circulant dans le secteur privé, parfois objet d’une réglementation. Tel est le cas lorsqu’elle ordonne une mesure dont elle a à décider en fonction de « l’état de la science et de la technique».

Il en va ainsi aussi pour les codes de déontologie d’organisations professionnelles—par exemple, les règles du barreau, lorsqu’il s’agit de concrétiser la notion de devoirs et d’obligations liées à l’exercice du métier d’avocat.

L’autorité ne doit pas appliquer ces normes privées ou s’y référer aveuglément. Elle doit vérifier leur conformité à l’ordre juridique; elle veillera à ce que ces prescriptions atteignent bien le but visé par la loi, qu’elles font l’objet d’un consensus au sein des milieux concernés, et qu’elles ne lèsent pas des intérêts de tiers—qu’il s’agisse de concurrents non-membres de l’organisation ou de consommateurs —, ou encore d’autres intérêts publics (ainsi la protection de l’environnement).

Un détenu s’est livré à une grève de la faim assez prolongée pour menacer sa vie, afin d’obtenir l’interruption de son emprisonnement. L’autorité a ordonné son alimentation forcée, ce que les médecins ont refusé de pratiquer, en invoquant le devoir d’éthique des directives de l’Association suisse des sciences médicales. Le Tribunal fédéral suisse ne les a pas suivis, jugeant que la mesure ordonnée était conforme à l’ordre juridique.Footnote 20

3.2.5 Mœurs, usages et valeurs sociales

Il s’agit d’éléments qui circulent dans la société et y rencontrent une adhésion plus ou moins générale. Le juge en est informé comme n’importe quelle autre personne, et il ne lui est donc pas nécessaire d’en établir l’existence ou l’intensité; ils s’imposent d’eux-mêmes à son esprit comme des faits socio-culturels de notoriété publique. Comme parties d’une argumentation, ils vont contribuer à établir l’intégration de l’interprétation ou de l’application d’une norme juridique dans les conceptions sociales de la collectivité et sont donc essentielles dans l’acceptabilité de la solution à laquelle le juge va aboutir: ils participent de ce que nous appellerons la double programmationFootnote 21 de la jurisprudence, sans pour autant acquérir directement la qualité d’une norme, dont ils servent seulement à renforcer la « raisonnabilité» dans la perspective ouverte par de telles références: ce sont des arguments, donc des motifs normatifs.

Un exemple. Pendant des décennies, le texte applicable au divorce en Suisse d'époux étrangers a été interprété comme exigeant que le divorce soit reconnu par l'Etat d'origine et, si les époux étaient de nationalités différentes, par les deux Etats. En 1968, le Tribunal fédéral procéda à un revirement de jurisprudence et modifia l'interprétation du texte applicable en définissant autrement l’exigence: il suffisait dorénavant que le pays d'origine de l'époux demandeur reconnaisse le jugement suisse.Footnote 22 Extrait des considérants—en l'espèce, l'époux défendeur était Italien, et l'Italie, à l'époque, ne connaissait pas le divorce:

« Si le juge ne peut pas se fonder sur des considérations relatives au droit désirable, il doit néanmoins s’efforcer d’appliquer la loi d’une manière aussi conforme que possible à la situation et à la mentalité actuelles. A cet effet, il sera souvent conduit à abandonner une interprétation traditionnelle, qui se justifiait sans doute lorsque la loi a été élaborée, mais qui n’est plus soutenable en raison du changement des circonstances ou même de l’évolution des idées. […] L’application cumulative de lois nationales de chacun des deux époux ne peut se défendre que si l’on pose ouvertement le principe que le divorce doit rester un mode exceptionnel de dissolution du mariage. Une pareille affirmation est inconciliable avec la réalité, tant en Suisse que dans la plupart des pays voisins».

Autre exemple, encore plus illustratif, un arrêt de la Cour suprême américaine,Footnote 23 qui portait sur une législation protectrice des femmes au travail:

« Que la constitution physique de la femme et l'accomplissement de ses tâches maternelles la désavantagent dans la lutte dans l'existence, est évident. Cela est particulièrement vrai lorsqu'elle doit assumer la charge de la maternité. Même lorsque ce n'est pas le cas, et selon les témoignages nombreux des membres de la communauté médicale, les longues durées de station debout à sa place de travail, répétées chaque jour, ont tendance à provoquer des effets physiques préjudiciables et, comme des mères saines sont indispensables à une progéniture vigoureuse, le bien-être physique de la femme est un but d'intérêt public, afin que soient préservées la force et la vigueur de la race. Encore et toujours, l'histoire montre que la femme a constamment été dépendante de l'homme. […]. Quoique des limitations dans l'exercice de ses droits personnels ou contractuels puissent être supprimées par la législation, ce sont ici les caractéristiques de sa constitution et de son mode de vie qui vont l'empêcher de les faire valoir pleinement. Elle sera toujours dans une situation où quelque législation protectrice paraîtra nécessaire pour lui assurer une réelle égalité de droit. […]. Elle se trouve véritablement dans une classe particulière du fait d'elle-même, et une législation qui la protège peut être considérée comme valable même si une législation similaire n'est pas nécessaire pour les hommes. […]. Les restrictions que la loi met à l'exercice de sa capacité contractuelle, à son droit de convenir avec son employeur du temps de travail qu'elle lui doit, ne sont pas imposées pour son seul avantage, mais aussi dans une large mesure pour le bénéfice de tous».

On voit bien le passage d’un fait biologique—la maternité—à une fonction sociale—produire des enfants —, donc à une valeur, qui, légitimant une législation, prend juridiquement force argumentative normative.

3.2.6 Fonction et personne du juge—Les figures de l’ordre juridique

Sans tomber dans certains extrêmes des théories dites « réalistes» du droit—dont la théorie du petit déjeuner du juge, selon laquelle il est plus utile à l’avocat de le connaître que la jurisprudence —, on ne doit pas occulter la personnalité de ceux qui disent le droit: ils sont non seulement une fonction, mais aussi un être humain, et cette duplicité, nous l’avons appelée « figure de l’ordre juridique»Footnote 24 (figura, en latin, signifie forme, aspect, apparence), ne peut être évitée. Ils ont donc leur précompréhension, leur idéologie, leur culture, leur milieu social, et leur regard en est nécessairement empreint—soit qu’il soit conservateur, soit qu’il veille à anticiper les évolutions sociales qu’il constate.

Les élections à la Cour suprême des Etats-Unis et les jurisprudences qui s’ensuivent en sont une preuve bien connue. On peut penser que, dans l’arrêt sur le divorce des doubles nationaux cité ci-dessus,Footnote 25 la culture anticléricale de certains des juges, majoritaires, n’a pas été étrangère à une jurisprudence clairement critique vis-à-vis du dogmatisme de l’Eglise catholique sur la question du divorce.

4 Conclusion

4.1 Ouverture et clôture du droit—La double programmation

Ces différentes voies sont autant d’ouvertures de l’ordre juridique sur son environnement; elles permettent à des informations qui lui sont extérieures de pénétrer dans le droit. Ce sont soit des arguments que nous avons appelé exogènes, qui, entrant dans l’univers juridique à titre de motivations légitimant telle ou telle solutions normatives et qui ont donc force normative, soit—mais c’est plus rare—des normes privées auxquelles l’ordre juridique renvoie.

Ces ouvertures ont pour fonction de pallier les conséquences négatives qu’aurait une fermeture autoréférentielle absolue du droit sur lui-même: le droit conserve ainsi la possibilité de rester en phase—intégré—dans la société dont il est le droit. Est ainsi garantie l’acceptance des messages qu’il lui adresse dans l’adoption des normes qui lui sont destinées et vont servir à qualifier—et ainsi à diriger—les comportements de ses membres. Le juge, dans l’exploration de ces ouvertures, suit donc une double programmation: d’une part, il doit veiller à l’intégration de la solution à laquelle il aboutit dans l’ordre juridique, de l’autre, il assure, dans les limites des programmes normatifs que les normes juridiques lui imposent, la concordance avec les savoirs, informations, mœurs, réglementations privées qui circulent dans la société civile. La double programmation participe de l’exigence de rationalité dans les modalités propres de l’ordre juridique et en même temps de l’acceptance sociale qu’elle vise à obtenir.

Le droit peut de la sorte être démocratique, dans les limites de ses possibilités. Certes, cela n’élimine pas les occasions de conflits sociaux: cela intervient lorsque la société est profondément divisée sur les normalités qui la traversent: l’exemple de l’avortement aux Etats-Unis en est l’exemple le plus connu, mais il en est d’autres, qui peuvent se développer à tout moment, à l’instar des divers populismes xénophobes ou racistes qui se répandent à l’heure actuelle. Les institutions démocratiques ne sont pas vaccinées contre de telles divisions.

4.2 La décision normatrice

Il importe cependant d’insister sur un point. Quelle que soit la voie par laquelle l’environnement social est appelé à pénétrer l’ordre juridique, cela ne se fait pas en vertu de la seule force des situations factuelles, même si, au sein de la société, elles paraissent s’imposer comme des normes: à elles seules, elles restent purement sociales. Autoréférentiel, le droit dispose des compétences et procédures qui ont vocation à créer du « normatif» juridique, qu’il s’agisse du législateur ou du juge. En d’autres termes, il faut une décision habilitée en vertu de l’ordre juridique, une décision que nous dirons normatrice pour faire entrer dans l’univers normatif du droit des normativités sociales fondées sur des situations factuelles: une loi, dans la dimension macropolitique, un jugement dans la dimension micropolitique.Footnote 26