1 Introduction

La décision du juge en tant que manifestation du discours juridictionnel suscite toujours l’intérêt des linguistes. En effet, le discours juridictionnel constitue un discours sui generis dont l’étude n’est pas dépourvue d’intérêt pour de nombreuses raisons. L’attrait particulier du discours juridictionnel réside dans sa complexité, l’intrication du discours juridique et technique, d’une part et, d’autre part, de la langue commune et de la langue de spécialité. Enfin, le discours juridictionnel est également intéressant en raison de l’intrication entre la langue et le droit qui semble tellement forte que certains auteurs n’hésitent pas à parler de la consubstantialité de la langue et du droit [8 p. 94, 19]). En effet, le droit étant une pratique discursive, il se constitue dans la langue [19]. Mais le jugement est également intéressant en tant qu’acte de communication. En effet, il constitue un acte de communication par excellence au sens de Schütz qui définit la communication en termes d’action visant à modifier l’état du monde [44 p. 23]. Or, un jugement non seulement modifie, mais fait naître un nouvel état du monde. Il est donc par nature performatif et comporte des solidarités lexicales et syntaxiques constitutives d’un type de discours et des relations discursives particulières [19]. Cela se manifeste dans les formulations et le style typiques des décisions de justice et dans le contenu dont certains éléments sont légalement prescrits. Cette typicité de la forme et du contenu du jugement participe de son figement. Si pour le linguiste le jugement en tant que manifestation du discours juridictionnel est un objet d’étude intéressant, il constitue, pour les mêmes raisons, un défi pour le traducteur. Dans l’espace restreint d’un texte, la décision du juge cristallise des problèmes de traduction de nature diverse que le traducteur est appelé à résoudre de manière aussi efficace que possible. Ces difficultés se manifestent tant sur le plan stylistique et structurel que sur le plan thématique. En effet, les textes de décisions judiciaires possèdent un style et des traits caractéristiques qui varient selon le système de droit auquel ils appartiennent. Ainsi, les jugements français, allemands ou polonais, quand bien même ils appartiennent tous les trois à la même famille romano-germanique des droits, il n’en reste pas moins qu’ils se distinguent par leur macrostructure, leur syntaxe et leur l’appareil conceptuel et terminologique.

Dans la présente contribution, nous nous proposons de procéder à une analyse contrastive des textes des décisions judiciaires en français, en allemand et en polonais. Cette analyse vise à mettre au jour les caractéristiques des décisions, leurs similitudes et leurs différences, d’une part, et d’autre part, à déceler l’origine des difficultés en traduction et leurs conséquences de manière à suggérer quelques éléments de solution. Plusieurs objectifs sont assignés à cette analyse. En premier lieu, il s’agira de décrire succinctement la macrostructure des textes des décisions judiciaires et leurs caractéristiques sur le plan syntaxique et lexical. En second lieu, il s’agira d’expliquer l’origine des difficultés de la traduction résultant de l’asymétrie des systèmes juridiques. En troisième lieu, il s’agira de décrire les différents types de difficultés à l’aide des exemples pratiques afin de sensibiliser les traducteurs expérimentés et les apprentis traducteurs aux difficultés de traduction qui résultent de l’intrication entre la forme et le fond, entre l’appareil conceptuel et terminologique et le style de jugements et qui, de manière plus générale, peuvent être qualifiées des difficultés de la recontextualisation lors de la transposition d’une langue à l’autre et de la reconstruction du sens d’un texte juridique. Notre démarche se veut donc à la fois descriptive et explicative.

Au préalable, un certain nombre d’observations liminaires semblent utiles afin de caractériser le corpus utilisé aux fins de la présente analyse, de préciser la méthodologie adoptée et de circonscrire le cadre de notre analyse par une présentation succincte de la notion de jugement, de la typologie des jugements français, allemands et polonais et du processus d’élaboration de la décision du juge.

2 Corpus et méthodologie

S’agissant du corpus d’analyse, il se compose des textes des jugements français, allemands et polonais rendus en matière de droit civil, et plus précisément en matière de divorce. Tous les textes sont extraits de la pratique professionnelle des auteurs, à l’exception de certains exemples de fragments de motivation de jugements polonais qui ont été téléchargés du site Internet du Tribunal régional de la ville de Poznań.Footnote 1 Il s’agit donc des textes intégraux et documentés [37]. En outre, les textes analysés sont des textes comparables et non des textes parallèles. Si nous insistons sur cette distinction c’est par ce qu’elle est importante en traduction en raison de son impact en termes de qualité de la traduction. Les textes parallèles définis comme des textes originaux et leurs traductions permettent d’appréhender le sens par le biais de la traduction, mais leur utilisation reste controversée dans la littérature. Selon certains auteurs, les textes parallèles constituent le point d’entrée du calque et de propagation d’erreurs de traduction [12 p. 338, 18]. Les textes comparables, définis comme les textes originaux en plusieurs langues, se caractérisent par un certain nombre de traits communs (Bowker and Pearson, 2002: 93), mais ne sont pas des traductions. Leur importance en traduction est cruciale, car ils constituent la source la plus fiable d’informations terminologiques, textuelles et normatives [34, 27], dans la mesure où ils sont un réservoir d’expressions authentiques, des solidarités lexicales et syntaxiques caractéristiques pour une langue de spécialité qui relèvent de l’usage linguistique établi, le seul à être pourvu de sens [50]. Les textes comparables sont également un réservoir des formulations et des expressions idiomatiques susceptibles d’être employées dans la traduction [28]. En outre, ils fournissent des éléments de connaissance permettant de comprendre comment les cultures différentes structurent les textes qu’elles produisent.

S’agissant de la méthodologie, nous mobilisons l’instrument de la comparaison dans une perspective contrastive. Ce choix méthodologique s’explique par le rôle majeur dévolu à la comparaison et à la contrastivité dans le processus du transfert culturel qui s’opère en traduction. De manière générale, on observera que la comparaison peut avoir un double usage. Elle peut être utilisée pour découvrir des similarités entre les objets comparés, d’une part, et d’autre part, elle peut servir à découvrir des différences. Dans le premier cas, la comparaison vise à subsumer les objets comparés sous une théorie et produit un effet homogénéisant. Dans le second cas, en revanche, elle vise à mettre en exergue ce qui différencie les objets comparés et produit un effet de contraste [49 p. 337]. La comparaison procède par description des caractéristiques des objets comparés pour mettre en exergue leur spécificité et oscille donc en permanence entre la concordance et le contraste inhérent à la spécificité [53 pp. 76–78]. En ce qui concerne la traduction, ce qui importe dans la comparaison c’est la mise en relief des différences subtiles qui sont toujours fondamentales. C’est la raison pour laquelle la comparaison à visée contrastive présente un intérêt épistémologique indéniable qui réside dans:

  1. (a)

    L’extension des connaissances qu’elle permet,

  2. (b)

    Son pouvoir créateur de sens grâce à la mise en relation des éléments dans un contexte donné [41, p. 41].

  3. (c)

    Sa fonction en tant qu’outil d’orientation [41, p. 42]. A ce titre, la comparaison relève d’une opération cognitive fondamentale et d’une nécessité pratique en ce qu’elle permet au traducteur de se situer dans un domaine qui lui est peu familier.

Pour terminer la réflexion sur la comparaison, on observera que sur le plan épistémologique la comparaison ne conduit pas à un jugementFootnote 2 et ne s’y identifie pas. En effet, le jugement résulte de l’opération désignée comme la synthèse préprédicative qui consiste à mettre en relation la théorie, le contexte de la comparaison et les éléments prédonnés dans l’horizon épistémologique de celui qui établit cette relation [49 p. 341]. Si la comparaison n’est pas jugement, une comparaison pure que Schleiermacher a appelée « comparaison contemplétaive» [43 p. 243] n'est pas possible pour autant, car la synthèse préprédicative s’opère en permanence [49, p. 342].

Outre la comparaison à visée contrastive, nous mobilisons également à titre d’instrument méthodologique la notion de transfert culturel, empruntée à la théorie éponyme [15]. A notre sens, elle permet de décrire de manière adéquate le processus de traduction en ce qu’elle implique la mise en relation de deux systèmes autonomes et asymétriques et le mouvement de concepts entre deux espaces culturels. Ces deux phénomènes s’observent également en traduction juridique qui consiste à mettre en relation des univers sémantiques autonomes et asymétriques que sont les langues et les systèmes juridiques. À ce titre, la traduction juridique implique un mouvement des concepts entre des univers sémantiques qui s’opère dans la reconstruction du sens du texte source dans le texte cible. Dès lors, rien ne s’oppose à utiliser la méthode d’analyse contrastive qui présente un certain nombre d’avantages, et notamment:

  1. (a)

    De mettre en regard des systèmes qui présentent des différences qualitatives importantes. En effet, nonobstant l’appartenance commune du droit français et allemand à la famille romano-germanique des droits, ils se distinguent notablement tant en termes d’appareil conceptuel et terminologique qu’en termes de procédure.

  2. (b)

    D’éviter les écueils de la comparaison. En effet, la méthode comparative semble problématique en ce sens qu’elle oppose les entités qu’elle compare pour en comptabiliser les ressemblances et les dissemblances sans tenir compte de l’observateur qui compare et qui, ce faisant, projette son propre système des valeurs. L’approche contrastive permet d’adopter une distance par rapport à l’inscription singulière de l’observateur dans le monde de la vie, sa position, ses connaissances et son horizon épistémologique qui constituent les éléments de la synthèse préprédicative mentionnée ci-dessus.

Il importe toutefois de souligner que la méthode contrastive ne s’entend pas au sens d’une recherche des équivalents préétablis, antérieurs à la traduction. Une telle recherche d’équivalents implique en effet, à titre de présupposé, la conversion d’un code linguistique en un autre. Or, la traduction ne se résumant pas à l’opération de conversion des codes linguistiques, la recherche d’équivalents n’est pas une démarche efficace permettant de produire une traduction pertinente[13]. La démarche contrastive vise, au contraire, à identifier les expressions spontanément utilisées par les locuteurs [11], c’est-à-dire des solidarités syntaxiques et lexicales qui servent de vecteur à l’usage linguistique établi linguistiquement, le seul à être pourvu du sens. La démarche contrastive implique de s’appuyer sur une recherche documentaire fouillée [11], l’usage des textes comparables, issus de la doctrine et de la jurisprudence [34] et, enfin, elle implique d’opérer avec la notion de pertinence pour reconstituer le sens d’un texte dans la langue cible et produire une traduction pertinente [13].

3 Notion et typologie de jugements

S’agissant de la notion de jugement, il y a lieu d’observer qu’elle est difficile à appréhender en raison de la diversité des actes qui sont susceptibles d’émaner d’un juge. Selon Lefort [30]), le jugement s’identifie à l’acte juridictionnel. Toutefois, sa définition pose un problème définitoire en raison de la diversité des critères distinctifs permettant de qualifier l’acte juridictionnel. Ainsi, les critères suivants peuvent être distingués :

  1. (a)

    Le critère formel permettant de définir l’acte juridictionnel comme un acte émanant d’une juridiction,

  2. (b)

    Le critère procédural, tiré des règles de forme qui président à l’élaboration du jugement ;

  3. (c)

    Le critère de l’efficacité tiré de l’autorité de la chose jugée ; cependant, ce critère n’a pas d’application générale, dans la mesure où il ne concerne pas, p. ex. les ordonnances de référé ou les jugements avant dire droit ;

  4. (d)

    Le critère matériel tiré de la structure de l’acte; ce critère suppose trois éléments cumulatifs, à savoir l’existence d’une prétention ou d’un droit, la constatation d’un droit et une décision ayant pour objet cette constatation [30] ;

  5. (e)

    Enfin, le critère fonctionnel qui, selon cet auteur, constitue le critère idoine pour qualifier l’acte juridictionnel. Il s’agit d’un critère tiré de la fonction juridictionnelle définie comme une « fonction spécifique de l’État qui consiste à trancher les prétentions » [30, 31]. L’acte juridictionnel résulterait de l’exercice de cette fonction spécifique.

La qualification d’un jugement en tant qu’acte juridictionnel présente un intérêt majeur, car elle emporte des conséquences en termes :

  1. (1)

    D’autorité de la chose jugée (480, alinéa 1 du CPC),Footnote 3

  2. (2)

    D’ouverture des voies de recours,

  3. (3)

    De fonction d’acte juridictionnel en tant que titre exécutoire.

3.1 Typologie des décisions de justice

Avant de présenter brièvement la typologie des jugements, il convient d’observer qu’en raison de la diversité de l’activité judiciaire, le juge est amené à rendre des décisions de nature diverse qui ne sont pas toutes des jugements. Ainsi, p. ex. les droits allemands et polonais distinguent trois grandes catégories de décisions judiciaires, à savoir les jugements (« Urteile ») (« wyrok »), les ordonnances (« Beschlüsse ») (« postanowienie ») et les ordonnances rendues par le président d’une chambre ou par le juge unique (« Verfügungen ») (« nakaz »). Bien entendu, le droit français connaît également une distinction similaire qui, toutefois, ne s’opère pas nécessairement selon les critères identiques. Ainsi, certaines ordonnances, comme p. ex. les ordonnances de référé ou les ordonnances sur requête sont classées dans la catégorie de décisions provisoires. Par ailleurs, on observe de manière contrastive qu’une décision peut être qualifiée de jugement dans un pays, mais pas nécessairement dans un autre. Ainsi, on peut observer qu’en Allemagne une décision en matière de divorce s’intitule parfois « ordonnance » (« Beschluss »), mais il arrive également de trouver un « jugement définitif» (« Endurteil »). Il se peut que cette différence tienne au stade de la procédure auquel la décision est rendue. Toutefois, en pratique, un traducteur a rarement la possibilité de savoir si la décision qu’il traduit sera encore suivie d’une autre décision auquel cas il s’agirait d’une véritable « ordonnance» (« Beschluss ») ou si la procédure est terminée auquel cas il s’agirait d’un jugement. En tout état de cause, il existe une différence quant à la juridiction du premier degré qui rend le jugement de divorce. En effet, en Allemagne, la décision est rendue par le Tribunal d’Instance alors qu’en France, elle est rendue par le juge aux affaires familiales près le Tribunal de Grande Instance.Footnote 4 En Pologne, en revanche, le jugement de divorce (« wyrok rozwodowy ») est rendu par Sąd Okręgowy (« Tribunal régional »). La procédure en matière de divorce en Pologne étant une procédure contentieuse, elle se termine systématiquement par un jugement et non par une ordonnance. Dans notre analyse toutefois, nous nous focalisons sur les jugements qui constituent la catégorie la plus importante de décisions susceptibles d’émaner d’un juge.

En ce qui concerne la typologie des jugements, il existe de nombreux types de jugements tant en droit français qu’en droit allemand et polonais. Cette diversité a donné lieu à des typologies différentes qui distinguent les décisions en fonction du critère retenu. Ainsi, en droit français on distingue :

  1. (a)

    Le jugement définitif (art. 480–482, CPC) qui tranche définitivement le litige, met fin à l’instance et dont le prononcé emporte le dessaisissement du juge (art. 481, alinéa 1 CPC) ;

  2. (b)

    Le jugement provisoire qui ne tranche pas le litige au fond ; l’ordonnance de référé et l’ordonnance sur requête et le jugement avant dire droit font partie de cette catégorie de jugements ;

  3. (c)

    Le jugement déclaratif qui constate l’existence d’un droit ;

  4. (d)

    Le jugement constitutif qui fait naître une situation juridique nouvelle (p. ex. le jugement de divorce) ;

  5. (e)

    Le jugement par défaut.

Le droit allemand connaît une typologie de jugements quasiment en miroir de la typologie française et distingue [31] :

  1. (a)

    Le jugement définitif (« Endurteil ») ;

  2. (b)

    Le jugement provisoire (« Zwischenurteil ») ;

  3. (c)

    Le jugement contradictoire (« streitiges Urteil ») ;

  4. (d)

    Le jugement par défaut (« Versäumnisurteil »).

En outre, le droit allemand classe les jugements en deux grandes catégories et distingue les décisions ayant trait aux questions de la procédure, en particulier aux conditions de recevabilité et au fondement juridique des prétentions (« Prozessurteile ») et les décisions rendues au fond (« Sachurteile »). Ces dernières condamnent le défendeur ou rejettent la demande [31]. Il nous semble que ce type de jugement corresponde en français au jugement tout court en ce qu’il tranche le litige. En revanche, en ce qui concerne les conditions de recevabilité, il semble qu’en France, elles ne fassent pas l’objet d’un jugement séparé, mais sont traitées dans le jugement proprement dit. Ainsi, quand bien même les patterns de procédure dans les trois pays présentent à première vue un certain nombre de similitudes, une analyse plus détaillée permet d’établir qu’ils se distinguent notablement, car, comme le dit le proverbe allemand bien connu, « le diable se cache dans le détail ». Ces différences résultent des distinctions opérées sur le plan conceptuel suivant des critères différents qui s’expliquent essentiellement par l’évolution historique du droit positif et des règles de procédure. Nous verrons plus loin que ces différences affectent également les autres éléments du jugement.

Le droit polonais connaît aussi différents types de jugements en fonction des critères retenus. Ainsi, à partir du critère des effets du jugement (« skutki prawne »), on distingue les types des jugements similaires aux jugements français :

  1. (a)

    Le jugement déclaratif (« wyrok deklaratywny ») qui constate l’existence d’un fait, d’un droit ou d’une obligation (p. ex. un jugement constatant l’existence d’un mariage) [7, 3].

  2. (b)

    Le jugement constitutif (« wyrok konstytutywny ») qui crée ou change un droit ou une situation juridique (p. ex. le jugement de divorce, le jugement d’adoption) [cf. [21, 7, 3]).

À partir du critère de l’étendue du dispositif (« zakres rozstrzygnięcia») le droit polonais distingue les jugements suivants [3, 7] :

  1. (a)

    Le jugement intégral (« wyrok zwykły, pełny, całościowy ») : il tranche l’intégralité de toutes les prétentions des parties ;

  2. (b)

    Le jugement partiel (« wyrok częściowy ») (art. 317 k.p.c.) : il permet de simplifier et d’accélérer la procédure. En principe, le tribunal cherche à trancher un litige dans son intégralité. Cependant, dans l’hypothèse où une partie de la demande ou seulement certaines demandes ou une demande reconventionnelle soient prêtes à être jugées, le tribunal peut rendre un jugement partiel [7] ;

  3. (c)

    Le jugement avant dire droit, ou provisoire (« wyrok wstępny ») (art. 318 § 1 k.p.c.): il est rendu lorsqu’une demande est reconnue comme justifiée quant à son principe, mais contestée quant à son montant. Dans cette hypothèse, le tribunal ordonne la poursuite de la procédure ou l’ajournement;

  4. (d)

    Le jugement définitif (« wyrok końcowy ») (art. 318 k.p.c.) : il intervient après un jugement avant dire droit ou un jugement partiel et qui tranche définitivement le litige.

  5. (e)

    Le jugement de connexité (« wyrok łączny ») (art. 219 k.p.c.) : il est rendu lorsque le tribunal ordonne de joindre plusieurs procédures connexes pour qu’elles soient examinées et tranchées conjointement [7]. En France, cette décision prend la forme d’une ordonnance (ordonnance de jonction, art. 360 du CPC). En Allemagne, la jonction de procédures peut également être ordonnée en cas de pluralité d’objets du litige (« objektive Klagehäufung », § 260 ZPO) ou en cas de pluralité de demandeurs (« subjektive Klageverbindung », § 147 ZPO);

  6. (f)

    Le jugement complémentaire (« wyrok uzupełniający ») (art. 351 § 3 k.p.c.): il est rendu lorsqu’un jugement doit être complété, le tribunal ayant omis de statuer sur l’ensemble des prétentions ou d’inclure une décision qui aurait dû y figurer d’office en vertu des dispositions légales en vigueur [7].

En outre, le droit polonais classe les jugements selon leur mode d’adoption (« sposób wydania»), le terme de mode renvoyant ici à la mise en oeuvre du principe du contradictoire. À l’instar du droit français et allemand, le droit polonais distingue deux catégories de décisions, à savoir [3] :

  1. (a)

    Le jugement contradictoire (« wyrok kontradyktoryjny ») et

  2. (b)

    Le jugement par défaut (« wyrok zaoczny ») (art. 339 § 1 k.p.c.).

En prenant en considération un autre critère de distinction, et notamment la recevabilité de la demande, les jugements polonais peuvent être classés en deux types [3] :

  1. (a)

    Le jugement faisant droit à la demande (« Wyrok uwzględniający powództwo »)

  2. (b)

    Le jugement rejetant de la demande (« Wyrok oddalający powództwo »).

Cette distinction est également connue en droit allemand (« stattgebende Urteile » et « klage-abweisende Urteile ») [48].

En droit polonais, comme en droit allemand, le critère du contenu du jugement permet la distinction suivante [48] :

  1. (a)

    Jugement condamnant une partie à fournir une prestation (« Wyrok zasądzający świadczenie » / « Leistungsurteil ») ;

  2. (b)

    Jugement déclaratoire (« Wyrok ustalający istnienie lub nieistninie stosunku prawnego lub prawa » / « Feststellungsurteil ») ;

  3. (c)

    Jugement constitutif ou modificatif de droit (« Wyrok ksztłtujący stosunek prawny lub prawo » (« Gestaltungsurteile »).

S’agissant de l’élaboration du jugement, cette phase se déroule en trois phases :

  1. (1)

    Le délibéré et le vote (« Beratung und Abstimmung ») (« narada, dyskusja i głosowanie ») (art. 324 § 1 k.p.c.) ;

  2. (2)

    La rédaction (« Niederschrift ») (« spisanie sentencji wyroku ») (art. 324 § 1 k.p.c.);

  3. (3)

    Le prononcé (« Verkündung ») (« ogłoszenie wyroku ») qui peut intervenir sous forme de:

    1. (a)

      Lecture publique à l’audience du prononcé (« Verlesung im Verkündungstermin ») (« ogłoszenie wyroku poprzez odczytanie sentencji, ogłoszenie sentencji ») (art. 326 § 3 k.p.c.) ;

    2. (b)

      Mise à disposition au greffe (« Vorlage bei der Geschäftsstelle des Gerichts » (« przekazanie wyroku do kancelarii sądu »).

Pour autant qu’il nous soit possible d’en juger, ce schéma d’élaboration s’applique globalement aussi bien au jugement français qu’au jugement allemand et polonais. Sur le plan des droits nationaux, on observe toutefois des différences qui vont dans le sens d’une différenciation plus importante. Ainsi, p. ex. si le droit français et allemand connaît tous les deux la phase du prononcé (« Verkündung ») (« ogłoszenie wyroku »), le droit allemand opère une différenciation conceptuelle plus détaillée en distinguant les notions techniques de « Fällung» et « Erlass» d’un jugement. Le dictionnaire juridique de Doucet-Fleck indique « le délibéré» pour « Fällung » et « la promulgation» pour « Erlass ». Or, le manuel de procédure civile allemande de Lüke précise que « Fällung » correspond au fait pour le Tribunal de « se former une volonté» [« Willensbildung »] et intervient après la phase du délibéré et du vote (« Beratung und Abstimmung »). Dès lors, les termes de « Fällung » et de « Beratung » ne s’identifient pas. S’agissant du terme « Erlass», il correspond à l’acte même de rendre un jugement. Le prononcé du jugement emporte son « Erlass » [31]. Il en résulte que les termes « Fällung eines Urteils » et « Erlass » sont des notions techniques de la procédure allemande qui, a priori n’ont pas d’équivalent en français, dès lors que la distinction correspondante n’est pas opérée.

L’intérêt de cette distinction réside dans le fait qu’un jugement au stade de « Fällung», même s’il est déjà rédigé et signé, demeure un projet et le magistrat qui l’a rédigé peut le modifier tant qu’il ne se trouve pas au stade de « Erlass» après avoir été prononcé. Une fois prononcé, le jugement est rendu (« erlassen ») et lie définitivement la juridiction qui l’a rendu (cf. § 318 ZPO).

Tout jugement civil prend la forme d’un texte qui se caractérise par une forme spécifique et la mise en œuvre d’une sémantique spécifique (modes et temps du verbe, l’utilisation des verbes modalisateurs, terminologie technique, stylistique et prosodie). C’est sur ces aspects formels et matériels que se focalise notre analyse.

S’agissant de l’aspect formel, il convient d’observer que la forme du jugement est légalement prescrite dans les trois pays. En France, le jugement fait l’objet des articles 450 à 466 du Code de procédure civile (CPC).Footnote 5 La forme du jugement est régie plus particulièrement par l’article 454 du CPC. En Allemagne, la forme et la teneur du jugement sont régies par l’article 313 du Code de procédure civile (ZPO).Footnote 6 En Pologne, ce sont les dispositions des articles 324 à 327 du Code polonais de procédure civile (k.p.c.)Footnote 7 qui s’appliquent en matière de jugements. L’article 325 du Code polonais de procédure civile régit le contenu de la sentencja et indique les mentions obligatoires permettant de vérifier sa régularité alors que l’article 3271 régit la motivation (« uzasadnienie ») du jugement et énumère ses éléments constitutifs.

Les développements ci-après ont pour vocation de décrire plus précisément la macrostructure et les caractéristiques des jugements français, allemands et polonais.

4 Macrostructure et caractéristiques du jugement français, allemand et polonais

La macrostructure de tout jugement est déterminée par les mentions dites obligatoires qu’il doit comporter pour permettre de vérifier sa régularité. Ces mentions sont définies par les dispositions du Code de procédure civile art. 454 en ce qui concerne la France, § 313 du Code allemand de procédure civile et art. 325 du Code de procédure civile polonais. L’analyse de ces différentes dispositions fait apparaître que les mentions obligatoires sont similaires dans les jugements français, allemands et polonais, même si l’ordre de leur énumération n’est pas identique. La disposition française se limite à énoncer les mentions obligatoires, et en premier lieu le fait que jugement est rendu « au nom du peuple français». Mais elle ne précise rien quant à la structure proprement dite du texte du jugement. La disposition allemande du § 313 ZPO, en revanche, ne comporte pas l’indication de la formule « au nom du peuple », mais elle fixe la structure du jugement en énumérant ses trois éléments principaux dans l’ordre dans lequel ils apparaissent réellement dans le texte du jugement, à savoir le dispositif, l’exposé des faits et des moyens et les motifs de la décision. S’agissant de la mention « au nom du peuple» (« Im Namen des Volkes »), elle figure dans le § 311 ZPO qui régit la forme du prononcé du jugement.Footnote 8 Tous les jugements, que ce soit en France, en Allemagne ou en Pologne, sont rendus « au nom du peuple », dans la mesure où celui-ci est « le titulaire du pouvoir juridictionnel » [31].

Du point de vue de la pratique de la traduction, il est important de connaître la macrostructure, c’est-à-dire l’organisation globale du texte ainsi que les expressions typiques qui structurent et introduisent les différentes parties du texte ainsi que les phrases et les formulations typiques caractéristiques d’un jugement donné. Il est également important de connaître la langue des jugements au niveau de la microstructure du texte, des phrases, des syntagmes ou des mots.

4.1 Macrostructure et caractéristiques du jugement français

Dans le jugement français, on distingue traditionnellement quatre parties :

  1. (a)

    Le chapeau comporte les mentions légales prévues par l’article 454 du CPC ;

  2. (b)

    La partie descriptive comporte l’exposé des faits, des prétentions et des moyens des parties ;

  3. (c)

    La partie démonstrative comporte les motifs du jugement ;

  4. (d)

    Le dispositif comporte l’énoncé de la décision (cf. l’article 455, al. 2 du CPC); il est introduit par l’expression « par ces motifs ».

La caractéristique majeure du jugement français réside dans sa forme classique, dite « à phrase unique » qui lui confère son unicité. Cette forme monophrastique s’explique historiquement. Elle se fonde sur l’idée selon laquelle « la forme étant consubstantielle de contenu, elle confère à une chose son existence».Footnote 9 Rédigé dans cette forme traditionnelle, le jugement forme une seule proposition, structurée par des propositions subordonnées introduites par les connecteurs logiques « attendu que» ou « considérant que». La technique des attendus implique une importante complexité syntaxique. Pour favoriser l’intelligibilité des décisions de justice et les mettre à la portée des justiciables, cette technique tend désormais à être abandonnée. Ainsi, elle a été partiellement abandonnée dans les années 1970 à hauteur des Cours d’appel au profit du « style nouveau » de rédaction.Footnote 10 Au cours de la période 2014–2017, la Cour de cassation a également engagé une réformeFootnote 11 en profondeur du mode de rédaction de ses décisions afin de les rendre plus lisibles et répondre ainsi à l’exigence d’intelligibilitéFootnote 12 sans pour autant sacrifier la rigueur du raisonnement juridique ni la fermeté de son style. Au cœur de cette réforme se trouve la rédaction en style direct, et donc l’abandon progressif de la phrase unique, une présentation plus claire avec des titres et des paragraphes numérotés, une structure en trois parties et une motivation développée. Les principes de la nouvelle rédaction et de la motivation développée ont fait l’objet d’une note de méthode,Footnote 13 mise à disposition du public sur Internet. À partir de 2019, tous les arrêts de la Cour de cassation, qu’ils fassent l’objet d’une motivation traditionnelle ou d’une motivation enrichie, sont rédigés en style direct, sans phrase unique ni attendus.Footnote 14

Sur le plan de la traduction en langue allemande, la structure monophrastique du jugement français constitue une difficulté majeure. En effet, la technique des attendus conduit à privilégier une structure syntaxique complexe de type hypotaxe. En langue allemande, lorsque l’on introduit la principale par « attendu que » / « in Erwägung, dass », l’hypotaxe se complexifie jusqu’à aboutir à une structure hypotaxique à plusieurs degrés (« mehrfache Schachtelsätze ») où les subordonnées s’imbriquent les unes dans les autres. Cette syntaxe complexe est un obstacle majeur à l’intelligibilité de la décision. En pratique, il est donc difficile de conserver les « attendus que ». C’est pourquoi il est préconisé de remplacer les « attendus que » par des tirets de manière à respecter, au moins visuellement, l’organisation du texte français sans pour autant en complexifier la syntaxe.

Selon la présentation dite « traditionnelle » recommandée par une circulaire déjà ancienne du Garde des Sceaux du 31 janvier 1977, le jugement est rédigé :

  1. (a)

    En style direct en ce qui concerne la partie descriptive (exposé des faits constants, de la procédure, des prétentions et moyens des parties) ;

  2. (b)

    En style indirect en ce qui concerne la partie consacrée à la motivation ;

  3. (c)

    En une seule phrase ayant un seul sujet (« le tribunal ») suivi d’une succession de propositions principales introduites par des verbes performatifs (condamne, rejette, prononce, dit que, ordonne, etc.) en ce qui concerne le dispositif.

Ces différentes parties sont décrites succinctement ci-après en ce qui concerne leur rôle et les modalités de leur rédaction.

  1. (a)

    L’exposé des faits et des moyens des parties constitue une partie distincte du jugement.

    1. (a)

      L’exposé des faits constants et pertinents est rédigé en employant des verbes conjugués au passé (passé composé ou imparfait) et au style direct.

    2. (b)

      L’exposé des moyens des parties

      L’exposé des prétentions des parties et de leurs moyens constitue une partie du jugement extrêmement importante:

      • Pour les parties, car il leur permet de vérifier que leurs moyens ou leurs demandes n’ont pas été dénaturés.

      • Pour les tiers, car il leur permet de comprendre la décision au regard du problème que la juridiction était appelée à trancher.

      • Pour le juge, car il lui permet d’opérer la synthèse des éléments du litige, et de contrôler l’étendue de sa saisine de manière à ne pas statuer ultra ou infra petita. Cette partie du jugement est rédigée au présent de l’indicatif.

  1. (b)

    La motivation

La motivation constitue « un droit fondamental à caractère constitutionnel ».Footnote 15 Aux termes de la jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’Homme, l’exigence de motivation des décisions de justice procède de l’exigence du procès équitable posée par l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme.Footnote 16 Dans son arrêt Higgins et autres contre France du 19 février 1998, la Cour européenne énonce : « l’article 6 §1 de la Convention oblige les tribunaux à motiver leurs décisions, mais il ne peut se comprendre comme exigeant une réponse détaillée à chaque argument. L’étendue de ce devoir peut varier selon la nature de la décision et doit s’analyser à la lumière des circonstances de chaque espèce ».

Le rôle de la motivation est double, dans la mesure où elle permet :

  1. (a)

    La protection du justiciable : elle lui fournit la preuve que sa demande, ses moyens ont été sérieusement examinés et compris ;

  2. (b)

    La protection du juge : elle le met à l’abri d’un procès d’intention. Elle l’oblige à élaborer un raisonnement rigoureux pour fonder sa décision et à prendre conscience de la valeur de son opinion.

La motivation est considérée comme une garantie de bonne justice et comme le rempart contre l’arbitraire et la partialité du juge. L’absence de motivation dans le jugement civil est sanctionnée par la nullité (cf. l’article 458 du CPC). Dans certains cas, toutefois, l’étendue de l’obligation de motivation peut connaître des aménagements [30]. La motivation doit être intelligible. Par conséquent, le style employé par le juge doit être accessible aux justiciables pour leur permettre de comprendre pourquoi il est fait droit ou non à leurs demandes.

L’exigence d’intelligibilité implique donc l’abandon des formules alambiquées ou obscures, des locutions latines et des expressions anachroniques et oblige à privilégier les phrases courtes, claires et un style simple. S’agissant de l’usage des termes techniques et juridiques, il n’est pas proscrit, mais doit être limité autant que faire se peut. Outre l’intelligibilité et la clarté, la motivation d’une décision de justice se doit d’être précise et pertinente. C’est pourquoi le recours à des motifs hypothétiques n’est pas autorisé. De fait, les expressions comme « il paraît, il est probable que, il est permis de penser, il y a tout lieu d’admettre, il semble » tout comme les locutions « peut-être » ou « sans doute» sont à éviter. Quelle que soit la difficulté du choix, le juge doit opérer des choix pour ne pas sacrifier la nécessaire autorité dont une décision de justice doit être assortie.Footnote 17

  1. (iii)

    Le dispositif

Le dispositif énonce les termes de la décision. Traditionnellement, il est introduit par la formule consacrée « Par ces motifs, le tribunal statuant …» et se compose d’une seule phrase rédigée au présent de l’indicatif, structurée par la locution « attendu que ». Le dispositif doit être complet, précis, pertinent et intelligible. Le jugement étant un acte créateur des droits ou d’une situation juridique nouvelle, seuls les verbes performatifs à la troisième personne du présent de l’indicatif sont utilisés dans le dispositif. À cet égard, on soulignera le sens technique du verbe « dire » au sens de « dire le droit » qui peut être traduit en allemand par la formule consacrée « für Recht erkennen ».

4.2 Macrostructure et caractéristiques du jugement allemand

En ce qui concerne la macrostructure du jugement allemand, elle est définie par l’article 313 du Code de procédure civile (ZPO). À l’instar du jugement français, le jugement allemand est rendu « au nom du peuple » (§ 311 ZPO), seul titulaire du pouvoir juridictionnel [31]. Dans le jugement allemand, on distingue les parties suivantes :

  1. (a)

    Le chapeau désigné par les termes techniques de « Rubrum » ou « Urteilskopf » comportant les mentions obligatoires suivantes :

    • L’identification des parties, de leur représentant légal et de leur mandataire ad litem (§ 313, al. 1, n°1 ZPO) ;

    • La désignation du Tribunal et les noms des juges (§ 313, al. 1, n°2 ZPO) ;

    • La date de la clôture des débats (§ 313, al. 1, n°3 ZPO) ;

  2. (b)

    Le dispositif, désigné par le terme technique de « Tenor » ou « Urteilsformel » (§ 313, al. 1, n°4). Il doit être formulé en des termes précis, dans la mesure où il constitue un titre exécutoire [31] ;

  3. (c)

    La motivation (« Begründung ») ; elle doit figurer systématiquement dans tout jugement (et toute ordonnance). Si l’obligation de motivation résulte de l’article 6, al. 1 de la Convention Européenne de Sauvegarde des droits de l’Homme (CEDH), son étendue est déterminée au cas par cas. Dans certains cas, l’obligation de motivation peut être aménagée par la loi.

La motivation du jugement allemand se compose de deux parties :

  1. (1)

    L’exposé des faits, des prétentions et des moyens des parties désigné par le terme technique de « Tatbestand » (§ 313, al. 1, n°6 ZPO) ;

    Cet exposé, succinct et limité à l’essentiel, comporte les éléments suivants (§ 313, al. 2 ZPO) :

    • Les faits constants (unstreitiger Sachverhalt) ;

    • L’exposé des faits contestés par le demandeur, suivi de ses prétentions (« Anträge ») ;

    • L’exposé des prétentions du défendeur, suivi de son exposé des faits que conteste le demandeur et les informations relatives aux éventuelles mesures probatoires (« Beweisaufnahme »).

    Cet exposé est important en raison de la force probante que lui attache la loi (§ 314 ZPO) et de la force obligatoire qu’il déploie à l’égard de la juridiction d’appel (§ 529, al. 1, n°1 ZPO).

  1. (2)

    Les motifs de la décision proprement dits désignés par le terme « Entscheidungsgründe » (§ 313, al. 3 ZPO).

    Cette partie comporte un bref résumé des éléments pris en considération par le Tribunal pour fonder sa décision en fait et en droit (§ 313, al. 3 ZPO). En outre, cette partie comporte également les développements juridiques (« Rechtsausführungen ») et la qualification de la preuve (« Beweiswürdigung »).

On notera que le droit allemand admet une « forme abrégée» de jugement, c’est-à-dire un jugement sans l’exposé des faits, des prétentions et des moyens et sans motivation (§ 313 b ZPO) pour certains types de jugements, à savoir pour le jugement par défaut (« Versäumnisurteil»), pour le jugement d’expédient (« Anerkenntnisurteil ») et pour le jugement de renonciation (« Verzichturteile »).

La forme abrégée est notamment possible pour les jugements rendus dans le cadre de la procédure simplifiée prévue par le § 495a ZPO et pour les jugements rendus « séance tenante» (dits « Stuhlurteile »), c’est-à-dire immédiatement après la clôture des débats.

Dans ce cas toutefois, la forme abrégée est possible à condition pour les parties de renoncer aux voies de recours qui leur sont ouvertes [31] (§313 a, al. 2 ZPO).

Au vu de ce qui précède, il apparaît que les jugements français et allemands se distinguent structurellement. Si dans le jugement français le dispositif, c’est-à-dire l’énoncé de la décision figure à la fin du jugement comme le résultat de l’opération de subsomption, il se place dans le jugement allemand à la seconde place, immédiatement après le chapeau. Sémantiquement, le lien entre le chapeau et le dispositif dans le jugement allemand s’établit par la formule consacrée « für Recht erkannt » (« dit et jugé en droit »).

À l’instar du jugement français, le jugement allemand cherche à répondre à l’exigence d’intelligibilité de la décision judiciaire pour les justiciables grâce à une expression claire et simple. Le magistrat est donc invité à éviter les termes techniques et juridiques ou à les paraphraser autant que possible. La question de savoir dans quelle mesure cette exigence peut être satisfaite au vu de la complexité croissante de la vie et du droit reste néanmoins ouverte.

Sur le plan syntaxique, le jugement allemand, même s’il ne connaît pas la forme à phrase unique, se distingue par sa structure syntaxique complexe en raison, notamment, de l’hypotaxe très répandue et de l’usage spécifique des temps verbaux et des modes. Cet usage obéit à des règles distinctes selon qu’il s’agit de l’exposé des faits, des prétentions et des moyens ou de la motivation.

S’agissant de l’exposé des faits, Sattelmacher préconise de le rédiger à l’indicatif et d’utiliser des temps verbaux différents selon qu’il s’agit des faits constants (« unstreitige Tatsachen ») ou des faits contestés (« streitige Tatsachen ») [42, p. 268]. En ce qui concerne les faits constants, il y a lieu d’utiliser l’imparfait et le plus-que-parfait pour les événements survenus dans le passé et de réserver l’usage du présent aux évènements ayant une incidence dans le présent. En revanche, l’usage du passé composé (« Perfekt ») n’est pas recommandé, car il fait naître l’impression que les évènements relatés continuent d’avoir une incidence dans le présent.

En ce qui concerne les faits contestés, ils sont toujours introduits par le verbe « behaupten» qui a le sens technique d’alléguer. Les opinions de nature juridique des parties (« Rechtsansichten») sont introduites par les expressions de type « estimer que» / « de l’avis de » (« der Meinung / der Auffassung sein ») et elles sont obligatoirement exprimées par les procédés du discours indirect. C’est pourquoi l’usage du mode « Konjunktiv I » est obligatoire. S’agissant des temps verbaux du Konjunktiv I, le passé composé (« Perfekt ») est utilisé pour les évènements révolus, le présent pour les autres évènements [42, p. 269].

Le mode du discours indirect allemand « Konjunktiv I » constitue une difficulté majeure de traduction vers le français. En effet, il est fréquemment restitué en français par le conditionnel alors même qu’il n’est pas hypothétique. Pour exprimer l’hypothèse, l’allemand utilise le mode dit conjunctivus irrealis ou Konjunktiv II. La traduction du Konjunktiv I par le conditionnel est non seulement inexacte, mais peut aussi entraîner des erreurs graves en introduisant un élément hypothétique là où il n’existe pas. Le Konjunktiv I étant un mode spécifique du discours indirect, il doit être restitué en français par les procédés du discours indirect, et en particulier par les constructions telles que : penser que, estimer que, de l’avis de, etc.

S’agissant des motifs de la décision dans le jugement allemand, il convient d’observer à titre liminaire qu’ils doivent être rédigés dans un style habituellement désigné comme « le style de jugement » (« Urteilsstil ») qui s’oppose au « style de consultation juridique » (« Gutachtenstil »), utilisé dans la phase préparatoire de la rédaction. La distinction entre ces deux styles n’est pas de nature formelle, mais de nature matérielle, car elle a trait au contenu du texte. Le style d’expertise dit « Gutachtenstil » se caractérise notamment par l’usage du mode conditionnel (« Konjunktiv»), des constructions de type « zwar-aber » et de l’adverbe « donc » (« also »). Le « style de jugement » se caractérise par l’usage (implicite) de la conjonction « car » (« denn ») qui permet d’éliminer toute idée superflue et de construire une chaîne cohérente de raisonnement. Ces deux styles répondent à des objectifs différents et ne sont pas interchangeables. De fait, il ne suffit pas d’intituler la consultation juridique « Les motifs de la décision» et de mettre les verbes à l’indicatif au lieu du conditionnel pour qu’il y ait effectivement « les motifs de la décision ». Une multiplication des constructions de type « zwar-aber » est en général un indice que le texte a d’abord été rédigé dans le « style de consultation juridique » pour être ensuite transformé dans un « style de jugement » [42, pp. 296–298].

Comme dans le jugement français, la formulation des motifs de la décision dans le jugement allemand doit être claire et lisible. Sur le plan syntaxique, il y a donc lieu d’éviter l’hypotaxe à outrance qui aboutit à une syntaxe complexe à plusieurs niveaux (« Schachtelsätze ») et de privilégier la parataxe, c’est-à-dire la juxtaposition des propositions. Cette préconisation n’est pas sans poser des problèmes, car l’hypotaxe articule les relations discursives. Un excès de parataxe peut donc conduire à l’effacement de ces relations. Comme en français, l’usage les formulations exprimant le doute (« glauben, dass »), la possibilité (les verbes modaux de type « könnte, dürfte, müsste ») ou l’hypothèse (conjunctivus irrealis) est banni de la la motivation du jugement allemand, [42, p. 298].

Le résultat du raisonnement juridique figure dans la principale et sa motivation dans la subordonnée. Théoriquement, il doit être possible de relier (implicitement) toutes les phrases de la motivation par les conjonctions « car» ou « et» (« denn » / « und »). Le langage utilisé dans les motifs de la décision doit être concis et concret [42, p. 309].

Les motifs de la décision se terminent par une brève mention des décisions accessoires en matière de procédure (« prozessuale Nebenentscheidungen »). En règle générale, il suffit de citer la norme applicable. En revanche, une courte phrase de motivation devrait y figurer pour motiver l’admission de l’appel. Si l’appel n’est pas admis, cette motivation est en principe superfétatoire [42, p. 312].

4.3 Macrostructure et caractéristiques du jugement polonais

En ce qui concerne le jugement polonais, sa macrostructure se distingue davantage du jugement français et se rapproche plus du jugement allemand. Dans le jugement polonais, on distingue traditionnellement deux parties principales, à savoir « le contenu du jugement» (sentencja wyroku) et motivation (uzasadnienie).

Le contenu du jugement est régi par l’art. 325 du Code de procédure civile (k.p.c.). On y distingue les parties suivantes [7, 10, 3] :

  1. (a)

    Le chapeau, désigné par le terme technique « komparycja» ou « Rubrum» comportant les mentions légales obligatoires et permettant de vérifier sa régularité:

    • Le numéro du répertoire général ;

    • L’emblème de la République de Pologne ;

    • L’en-tête indiquant le type de décision avec la mention « au nom de la République de Pologne» (w imieniu Rzeczypospolitej Polskiej) ;

    • La date et le lieu du prononcé du jugement ;

    • La désignation du tribunal (indication de la juridiction et de la chambre, la composition du tribunal et le greffier) ;

    • La date et le lieu des débats ;

    • Le nom du représentant du ministère public s’il a assisté aux débats ;

    • L’identification des parties ;

    • L’objet de l’action ;

  2. (b)

    Le dispositif (appelé « rozstrzygnięcie, formuła sentencji » ou « Tenor ») constitue l’énoncé de la décision proprement dite [3, 7].

On notera que sentencja constitue une « forme abrégée» écrite du jugement. Elle est rédigée et signée immédiatement après la clôture des débats en formation collégiale (art. 324 § 3 k.p.c.) et ne contient ni exposé des faits, ni prétentions, ni motifs. L’autorité de la chose jugée est attachée à la sentencja polonaise exclusivement à condition d’avoir été prononcée par le juge lors d’une séance publique, immédiatement après la clôture des débats (art. 326 § 1 k.p.c.). Ainsi, le prononcé du jugement se fait par la lecture publique du contenu de la sentencja, les principaux motifs étant énoncés ensuite aussi sous forme orale.

La motivation (uzasadnienie), qui constitue la seconde partie du jugement polonais, expose le raisonnement du juge sur lequel il fonde sa décision.

En règle générale, en droit polonais, les motifs sont présentés sous des formes distinctes [38, 20] :

  1. (a)

    Motivation orale

Après la lecture de la sentencja, le président de la formation collégiale ou le juge rapporteur (« sędzia sprawozdawca ») expose oralement les motifs essentiels de la décisionzasadnicze powody rozstrzygnięcia »)Footnote 18 ou il prononce à haute voix la motivation (« wygłasza uzasadnienie »)Footnote 19 (art. 326 § 3, k.p.c.). On mentionnera que lorsque le déroulement de la séance est enregistré (son, image, écrit), la motivation peut être communiquée oralement après le prononcé de la sentencja et sa transcription est faite au lieu et place d’une motivation écrite, étant précisé que cette transcription est régie par les dispositions relatives à la motivation écrite du jugement (art. 331 1§ 1, 2 et 3 k.p.c). Dans ce cas, le juge n’est pas tenu d’énoncer les motifs essentiels de la décision.

  1. (b)

    Motivation écrite (« uzasadnienie pisemne », art. 328 k.p.c.)

La motivation est communiquée par écrit exclusivement à la demande d’une partie et ne constitue pas un élément obligatoire du jugement. L’article 328 § du Code de procédure civile (k.p.c.) dispose que la demande de motivation écrite doit être formulée dans un délai d’une semaine à compter de la date du prononcé de la sentencja, la juridiction ayant deux semaines pour la préparer.

La motivation en droit polonais énonce le fondement de la décision et comporte en particulier les éléments obligatoires suivants (art. 3271 § 1 k.p.c.) :

  1. (a)

    Les éléments de fait retenus par le tribunal ;

  2. (b)

    Les moyens de preuve ;

  3. (c)

    Les motifs ayant conduit le tribunal à écarter d'autres preuves jugées comme n’étant pas probantes ;

  4. (d)

    L’énoncé de la base légale du jugement et de son fondement juridique ;

S’agissant de la formulation des motifs, elle doit être rédigée de manière concise (art. 3271 § 2 k.p.c.).

Traditionnellement, la motivation écrite du jugement polonais comporte deux parties principales, à savoir [38, 3] :

  1. (1)

    Une partie dite « historique » (« część historyczna ») ou désignée par des formules diverses (« podstawa faktyczna », « stan faktyczny uzasadnienia », etc.). Elle comporte l’exposé des faits, des prétentions et des moyens ; les faits non contestés, établis par les parties par les moyens de preuve légalement admis.

    Cette partie constitue une sorte de récit dans lequel le tribunal rapporte les faits qui lui sont soumis et prend en considération les exposés des prétentions des parties [38]. L’exposé des faits devrait être réduit aux éléments essentiels en termes d’argumentation.

  2. (2)

    Une partie juridique de la motivation, désignée comme « fondement juridique » (« podstawa prawna » « część prawna uzasadnienia » ou « uzasadnienie prawne » « podstawa prawna rozstrzygnięcia »). Elle contient :

    • L’énoncé de la base légale du jugement et de son fondement juridique (« ustalanie stanu prawnego sprawy ») ;

    • L’opération de subsomption (« dokonanie subsumpcji ») ;

    • Les effets juridiques (« ustalenie konsekwencji prawnych »).

Dans cette partie, le juge analyse les faits et expose son raisonnement.

Ces deux parties du jugement se distinguent graphiquement et stylistiquement par l’usage d’un style ritualisé et figé qui se reflète dans les formules consacrées comme, p.ex. « le tribunal a établi les faits suivants » (« Sąd ustalił następujacy stan faktyczny sprawy »), « le tribunal a établi ce qui suit » (« Sąd ustalił, co następuje »), « le Tribunal a considéré que » (« Sąd zważył, co następuje ») [38].

Les exigences légales édictées par l’article 3271 § 1 du k.p.c polonais ont un caractère général et ne présentent que les éléments constitutifs de la motivation sans préciser les modalités de la rédaction du jugement.

En ce qui concerne la motivation, une différence entre la motivation écrite et orale mérite d’être relevée. Ainsi, Gudowski [20] souligne que l’exposé oral des motifs essentiels de la décision ne doit pas comporter tous les éléments prévus par l’article 3271 § 1 k.p.c. En énonçant les motifs essentiels, le président de la formation collégiale mentionne uniquement les questions juridiques les plus importantes et les prétentions les plus litigieuses. L’exposé oral des motifs essentiels de la décision n’a qu’une valeur fragmentaire et préliminaire et sert à annoncer la motivation écrite. Sur le plan de la structure, la présentation orale des motifs ne doit pas nécessairement suivre celle de la motivation écrite. Ce qui importe toutefois c’est qu’il n’y ait pas de contradiction entre la motivation orale et écrite. En outre, l’exposé oral de motifs essentiels de la décision intervenant immédiatement après la clôture de l’audience et après le délibéré et s’accompagnant des émotions exprimées par les parties, le public et les médias, certaines entorses aux règles de la formulation et concessions stylistiques sont tolérées. Comme le précise Rzucidło [38], il est important par ailleurs de prêter attention à tous les éléments de la communication non verbale qui accompagnent la présentation orale des motifs (p.ex. l’intonation et la gestuelle). Néanmoins, la motivation orale doit toujours rester claire, concise et limitée aux questions essentielles.

La motivation écrite du jugement polonais constitue le type le plus important de motivation[38].Footnote 20 Toutefois, comme la motivation ne fait pas partie intégrante de la sentencja, mais fait l’objet d’un document distinct, rédigé après les débats, à la demande de partie, elle s’en distingue par ses caractéristiques structurelles et les spécificités discursives propres. Les dispositions légales régissant la structure de la motivation sont similaires pour toutes les procédures judiciaires. Elles énoncent les éléments de base de la motivation tout en spécifiant leurs caractéristiques. Il appartient au juge en tant qu’auteur de la motivation de décliner ses éléments de base dans le détail. Sur ce plan, la pratique judiciaire a développé un certain usage, mais la subjectivité du rédacteur de la motivation continue à être questionnée plus spécifiquement. En effet, la subjectivité du rédacteur joue indéniablement un rôle au regard de la formulation de la motivation et de son style [39].

En Pologne, la motivation des jugements se distingue par son caractère à la fois monologique et dialogique, avec une certaine prédominance des éléments du monologue. Le juge expose et justifie sa décision au justiciable. La langue devrait donc être claire, précise et limitée aux questions essentielles. Les mots étrangers, les expressions peu usitées ainsi que les références inutiles à la littérature juridique sont à éviter (Règlement du Président de la République de Pologne du 29 mars 2018—Règlement de la Cour suprême de Pologne.Footnote 21 En outre, la langue de la motivation devrait être simple, impartiale, sans émotions, sans rhétorique superflue et des figures stylistiques alambiquées [20]. Les expressions littéraires, rares et peu connues doivent aussi être évitées.

On notera que la motivation des décisions de justice relève du contrôle de la Cour Suprême polonaise qui, conformément à l’article 183 de la Constitution de la République de Pologne, « (…) exerce le contrôle juridictionnel des arrêts rendus par les juridictions judiciaires et les juridictions militaires»Footnote 22 et veille à assurer la conformité à la loi, l’harmonisation et l’uniformité de décisions judiciaires ». Ainsi, la Cour Suprême, de par sa position hiérarchique, impose ex auctoritate aux juridictions de niveau inférieur le style et les modèles de décisions ainsi que de leurs motivations [20].

Il résulte de ce qui précède que le jugement polonais diffère du jugement français et allemand sur le plan structurel. En effet, le dispositif dans la sentencja polonaise se place immédiatement après le chapeau et il est introduit par le verbe performatif à la troisième personne du présent de l’indicatif à valeur d’impératif, le tribunal étant le sujet grammatical de la proposition. Les formules typiques pour les jugements français et allemands, « par ces motifs» ou « für Recht erkannt» ne figurent pas dans la sentencja polonaise.

Selon Dolecki [10], le dispositif doit être rédigé de manière à permettre l’exécution du jugement sur la seule base de sentencja sans qu’une interprétation soit nécessaire. Il en va de même en ce qui concerne Bladowski [1]Footnote 23 selon lequel le dispositif en tant que l’élément le plus important du jugement devrait être formulé clairement pour éviter les difficultés d’exécution [48].

5 Les difficultés de traduction: origine et typologie

5.1 Origine des difficultés de traduction

S’agissant des difficultés de traduction, elles relèvent selon nous pour l’essentiel des difficultés de (re)contextualisation dues à l’absence d’isomorphie entre les univers sémantiques qui a pour colloraire l’asymétrie des registres au sens d’un système sémiotique de significations [22 p. 66] et des répertoires au sens des manières de s’exprimer [24 p. 33]. Sur le plan théorique, les difficultés de recontextualisation peuvent, à notre sens, être appréhendées par le biais de concepts philosophiques tels que le concept de forme symbolique d’Ernst Cassirer [6] d’une part et, d’autre part, par le concept d’univers de sens développé par Alfred Schütz [44, p. 206].

Ernst Cassirer a caractérisé l’homme comme l’animal symbolique [5], c’est-à-dire un être utilisant des signes et des symboles pour produire des formes symboliques et créer des univers sémantiques. La notion de forme symbolique est définie non pas comme des « contenus donnés à la conscience, mais comme les modes et les directions de la mise en forme qu’elle opère» [6 p. 234]. Pour Cassirer, la langue constitue une forme symbolique particulière, car elle englobe les outils sémiotiques par excellence, à savoir les signes et les symboles [6, p. 29]. La langue est également ce par quoi la production du sens devient possible. Quant à la production du sens, elle s’opère culturellement par le biais de la prégnance symbolique. C’est la raison pour laquelle toute attribution du sens n’est jamais singulière, mais s’inscrit dans les contextes antérieurs, culturellement et socialement déterminés. Les conditions du processus de la symbolisation et de la constitution du sens, entendues au sens des modalités d’appropriation du monde, étant différentes dans chaque culture, les formes symboliques qu’elle produit sont nécessairement différentes.

Alfred Schütz a également consacré un certain nombre de ses écrits à la philosophie de langage, la langue, ses caractéristiques et sa fonction [45, pp. 225–289]. Une langue s’analyse pour Schütz comme:

  1. (a)

    Un système historique de signes qui constitue le réservoir de typifications, d’abstractions et de standardisations permettant la compréhension réciproque,

  2. (b)

    Un schème d’expression (« Ausdrucksschema »),

  3. (c)

    Un réservoir de schèmes d’interprétation partagés par une communauté linguistique [45, p. 26].

Cette analyse de Schütz peut être rapprochée de la définition de la langue donnée par Köller dans son opus magnus consacré à la perspectivité et la langue et qu’il n’est pas inutile de rappeler:

« La langue apparaît comme un outil cognitif dont les formes cristallisent les résultats d’efforts antérieurs de mise en perspective et d’objectivation en vue d’une utilisation future » [26, p. 25].Footnote 24

Cette définition corrobore l’idée selon laquelle la langue n’a d’existence que dans l’usage tel qu’il est fait dans le monde de la vie, culturellement et socialement déterminé [45, p. 27]. Par ailleurs, toute langue en tant que système de signes et tout système juridique en tant que corpus constitué de connaissances et de méthodes peut s’analyser en termes d’univers de sens sui generis désigné par le terme de « province finie de sens » [44 p. 206]. Il s’agit d’univers distincts, constitués d’expériences et des connaissances consistantes et compatibles entre elles. Les difficultés de recontextualisation identifiées comme une source majeure de difficultés en traduction peuvent s’expliquer aussi par les difficultés que pose le passage d’un univers de sens à un autre. En effet, les différentes langues se distinguent « par ce qu’elles considèrent comme pertinent et qu’elles typifient»Footnote 25 [45, p. 232]. De fait, elles produisent un monde différent dans les conditions d’évolution historique, sociale et culturelle distinctes de manière à créer des univers de sens nécessairement et intrinsèquement asymétriques [4 p. 49]. En d’autres termes, cela signifie que ce qui apparaît consistant et pertinent dans un univers sémantique, ne l’est pas nécessairement dans un autre. Les univers sémantiques étant des ensembles clos, le passage de l’un à l’autre est difficile, voire impossible et s’assimile à un choc [44 p. 183], dans la mesure où il n’existe aucune règle de transformation permettant ce passage [44 p. 209]. La notion de « province finie de sens» peut être rapprochée de la notion de « forme de vie» chez Wittgenstein [51, p. 35]. Dans le passage d’une « province finie de sens» à une autre la forme de vie change, et donc, la signification change aussi [52]Footnote 26 en raison—précisément—de la résemantisation qui s’opère dans le passe d’un univers sémantique à un autre. La traduction juridique opérant sur des univers sémantiques clos sur le plan de la langue et sur le plan du système juridique, le passage de l’un à l’autre s’en trouve doublement complexifié. Il ne devient possible que si l’on fonde la traduction non pas sur le principe d’équivalence, qui n’est qu’une hypostase du principe positiviste de la détermination du sens [6, p. 12], mais sur le principe de pertinence qui constitue le modus operandi du sens [46 p. 51], et à ce titre, le principe fondamental de la traduction [13].

5.2 Typologie des difficultés de traduction

Toute typologie implique une classification fondée sur un critère. La typologie proposée ici relève du critère classique de distinction entre le fond et la forme. Cette distinction est relativement artificielle, car ces deux éléments sont non seulement étroitement liés, mais se conditionnent réciproquement. L’intérêt de cette distinction est donc purement analytique et pédagogique. Selon le double critère de fond et de forme, les difficultés de traduction peuvent donc être classées en deux grandes catégories:

  1. (a)

    Les difficultés sur le fond et

  2. (b)

    Les difficultés sur la forme.

5.2.1 Les difficultés sur le fond

Cette catégorie de difficultés regroupe les difficultés de traduction qui relèvent du système juridique, et plus précisément de l’appareil conceptuel et terminologique du droit positif et de la procédure. Ces difficultés se manifestent essentiellement sur le plan de la terminologie juridique. Cet aspect revêt une importance capitale en traduction spécialisée en raison du rôle crucial dévolu à la terminologie qui fonctionne comme le dénominateur commun et garantit un maximum de concordance des schèmes d’interprétation [45 p. 159]. A ce titre, la terminologie spécialisée permet la compréhension réciproque et « l’accord dans les jugements». Le rôle crucial dévolu à la terminologie se révèle en outre dans sa relation fondamentale avec la pertinence thématique définie en termes d’adéquation au substrat thématique et non au substrat linguistique. Elle se manifeste dans la sélection adéquate des unités sémantiques par rapport à la thématique abordée. Or, il a été montré que la pertinence thématique constitue la condition sine qua non d’une traduction pertinente [13, 14, 16]. À ce titre, la terminologie spécialisée et la pertinence thématique sont la condition même de toute possibilité de la communication. Elles contribuent à la création de l’espace partagé de communication et à l’efficacité de la communication interculturelle au sens d’un dialogue entre deux cultures juridiques [35, p. 110].

5.2.2 Les difficultés sur la forme

La seconde catégorie regroupe les difficultés qui ont trait au style, aux formes grammaticales et à la syntaxe, à l’usage des modes et des temps verbaux, de la négation, des conjonctions de coordination (la parataxe) ou de subordination (l’hypotaxe), etc., et dont l’importance ne saurait être sous-estimée. En effet, on soulignera à cet égard avec Köller que les formes grammaticales d’une langue sont porteuses d’une perspective cognitive spécifique qui s’est formée au cours de son évolution. Les formes grammaticales renvoient aux structures des connaissances et de la pensée qui structurent le monde de la vie (Lebenswelt) d’une communauté linguistique et culturelle. [26, p. 318]. A ce titre, les formes grammaticales servent de support à la constitution du sens.

S’agissant de difficultés concrètes, on mentionnera à titre d’exemple les problèmes liés à la traduction de l’allemand en français du mode Konjuktiv I qui est un mode du discours indirect et ne s’assimile ni au conditionnel ni au subjonctif français. À l’inverse, le subjonctif français ne se traduit pas en allemand par le conjunctivus irrealis, excepté les cas dans lesquels il exprime une hypothèse.

En ce qui concerne la traduction d’un jugement en polonais, il va sans dire que la structure monophrastique du jugement français constitue sans doute la difficulté la plus importante. En effet, la syntaxe du jugement français structurée par les expressions typiques vu que… attendu que… entraîne l’accumulation d’un grand nombre de constructions subordonnées, adverbiales qui nuisent à l’intelligibilité de la traduction en polonais. Il en va de même en ce qui concerne la traduction d’un jugement français en allemand, car les locutions de type vu que / attendu que se traduisent par des structures propositionnelles complexes intriquées les unes dans les autres ce qui n’est pas de nature à favoriser l’intelligibilité du texte.

Un certain nombre de difficultés de traduction procèdent des erreurs matérielles dans les jugements, comme p. ex. les contradictions, les omissions ou les redondances (cf. Magierska, 2015).Footnote 27 Ces erreurs posent souvent un problème au traducteur, car elles affectent non seulement la consistance, mais surtout le sens du texte. La question du traitement de ces erreurs se pose notamment lorsque la traduction doit être assermentée, c’est-à-dire lorsqu’elle fait fonction d’un document officiel. À notre sens, le traitement de ce type d’erreurs doit être différencié en fonction de leur importance au regard du sens global du texte. De manière générale, il existe deux possibilités :

  1. (a)

    Soit on traduit tel quel avec l’erreur et on explique dans une note de bas de page en quoi consiste l’erreur ;

  2. (b)

    Soit on traduit en restituant le sens et on explique l’erreur de l’original dans une note de bas de page.

Le jugement étant un acte auquel la loi attache la force probante d’un acte authentique (cf. l’article 457 du CPC), son texte n’est pas susceptible de modification de quelque nature que ce soit. Nous pensons donc que la première solution devra être privilégiée. La technique des notes de bas de page étant considérée en règle générale comme l’aveu d’incompétence du traducteur, elle est relativement peu appréciée tant dans la profession qu’aux yeux du public. Nous ne partageons pas cette opinion. En effet, cette technique se justifie, dans la mesure où le traducteur n’est pas omniscient et où les textes des jugements originaux ne sont pas parfaits sur le plan linguistique. Dès lors, lorsque le texte d’un jugement comporte des erreurs manifestes qui nuisent à sa compréhension, il nous semble important d’y attirer l’attention de son destinataire. De la même façon, la technique des notes de bas de page peut être utile en cas de différences notables sur le plan conceptuel et terminologique. La note de bas de page permet au traducteur d’expliciter brièvement les principales différences d’une notion et de justifier son choix terminologique. C’est donc également une manière de se prémunir contre une éventuelle mise en jeu de sa responsabilité professionnelle.

Une autre source de difficultés en traduction réside dans les constructions elliptiques. En effet, en présence d’une ellipse, il est judicieux de s’interroger sur la nécessité de l’expliciter. Une ellipse constitue une entorse au principe de clarté et d’intelligibilité des textes de nature juridique et judiciaire et pose des problèmes majeurs en termes d’interprétation. À titre d’explication, on pourrait formuler l’hypothèse que l’ellipse résulterait de la divergence des éléments présents dans l’horizon épistémique pris en compte dans la synthèse préprédicative. En d’autres termes, cela signifie que certains éléments peuvent être considérés comme étant tellement évidents qu’ils sont tout simplement éludés. Pour illustrer ce phénomène, on citera la phrase suivante, extraite d’un jugement tranchant un litige sur la question de savoir si le délai de rétractation a commencé à courir ou non :

« Le délai court dès réception de la présente déclaration de rétractation».

Si pour un juriste il va de soi qu’il s’agit ici du délai de rétractation, il en va tout autrement du lecteur profane. La phrase précitée pose problème, car elle n’est pas intelligible. En effet, le syntagme « Le délai court (…) » est une ellipse. Le terme de « délai» nécessite d’être précisé pour savoir de quel délai il s’agit. En effet, tout délai s’analyse comme le temps nécessaire à l’exécution de quelque chose ou accordé pour faire quelque chose. En l’espèce, on aurait donc dû dire « le délai de rétractation court (…) ». Cette phrase ne remplit donc pas l’exigence d’intelligibilité à laquelle doivent satisfaire les textes de nature juridique et judiciaire, posée par la décision du Conseil constitutionnel n°2003-473 du 26 juin 2013 en ce qui concerne la France et par l’article 20, al. 3 de la Loi Fondamentale en ce qui concerne l’Allemagne. Ce texte prescrit l’obligation de rédiger dans une forme linguistiquement correcte et compréhensible pour tout un chacun. Par ailleurs, les problèmes liés à la recontextualisation lors de la traduction se manifestent non seulement sur le plan terminologique, mais aussi sur le plan stylistique. Traditionnellement, pour analyser ces problèmes, on opère une distinction entre le terminologique et le stylistique, même si ces deux aspects ne peuvent pas être réellement séparés en raison de leur intrication. Au-delà de cette distinction classique, ces problèmes peuvent s’analyser en termes d’adéquation au registre entendu comme le système sémiotique de significations [22 p. 66], d’une part, et d’autre part, en termes d’adéquation au répertoire défini comme la manière de s’exprimer en fonction du contexte discursif [24 p. 33]. Tant le registre que le répertoire renvoie aux schémas dynamiques de sélectivité caractérisés par Schütz en termes de pertinence thématique et interprétative [47, p. 8]. En ce qui concerne la notion de thématique, elle s’entend stricto sensu comme « le secteur de l’univers sémantique mis en œuvre dans le texte » [36, p. 21], ou lato sensu, comme le contenu du texte [23]. La notion de thématique et celle de pertinence thématique et interprétative permettent d’appréhender les solidarités lexicales et syntaxiques en tant que manifestation de l’usage linguistique établi, le seul à être pourvu de sens [51]. Pour le traducteur, la recherche de ces solidarités est importante, car elle permet d’identifier les structures adéquates dans la langue cible permettant une expression naturelle de manière à éviter que « la langue opère en roue libre » [51, p. 48], c’est-à-dire sans considération du contexte et de l’usage linguistique établi. En définitive, c’est ce qui permet de produire une traduction qui a du sens, et donc pertinente.

5.3 Stratégie de solution des difficultés de traduction

Compte tenu des moult difficultés de traduction d’une part, et d’autre part, de l’exigence d’intelligibilité, qui se pose de manière de plus en plus aiguë en matière juridique et judiciaire, il nous semble que la stratégie permettant d’obtenir des solutions adéquates pour produire une traduction intelligible consiste à adopter une méthode éminemment cibliste qui met en œuvre la technique d’une double recontextualisation décrite ci-dessus et opère avec les notions de compréhension, de pertinence et d’intelligibilité. En d’autres termes, il s’agit de recontextualiser le texte d’une décision de justice en fonction de la langue cible et du système juridique cible, d’une part et d’autre part, en fonction du juriste auquel est destinée la traduction. En effet, nous partons du principe qu’outre le justiciable, c’est le juriste qui est le destinataire visé de toute traduction ayant pour objet un jugement. Dès lors, il est capital de lui permettre de comprendre le jugement, c’est-à-dire d’en saisir les implications en termes d’effets juridiques. Cette technique de la double recontextualisation implique d’effectuer les choix de traduction en tenant compte du registre et du répertoire qui lui sont familiers et du système des pertinences qui les sous-tend. La prise en compte de l’ensemble de ces éléments permet de produire une traduction pertinente en termes de thématique (terminologie), d’interprétation (sélection des unités lexicales et des structures syntaxiques) et de style (solidarités lexicales et syntaxiques, formulations habituellement utilisées).

La stratégie de traduction fondée sur la technique de la double recontextualisation et la notion de pertinence que nous proposons offre un certain nombre d’avantages, et en particulier, elle permet de:

  1. (a)

    Reconstituer les conditions de la compréhension réciproque pour créer l’espace partagé de communication ;

  2. (b)

    Restituer les relations discursives, c’est-à-dire les conditions de possibilité d’un discours [17, 19] ;

  3. (c)

    Restituer les systèmes des pertinences [46], et donc d’inscrire la traduction dans le domaine de spécialité dont relève le jugement (le divorce, la propriété industrielle, etc.) ;

  4. (d)

    Assurer davantage d’intelligibilité, et de fait, de répondre à l’exigence de clarté et d’intelligibilité des textes juridiques ;

  5. (e)

    Garantir l’efficacité de la communication interculturelle, entendue au sens d’un dialogue engagé entre deux cultures juridiques [35].

6 Conclusion

L’analyse détaillée des caractéristiques des décisions de justice françaises, allemandes et polonaises a montré qu’en dépit d’une appartenance des droits nationaux français, allemand et polonais à la famille romano-germanique des droits, les différences notables se logent dans leur macrostructure, dans les détails de la procédure et dans l’usage conventionnalisé des formes lexicales et grammaticales. Si le jugement français a pour trait distinctif—au moins jusqu’à la récente réforme—la phrase unique et la technique des attendus, le jugement polonais se distingue par la spécificité de sa sentencja tandis que le jugement allemand reste caractérisé par l’usage normé des modes et des temps du verbe et sa riche motivation incluant les considérations économiques, sociales et doctrinales. Ces différences confèrent à toute décision de justice sa spécificité en termes linguistiques et en termes d’expression de la rationalité juridique. Elle trouve dans chaque langue des formes d’expression différentes de sorte que « les différences entre les grandes cultures du droit sont toujours visibles dans la rédaction des jugements » [33]. Le passage d’un univers sémantique et d’un système juridique à un autre s’en trouve complexifié dans le processus de traduction. Pour y faire face, il est proposé à titre de stratégie une méthode de traduction fondée sur la notion de pertinence et la double recontextualisation. Cette méthode n’efface pas l’altérité des formes de l’expression de la rationalité juridique. Au contraire, elle en conserve certaines caractéristiques tout en permettant le passage entre les univers sémantiques. La tâche du traducteur, sans cesse aux prises avec l’asymétrie des systèmes juridiques et la dynamique du sens [25, p. 30], consiste à créer ce passage en opérant des choix en termes de registre, de répertoire et de schémas de sélectivité et en oscillant entre le sens objectif d’une unité lexicale (la signification lexicale abstraite) et son sens subjectif (la signification lexicale concrète). L’équilibre précaire qu’il parvient à établir entre ces deux pôles reste tributaire de ses connaissances, facultés (skills) et de son expertise.