1 Introduction

Le nom idéologie fut forgé par A. Destutt de Tracy à la fin du xviiie siècle pour désigner la science des idées au fondement de « la science de l’homme » [8, p. 29]. Plusieurs dizaines d’années plus tard, ce concept fut popularisé par K. Marx. Dans ses ouvrages, idéologie acquit de nouveaux sens ; le mot se référait :

  1. (1)

    soit au système général de concepts et d’attitudes qui caractérise la société à une époque donnée [4] ;

  2. (2)

    soit à « une conscience fausse ou faussée du réel » [2], c’est-à-dire un ensemble d’idées dont la fonction est d’affirmer le système économique et politique en vigueur ;

  3. (3)

    soit, enfin, à l’ensemble des idées et notions traduisant les intérêts d’une classe et permettant de mobiliser cette dernière dans sa lutte pour le pouvoir, avant de lui servir à justifier de conserver celui-ci en transformant la réalité en accord avec les intérêts de cette classe et sa vision du monde [4].

Ainsi, le nom idéologie avait pour ce philosophe une connotation neutre (1, 3) ou négative (2), une portée générale (1) ou liée strictement à la théorie marxiste (2, 3). À la suite des travaux d’A. Comte et d’É. Durkheim, le sens péjoratif de ce mot est devenu dominant—l’idéologie constituait un facteur qu’il convenait d’écarter dans la recherche sociale. Plus tard, les postmodernistes (comme M. Foucault, T. Kuhn et d’autres) ont remis en question la possibilité même d’atteindre la vérité objective, dégagée de toute idéologie, en s’opposant en même temps aux idéologies fondées sur le mensonge et la manipulation. Ainsi, pour finir, le sens de cette notion est devenu plus neutre [22, p. 14]. Aujourd’hui, le dictionnaire français la définit comme : « Système d’idées générales constituant un corps de doctrine philosophique et politique à la base d’un comportement individuel ou collectif » [14]. La définition de l’équivalent polonaise—ideologia—donnée dans les dictionnaires est encore plus simple : « Système de croyances, d’idées, de concepts d’un individu ou d’un groupe de personnes [23] ».Footnote 1

Un système politique qui impose une idéologie officielle à tous les citoyens, proclame une rupture radicale avec le passé et une révolution permanente est défini comme le totalitarisme [5]. L’une des caractéristiques des systèmes totalitaires est un usage spécifique de la langue—novlangue—dans la communication entre les citoyens et les autorités. Ce terme a été créé par G. Orwell pour désigner l’idiome officiel d’Océania, État totalitaire présenté dans son roman 1984 : destiné à remplacer l’anglais comme langue vernaculaire, la novlangue devait servir à restreindre la vision du monde de ses locuteurs à celle conforme à l’idéologie d’Océania [17, p. 75–76]. Comme le remarque M. Głowiński, la novlangue possède quatre propriétés principales :

  1. (1)

    une forte valorisation, conduisant à une polarisation claire ;

  2. (2)

    il constitue une synthèse d’éléments pragmatiques (il est subordonné à des facteurs pratiques) et rituels (une ritualité présuppose que, dans certaines circonstances, il faut s’exprimer d’une façon strictement déterminée) ;

  3. (3)

    il ne décrit pas la réalité, mais il la crée—dans ce sens, la novlangue possède une dimension magique—ce qui a été autoritairement énoncé devient ipso facto la réalité en vigueur ;

  4. (4)

    le caractère arbitraire—qui se manifeste par la libre formation de sens des mots et le fait de se prêter à la manipulation [6 p. 8–9].

Après la Seconde Guerre mondiale, une nouvelle idéologie importée de l’Union soviétique—le stalinisme, forme particulière du système communiste—s’imposa à la société polonaise. Nationalisation de la propriété, violation des droits fondamentaux, système du parti unique, répression et extermination des ennemis réels ou imaginaires du régime en devinrent les caractéristiques principales. La législation, en particulier dans le domaine du droit pénal, devint un instrument pour atteindre ces objectifs.

Dans les pays démocratiques, la fonction du droit pénal est de défendre la liberté et l’intégrité de l’individu [18, p. 1]. Mais, dans le régime totalitaire, le droit pénal constitue un outil d’idéologie ainsi que de répression contre ceux qui refusent de se conformer aux exigences du pouvoir. À travers l’exemple de la législation pénale polonaise de l’époque stalinienne,Footnote 2 nous démontrerons comment le nouveau régime a mis en œuvre son idéologie au niveau juridique et jurilinguistique, c’est-à-dire au niveau du langage dans lequel sont formulées les règles juridiques. L’article vise à répondre à la question : quelle image de l’idéologie stalinienne en Pologne peut-on reconstituer à partir des actes normatifs en matière pénale ? Par quels moyens linguistiques et juridiques le gouvernement communiste a-t-il introduit son idéologie en Pologne et créé une nouvelle réalité sociale ? Peut-on trouver des éléments caractéristiques de la novlangue orwellienne dans les actes normatifs de cette époque ?

Avant, toutefois, de passer à l’analyse des textes normatifs, nous commencerons par un aperçu historique.

2 Aperçu historique

À la suite de l’attaque de l’Allemagne contre l’URSS en 1941, l’ensemble du territoire polonais se retrouva sous occupation allemande, divisé et incorporé à plusieurs unités administratives : le Gouvernement général, le Reichskommissariat Ostland et le Reichskommissariat Ukraine ; fut alors aussi créé un nouveau district, Bezirk Bialystok [8, p. 46]. Le reste du territoire de la IIe République de Pologne avait été directement incorporé au Reich allemand dès 1939 [13, p. 70]. En janvier 1944, l’armée soviétique lança une contre-offensive en Pologne et commença à en occuper les territoires de l’Est. Bien que la Pologne fît partie du camp allié, l’Union soviétique incorpora ces régions de force, marquant le début d’une nouvelle étape de l’asservissement du pays [13, p. 46]. Cette même année, Staline créait le Comité polonais de Libération nationale (Polski Komitet Wyzwolenia Narodowego—PKWN), entièrement sous son contrôle. L’URSS proclama que le PWKN constituait le seul pouvoir légitime en Pologne à l’ouest de la ligne Curzon [13, p. 70]. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, la Pologne avait de fait été intégrée à la sphère d’influence soviétique. Toutes les activités majeures en matière de politique intérieure et extérieure dépendaient dès lors de Moscou. Voilà qui incluait également la nouvelle législation. Un bon exemple nous en est parvenu, avec le projet de Constitution de la République populaire de Pologne, en russe, avec des amendements manuscrits de Joseph Staline [19]. L’influence soviétique était également perceptible en matière de droit pénal [12, p. 145]. La législation pénale de la République populaire de Pologne entrée en vigueur pendant la période stalinienne se composait à la fois des actes normatifs de la IIe République de Pologne (1918–1939) et des textes adoptés après la libération du pays de l’occupation nazie [1, p. 218]. L’ordre juridique de la IIe République polonaise avait été maintenu afin de légaliser la prise de pouvoir par les communistes [15, p. 65]. Selon Joseph Staline, si certaines lois de l’ancien système peuvent être utilisées dans la lutte pour le nouvel ordre, alors l’ancienne législation doit également être utilisée. Les communistes polonais développèrent la thèse selon laquelle, même si, après la guerre, les actes de la IIe République avaient gardé leur contenu, ces textes juridiques n’avaient plus les mêmes référents. De cette façon fut renforcé le rôle de l’interprétation judiciaire [15, p. 72].

Les dispositions du régime politique antérieur permettaient également de soutenir la construction du nouveau système, la dictature du prolétariat. Cependant, certaines, perçues comme contradictoires avec les principes sociopolitiques du stalinisme, furent tacitement abrogées de facto par leur non-application par les juges : par exemple, l’article 238 du Code pénal de 1932 disposait de circonstances atténuantes pour le meurtre lors d’un duel, ce qui fut qualifié par le nouveau régime de coutume féodale [1, p. 219]. La nouvelle législation devait être adoptée pour les besoins des masses laborieuses (masy pracujące) pendant la période de construction des fondations du socialisme en Pologne.

Le droit pénal communiste était lié à la lutte des classes. Conformément à la philosophie marxiste, on définissait les classes sociales, en particulier la classe ouvrière, comme la force motrice du processus historique. Les autorités de la République populaire de Pologne avaient adopté la thèse stalinienne sur la lutte des classes, et toutes les branches du droit, y compris le droit pénal, allaient devoir se soumettre à ce principe. Il s’agissait d’une loi de terreur, dans la mesure où elle se fondait sur la répression, visant à contrôler totalement la population et à réglementer la vie des individus. Toute la fonction du droit pénal était de protéger les intérêts de la classe dirigeante et de servir l’idéologie communiste ; en pratique, il protégeait les intérêts des autorités. En ce sens, le droit pénal de la période stalinienne apparaît comme éminemment pragmatique et utilitaire, visant des objectifs inspirés de l’idéologie communiste en protégeant les intérêts du système, ou plus précisément les personnes qui exerçaient le pouvoir à l’époque [7, p. 6–9].

3 Corpus de la recherche

Parmi tous les actes normatifs, les décrets étaient la méthode de prédilection des autorités polonaises à l’époque stalinienne pour adopter de nouvelles réglementations pénales. Ces derniers étaient émis par les organes exécutifs : au début, par le Comité polonais de Libération nationaleFootnote 3 ; puis par le Conseil des ministresFootnote 4 ; et à partir de 1952 par le Conseil d’État (Rada Państwa).Footnote 5 Ils étaient ensuite approuvés par la chambre basse du Parlement polonais (Sejm), après et non avant leur entrée en vigueur, ce qui accélérait et facilitait considérablement l’ensemble du processus législatif en permettant par ailleurs de réagir immédiatement à une réalité politique, sociale et économique en évolution rapide. En dehors des décrets, certaines dispositions de droit pénal ont également été incluses dans les lois adoptées par le Sejm. Au total, plus de cent actes normatifs contenant des dispositions à caractère pénal sont entrés en vigueur dans la période du stalinisme ; ils font partie du corpus de la présente étude.

On peut classer les textes inclus dans le corpus en deux catégories. La première englobe les actes à caractère essentiellement pénal, c’est-à-dire les actes dans lesquels une grande majorité des dispositions revêtent une fonction pénalisante, p. ex. :

  • le décret du 16 septembre 1945 sur les infractions particulièrement dangereuses lors de la reconstruction de l’ÉtatFootnote 6 ;

  • le Code pénal de l’armée polonaise.Footnote 7

Le deuxième groupe inclut tous les autres types d’actes dans lesquels les dispositions pénales occupent une moindre place et ont pour fonction de compléter d’autres règles : civiles (surtout économiques) ou administratives, p. ex. :

  • le décret du 9 février 1953 sur l’exploitation entière des terres agricolesFootnote 8 ;

  • la loi du 4 avril 1950 sur l’interdiction de l’abattage des animaux d’élevage.Footnote 9

Dans ce cas, seront prises en compte seulement les dispositions juridiques présentant un caractère pénal, s’agissant de la question de la responsabilité pénale en cas d’infraction. Dans les actes normatifs divisés en chapitres, ces règles ont été incluses dans un chapitre distinct, intitulé Przepisy karne (Dispositions pénales). L’analyse englobera non seulement les dispositions de fond, mais aussi les préambules et les titres des textes normatifs.

La présente étude n’inclut pas les actes juridiques émis avant la Seconde Guerre mondiale, car, malgré de nombreuses modifications par les autorités communistes, ils ne sont pas entièrement de leur plume et dès lors ne reflètent pas pleinement l’esprit de cette époque.

Puisque cet article se concentre sur l’idéologie stalinienne, nous analyserons les textes collectés du côté :

  • linguistique, en relevant une variété des expressions propres à la novlangue stalinienne, se référant aux idées marxistes et révolutionnaires, inconnues de la Pologne d’avant-guerre, afin de présenter la diversité des moyens par lesquels les autorités ont formulé les thèses principales de cette idéologie ;

  • juridique, afin de déterminer quels biens étaient particulièrement protégés par ce système politique ainsi que les éléments qui en prouvent le caractère totalitaire.

Sur la base de cette analyse, nous tenterons de présenter la « nouvelle réalité » que le régime stalinien entendait construire à l’aide de textes normatifs dans le domaine du droit pénal.

4 Nouvelle législation pénale

La législation pénale du stalinisme a introduit dans le langage du droit polonais de nombreux termes juridiques et expressions faisant directement ou indirectement référence à l’idéologie en vigueur, termes que l’on retrouve dans chaque partie des textes législatifs : titres, préambules et dispositions législatives elles-mêmes.

4.1 Les titres

Les titres d’acte normatif ont pour fonction de donner une information brève sur le sujet du texte. Ils en disent long sur le système politique et l’idéologie de l’époque.

Dans les titres des textes juridiques, particulièrement ceux adoptés immédiatement après la fin de la guerre durant la période de répression, on trouve des expressions relatives au IIIe Reich et à la Seconde Guerre mondiale, souvent composées de noms péjoratifs sans équivoque comme :

  • faszystowsko-hitlerowscy zbrodniarze (criminels fascistes nazis)Footnote 10 ; la référence à un ennemi avait pour but de légitimer le nouveau pouvoir ;

  • zdrajcy Narodu Polskiego (traîtres à la nation polonaise)Footnote 11 ; le nom traître a pris une connotation particulièrement négative dans la période historique étudiée et a sans aucun doute suscité des émotions extrêmement fortes ;

  • elementy wrogie (éléments hostiles)Footnote 12 ; dans ce contexte, le nom élément apparaît dans un sens métaphorique visant à rabaisser les personnes, les institutions ou les pays considérés par les autorités comme hostiles ; cette expression constitue une périphrase, l’un des principaux tropes rhétoriques au sein de la novlangue—il permet non seulement de valoriser ceux qui l’emploient tout en autorisant une grande liberté d’interprétation, mais encore de contribuer à la transformation de la langue en un ensemble de formules canoniques [6, p. 15].

Le recours dans les titres à une telle terminologie visait à désigner clairement l’ennemi des Polonais : ce n’était pas l’Union soviétique, mais exclusivement les Allemands nazis et leurs collaborateurs (comme les traîtres ou les personnes inscrites sur la Liste de nationalité allemande—Volksliste). Autrement dit, pour la société polonaise, il ne devait y avoir qu’un seul ennemi et un seul agresseur : le IIIe Reich – bien qu’en 1939 l’Allemagne et l’Union soviétique eussent agressé la Pologne de concert. Les titres définissaient alors qui, selon le législateur, était et a contrario qui n’était pas la véritable menace pour les Polonais. L’emploi de noms et d’adjectifs jouant sur le registre des émotions (traîtres, criminels, hostiles) avait pour objet de renforcer le message idéologique et de diriger sur les Allemands toutes les émotions négatives des Polonais ayant vécu les malheurs de la Seconde Guerre mondiale. Il s’agissait également d’une manière de dissimuler la réalité historique de l’agression commise par l’URSS.

Les titres de certains actes contiennent par ailleurs des mots appartenant au champ sémantique de l’obligation, comme les adjectifs przymusowy (forcé),Footnote 13 obowiązkowy (obligatoire)Footnote 14 ou les noms obowiązekFootnote 15 (obligation), potrzebaFootnote 16 (nécessité), en particulier en matière économique : p. ex. obowiązkowe dostawy mlekaFootnote 17 (la livraison obligatoire de lait), przymusowe zagospodarowanie użytków rolnychFootnote 18 (l’exploitation obligatoire des terres agricoles). Voilà qui renvoie au système économique de l’État polonais, dont les éléments fondamentaux étaient la marginalisation du secteur privé et la lutte contre le libre-échange. Les titres incluent également d’autres concepts essentiels du modèle économique de la République populaire de Pologne, comme :

  • l’attitude du système politique au sujet du travail, p. ex. obowiązek pracyFootnote 19(obligation de travail), przymusowe zatrudnienieFootnote 20 (l’emploi obligatoire), socjalistyczna dyscyplina pracyFootnote 21 (discipline du travail socialiste) ;

  • l’économie planifiée : narodowe plany gospodarczeFootnote 22(les plans économiques nationaux) ;

  • la nationalisation : przejęcie na własność Państwa podstawowych gałęzi gospodarki narodowejFootnote 23(le rachat des branches principales de l’économie nationale par l’État).

Certains titres se composent aussi des mots exprimant, directement ou indirectement, l’idée de conflit, notamment en ce qui concerne :

  • les actes commis pendant la guerre—p. ex. zwalczanie spekulacji wojennejFootnote 24(la lutte contre la spéculation de guerre) ;

  • les questions économiques, comme : wzmożenie walki z produkcją złej jakościFootnote 25 (l’intensification de la lutte contre une production de mauvaise qualité), Komisja Specjalna do Walki z Nadużyciami i Szkodnictwem GospodarczymFootnote 26(la Commission spéciale de lutte contre la fraude et les nuisances économiques) ; un tel procédé vise à établir une opposition claire entre économie socialiste et économie capitaliste.

Enfin, on relève, dans le lexique des titres, des collocations avec les adjectifs social et socialisé, p. ex. gospodarka uspołecznionaFootnote 27 (économie nationalisée), własność społecznaFootnote 28 (propriété sociale), qui soulignent le caractère socialiste du régime économique du pays.

4.2 Les préambules

Contrairement au titre et à la partie dispositive, le préambule n’est pas un élément obligatoire de l’acte normatif. Aujourd’hui, il apparaît principalement dans les constitutions, où il se présente comme « une proclamation solennelle des principes fondamentaux de l’organisation sociale ainsi que des droits et libertés des citoyens » [14]. Il figure aussi, bien que plus rarement, dans les autres actes normatifs ou dans les textes du droit de l’Union européenne [20, p. 52].

Le préambule consiste en une introduction solennelle d’un acte normatif, exposant les circonstances de son émission et précisant les fins auxquelles il devrait servir. Les préambules dans les textes de droit visent à transmettre aux destinataires leur ratio legis, c’est-à-dire l’objectif assumé par le législateur [24, p. 207–208], considéré comme socialement important. À l’époque stalinienne, le préambule devint un outil idéologique associant étroitement au système politique et économique les dispositions juridiques contenues dans ces actes ; les préambules sont ainsi saturés de propagande et de contenu idéologique.

Les préambules traitent des événements historiques, des facteurs économiques et sociaux qui ont conduit à l’adoption de la nouvelle législation pénale, par exemple :

Bezprzykładne wyniszczenie Kraju i ludności przez hitlerowskiego najeźdźcę oraz przesunięcie granic państwowych wymagają od wszystkich obywateli wytężonej i owocnej dla ogółu pracy oraz jak najrychlejszego zagospodarowania odzyskanych terenów.Footnote 29

(La destruction sans précédent du pays et de sa population par l’envahisseur nazi et le déplacement des frontières de l’État obligent tous les citoyens à travailler durement et fructueusement dans l’intérêt général et à gérer les terres récupérées le plus rapidement possible.)

Potrzeby gospodarki socjalistycznej wymagają zapewnienia uspołecznionym zakładom pracy oraz instytucjom państwowym i samorządowym kwalifikowanych i trwale z nimi związanych kadr.Footnote 30

(Les besoins de l’économie socialiste exigent la mise à disposition de personnel qualifié et lié en permanence aux lieux de travail nationalisés et aux institutions gouvernementales nationales et locales.)

Ces introductions solennelles ont pour but de présenter une vision liée à la construction d’un monde nouveau, imposant dès lors aux citoyens l’obligation légale, mais aussi morale, d’agir d’une certaine manière.

S’agissant du vocabulaire, on trouve dans les préambules plusieurs mots et expressions qui ensemble forment le champ lexical des thèses principales de l’idéologie stalinienne. Il s’agit notamment des expressions qui concernent :

  • des personnes ou des entités non spécifiées hostiles au nouveau régime, par exemple :

    • les ennemis politiques—elementy wrogie Narodowi PolskiemuFootnote 31(les éléments hostiles à la nation polonaise),

    • les ennemis économiques—wyzyskiwacze i elementy spekulacyjneFootnote 32(les exploiteurs et les éléments spéculatifs),

    • les payes hostiles—ośrodki wrogie Polsce LudowejFootnote 33(les centres hostiles à la Pologne populaire),

  • les références à d’autres systèmes politiques, p. ex : pozostałości przywilejów obszarniczo-feudalnychFootnote 34(les vestiges des privilèges des propriétaires terriens et des privilèges féodaux).

À l’extrême opposé, on trouve des noms décrivant les valeurs fondamentales et les groupes sociaux privilégiés, favorisés par le régime communiste, comme :

  • interesy gospodarki narodowej i mas pracującychFootnote 35(les intérêts de l’économie nationale et des masses laborieuses) ;

  • interesy gospodarcze i społeczne Polskiej Rzeczpospolitej Ludowej (les intérêts économiques et sociaux de la République populaire de Pologne)Footnote 36 ;

  • interesy szerokich mas pracujących Polski Ludowej (les intérêts des larges masses laborieuses de la Pologne populaire)Footnote 37 ;

  • potrzeby gospodarki socjalistycznej (les besoins de l’économie socialiste)Footnote 38 ;

  • ciągły wzrost dobrotytu i kultury mas pracujących (la croissance permanente de la prospérité et la culture des masses laborieuses)Footnote 39 ;

  • wzmocnienie i ugruntowanie władzy ludowej (le renforcement et la consolidation du pouvoir populaire).Footnote 40

Bien sûr, le concept d’intérêts des masses laborieuses servait en réalité de paravent aux intérêts des autorités communistes. On notera par ailleurs que chacune de ces expressions constitue en outre une clause générale, définie par Jauffret-Spinosi [10, p. 24] comme « une norme légale, écrite, ayant un champ d’application très large, au contenu flou ou indéterminé ». Le caractère vague des clauses générales a pour but « d’adapter les règles dans lesquelles elles sont employées aux changements sociaux, économiques, etc. » [21, p. 109]. Pendant la période stalinienne, les clauses générales des actes normatifs ont servi le régime en place, en permettant une interprétation à peu près libre des règles par les tribunaux.

Il faut encore souligner que, dans les préambules des actes normatifs à caractère pénal de l’époque stalinienne de la République populaire de Pologne, les phrases faisant référence aux Polonais en tant que nation étaient relativement rares ; la plupart des préambules font plutôt référence au nouveau système, aux principes socialistes et aux masses laborieuses, donc aux critères liés aux valeurs essentielles de l’idéologie stalinienne.

Les mots-clés de la partie des préambules se référant aux valeurs fondamentales de la doctrine marxiste sont aussi :

  • le nom praca (travail), fonctionnant dans les collocations diverses comme une valeur inestimable pour la société, p. ex. : pożyteczna pracaFootnote 41 (travail utile), ofiarna pracaFootnote 42 (travail désintéressé), wkład w pracy nad odbudową krajuFootnote 43 (contribution aux travaux de reconstruction du pays) ;

  • l’adjectif ludowy (populaire), qui entre en relation avec les noms désignant le régime en vigueur : Polska Ludowa (la Pologne populaire),Footnote 44władza ludowa (le gouvernement populaire),Footnote 45siły ludowej Ojczyzny (les forces du Patrimoine populaire)Footnote 46 ; en 1952, ludowy devint une partie du nom officiel du pays—Polska Rzeczpospolita Ludowa (La République populaire de Pologne) ; dans tous les contextes mentionnés ci-dessus, l’adjectif ludowy (populaire) peut être paraphrasé par « qui appartient au peuple », ce qui est une référence directe à la philosophie marxiste.

4.3 Dispositions juridiques

Passé les titres et les préambules, l’influence de l’idéologie stalinienne se perçoit également sans difficulté dans le contenu des règlements (dispositions juridiques). Dans la modification de nature juridique du contenu des règles ont été introduites de nombreuses expressions caractéristiques lexicalement du nouveau système. Dans le cas des dispositifs, l’idéologie stalinienne se manifeste non seulement au niveau linguistique (la novlangue), mais aussi et pour commencer au niveau juridique—les biens importants du point de vue du régime étaient particulièrement protégés et les infractions relatives sévèrement sanctionnées.

L’époque stalinienne vit s’allonger considérablement la liste des infractions contre l’État, autrement dit contre le régime politique et économique en vigueur, ce qui est typique des législations des pays non démocratiques, où la loi est subordonnée à une idéologie.

Dans sa monographie consacrée aux crimes contre l’État dans les années 1944–1956, P. Kładoczny [12, p. 79] mentionne plusieurs critères permettant de distinguer les crimes contre l’État des autres types de crimes :

  • le titre de l’acte normatif ou de chapitre de l’acte normatif, se référant à la catégorie des crimes contre l’État ;

  • l’objet de la protection, l’un des éléments qui composent la notion d’État ;

  • la remise de la décision à des entités autres que les juridictions de droit commun ;

  • le niveau des sanctions prévues ;

  • une application modifiée du droit de l’exécution des peines ;

  • la jurisprudence de Najwyższy Sąd Wojskowy (Cour suprême militaire) ;

  • la doctrine juridique ;

  • l’existence d’une règle analogue en droit pénal soviétique ou dans le chapitre xix du Code pénal polonais de 1969.

En fonction des objectifs de la pénalisation, les crimes contre l’État commis en Pologne dans les années 1944–1956 peuvent être classés en plusieurs catégories [12] :

1. Les crimes visant la répression des personnes ayant agi contre l’État polonais dans la période antérieure à la mise en place du système communiste—p. ex. l’art. 1 du décret sur la punition des criminels fascistes hitlériens coupables de meurtre et de maltraitance de civils et de prisonniers, ainsi que des traîtres à la nation polonaiseFootnote 47 [12, p. 206], pour lesquels cet article définit une seule sanction, la peine capitale pour collaboration avec les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale. On relèvera qu’il n’existait pas—pour des raisons évidentes—de loi analogue visant à condamner la collaboration avec le deuxième agresseur, l’Union soviétique. Ces dispositions avaient pour but de gagner la faveur de la société polonaise, mais aussi d’éliminer les opposants au régime, en particulier les membres du mouvement de résistance Armia Krajowa (Armée de l’intérieur). Sous prétexte de punir les traîtres à la nation, les collaborateurs, c’est une répression sévère qui fut imposée aux opposants politiques. Cette assimilation sémantique avait conduit à une absurdité terrifiante : la condamnation de ces personnes sur la base des mêmes règles que pour les criminels nazis [12, p. 184].

2. Les infractions dont la définition visait à protéger le pouvoir de défense de l’État, p. ex. l’art. 11 du décret sur les crimes particulièrement dangereux pendant la période de reconstruction de l’ÉtatFootnote 48 [12, p. 252], appelé dans la littérature juridique « le petit Code pénal » [16, p. 84], qui pénalisait la provocation publique aux agissements contre l’unité des alliés de l’État polonais avec « l’État allié ».Footnote 49 Du point de vue linguistique, le fait de cacher ainsi, de masquer sémantiquement, dans les dispositions pénales, l’Union soviétique et les pays du bloc communiste derrière le concept d’État allié traduit de manière évidente l’état de dépendance de la Pologne vis-à-vis de l’URSS [12, p. 252].

3. Les crimes définis pour protéger le régime. Au sein de cette catégorie, on distingue deux groupes d’infractions :

A. Les crimes définis pour protéger le régime politique—p. ex. l’art. 1 du décret sur la protection de l’ÉtatFootnote 50 :

Kto zakłada związek, mający na celu obalenie demokratycznego ustroju Państwa Polskiego, albo kto w takim związku bierze udział, kieruje nim, dostarcza mu broni lub udziela mu innej pomocy, podlega karze więzienia lub karze śmierci.

(Qui crée une union visant à renverser le système démocratique de l’État polonais, ou qui participe à une telle union, le gère, lui fournit des armes ou lui fournit une autre aide est passible d’une peine d’emprisonnement ou de la peine de mort).

La disposition présentée offre un exemple typique de falsification de la réalité par des autorités totalitaires consistant à créer une illusion de démocratie à travers la rédaction des textes de loi. Le nouveau système était masqué derrière l’adjectif demokratyczny (démocratique) susmentionné, aux connotations positives pour la société polonaise, alors que tellement éloigné des réalités de l’époque.

B. Les crimes définis pour protéger le régime économique. Ce groupe englobe les dispositions protégeant les réformes économiques (transformations de propriété) et la gestion économique de l’État [12, p. 271]. La propriété sociale était une valeur particulièrement protégée par le droit pénal de l’époque stalinienne. Ce n’est pas un hasard si la Constitution de la République populaire de Pologne de 1952 mentionne la propriété sociale comme une des bases principales de la force économique et de la prospérité nationale du pays. Dans la législation stalinienne, la propriété sociale était devenue un sujet de la protection pénale [11, p. 304]. Il est à noter que, dans le corpus, les collocations mienie społeczne et własność społeczna (la propriété sociale) apparaissent à la fois au sein des titres, des préambules et des dispositions elles-mêmes. La sévérité des sanctions contre ces crimes se voyait justifiée par le fait qu’une atteinte à la propriété sociale équivalait à une atteinte aux fondements du système politique [9, p. 29].

4. Les infractions définies pour limiter la liberté d’expression aux fins de protéger les intérêts de l’État, p. ex. l’art. 99 du Code pénal militaireFootnote 51 qui pénalise le fait de diffuser publiquement à l’étranger de fausses informations dans le but de nuire aux intérêts de l’État polonais. On s’arrêtera sur l’emploi de l’adjectif fausses (nieprawdziwe). Dans la pratique, le critère de vérité ne fut pas pris en compte : selon l’idéologie stalinienne, était fausse chaque information susceptible de nuire à ses intérêts.

5. Les crimes résultant de la criminalisation dite « simplifiée » [12, p. 172–173]. Sous ce terme, on entend les crimes qui nuisent aux intérêts de l’État mais sont difficiles à prouver, ou les faits pénalisés afin de prévenir des crimes plus graves [12, p. 352]. Un bon exemple en est offert par l’art. 11 du décret sur la protection de l’État,Footnote 52 concernant la non-dénonciation de crime :

Kto mając wiarygodne wiadomości o przestępstwach określonych w art. 1–10 niniejszego dekretu, lub o przygotowaniach do ich popełnienia, zaniecha donieść o tym w porę władzy, podlega karze więzienia lub karze śmierci.

(Qui, ayant des informations fiables sur les infractions spécifiées à l’art. 1–10 de ce décret, ou sur les préparations à la mise en œuvre de cesinfractions, ne le rapporte pas à temps pour les autorités est passible de l’emprisonnement ou de la peine de mort).

Le fait de pénaliser la non-dénonciation de crime n’est pas en soi exceptionnel et se retrouve dans d’autres systèmes juridiques. Ce qui distingue toutefois la disposition citée est une sanction extrêmement sévère pour sa violation. Le système juridique polonais a forcé de cette façon la société à se comporter de manière contraire à l’éthique, mais conforme à l’intérêt du pouvoir. Sous le régime communiste en Pologne, le verbe donieść (dénoncer) a acquis une connotation très négative, si bien que, dans la loi polonaise actuelle, on évite d’employer ce mot, auquel on a substitué des synonymes plus neutres comme zawiadomić (l’art. 240 § 2 du Code pénal polonais de 1997, pénalisant la non-dénonciation).

Pour finir, il faut souligner l’un des traits les plus caractéristiques de la période étudiée, à savoir la sévérité des peines, en particulier s’agissant des crimes contre l’État. L’exemple le plus flagrant à cet égard est le décret du 30 octobre 1944 sur la protection de l’État, dans lequel chacune des onze infractions est sanctionnée par la peine de mort [15, p. 74]. En faisant par ailleurs usage de notions vagues et indéterminées dans la rédaction des dispositions pénales, le législateur avait facilité la réalisation des objectifs du système communiste.

5 Conclusion

À partir de la recherche menée, nous avons pu constater que l’idéologie stalinienne était présente dans toutes les parties des actes normatifs de la période analysée. Le simple examen des titres de ces textes nous permet d’identifier les thèses principales de la doctrine stalinienne, comme la lutte contre les éléments hostiles, la nationalisation de l’économie ou le travail forcé au nom de la prospérité universelle. Les préambules complètent ces idées à l’aide d’expressions variées, en mettant sur un piédestal l’économie socialisée, la propriété sociale ainsi que les masses laborieuses, la classe ouvrière et le travail qu’elles fournissent. Enfin, l’étude des dispositions juridiques a mis en évidence que le catalogue des crimes contre l’État s’est à l’époque élargi de manière anormale. Voilà qui a permis la répression et le contrôle omniprésent des citoyens dans la vie politique, sociale et économique.

L’image de la République populaire de Pologne durant la période stalinienne créée à partir des actes normatifs du droit pénal présente un pays entouré d’ennemis, aussi bien internes (des collaborateurs qui visent à renverser le système démocratique de l’État polonais) qu’externes (cherchant à priver l’État polonais de son indépendance). C’est un pays dans lequel la non-dénonciation constitue une infraction aussi grave que l’homicide, un pays où information fausse signifie « l’information qui n’est pas conforme aux intérêts du pouvoir ». Les valeurs fondamentales de cette nouvelle « Océania » devant faire l’objet d’une protection juridique spéciale ont trait aux masses laborieuses et à la propriété sociale, ce qui conduit à la nationalisation et au contrôle de l’économie. C’est toujours dans l’intérêt du peuple que sont adoptés les actes normatifs, jamais dans l’intérêt du régime, ce que le législateur souligne notamment dans leurs préambules.

La nouvelle législation pénale s’avéra une arme juridique et idéologique extrêmement efficace dans la lutte contre les ennemis du système stalinien. Au cours de la première décennie de la Pologne d’après-guerre, environ huit mille condamnations à mort furent prononcées [3, p. 9]. Beaucoup de ces personnes étaient des opposants politiques. Selon la théorie du marxisme-léninisme, chaque révolution a besoin de victimes. En Pologne, les victimes furent tous ceux qui refusaient de se soumettre aux autorités et rejetaient le nouveau régime. En forgeant une fausse réalité d’État de droit démocratique ayant à cœur le bien des citoyens et le bonheur de l’humanité, le langage du droit pénal à l’époque stalinienne était au service de l’idéologie du pouvoir communiste. Le système juridique du pays était en réalité un système de non-droit.