Les adevineaux amoureux (Adevineaux) sont un recueil de demandes d’amour, devinettes, venditions et problèmes arithmétiques parfois attribué à l’un des compilateurs des Évangiles des quenouilles.Footnote 1 Ils nous sont transmis par deux incunables et un manuscrit. Les imprimés, conservés à la Réserve de la Bibliothèque Nationale de France, constituent les seuls exemplaires connus de deux éditions différentes sorties des presses brugeoises de Colard Mansion entre 1479 et 1484Footnote 2: Paris, BnF, Rés. Ye-93 (A2) et Paris, BnF, Rés. Ye-186 (A1).Footnote 3 Le codex, qui remonte à la fin du XVe siècle, fait partie des collections de la Bibliothèque Nationale de Turin: Torino, BNU, L V 1 (A3).Footnote 4

L’œuvre a fait l’objet de nombreuses éditions critiques qui se sont focalisées tant sur sa richesse folklorique que sur quelques questions concernant sa tradition textuelle. De temps en temps, les leçons des témoins A ont été comparées entre elles et avec celles de deux manuscrits du dernier quart du XVe siècle qui conservent également une collection de demandes d’amours, devinettes et venditions: Chantilly, Mus. Condé, 654 (C) et Wolfenbüttel, HAB, Cod. Guelf. 84.7 Aug. 2° (W).Footnote 5 Toutefois, à ce jour, aucune analyse philologique visant à éclaircir les relations entre les témoins n’a été menée. Notre étude, ciblée sur les devinettes, se propose de combler cette lacune; les résultats obtenus permettront ensuite de dégager quelques observations sur les stratégies éditoriales qui ont guidé l’adaptation de ces mots d’esprit imprégnés d’oralité au public de l’ère typographique.

Les relations entre les témoins A et les manuscrits C et W

« L’établissement de la généalogie des témoins, en matière de devinettes, est une entreprise contradictoire» (Roy, 1977a, 35). C’est avec ces mots que Roy renonce à l’élaboration d’un commentaire philologique après avoir sommairement collationné les devinettes de C avec celles de W et de A2. Son affirmation se fonde sur l’essence même de ces jeux d’esprit relevant du registre des échanges verbaux instantanés. Puisque chaque énigme constitue une unité en soi, les compilateurs puisent généralement à des sources écrites ou orales différentes dans le but de créer des collections nouvelles, ce qui rend difficile l’identification des filiations entre les témoins et complique le travail d’interprétation des critères de mise en texte. De plus, la distinction entre variantes et erreurs est périlleuse: il n’est pas rare que les auteurs prennent la liberté de modifier les devinettes pour introduire des leçons plus savoureuses; pareillement, les omissions ne sont pas forcément des lacunes car, au contraire, elles correspondent souvent à des non-dits visant à créer des effets comiques.

Compte tenu des spécificités du genre, une collation exhaustive et un examen minutieux de ses résultats fournissent néanmoins quelques indications intéressantes concernant les relations entre les témoins, en permettant d’avancer de nouvelles hypothèses. D’ailleurs, vingt ans après sa première déclaration, Roy lui-même revient sur ses pas, en reconnaissant que l’harmonisation des devinettes avec les « règles rigides de la stemmatique» est envisageable (Roy, 1999, 42–43). L’atténuation de son scepticisme est due au constat que les énigmes de W, peut-être issues d’un manuscrit perdu ayant appartenu à la librairie de Philippe le Bon de Bourgogne, constituent le modèle de C et du groupe A. En effet, au moins une erreur conjonctive relie C et les témoins A, en prouvant l’antériorité de W:

Devinette 431Footnote 6

W

C

A1

Demande

En bois naist, en pré paist

Femme l’afille et fevre le fait

Se volle en l’air comme ung oiseau

Et feut en terre comme ung porceau.

Response

C’est dit pour une flesce qui est feree et en l’air tiree.

[ff. 42v-43r]

Demande

En bois naist, en pré paist; la femme le file, et fevre fait; se volle hault comme oyseau; et se feut en terre comme pourceau.

Response

Ce est dit pour une flesce dequoy l’en tyre.

[f. 74r]

Demande

En bois naist, en pré paist; femme le fille et fevre le fait; si vole en l’air comme un oysel et feut en terre comme un pourcel.

Response

C’est une flesche empennee et enferee.

[vue 31]

La leçon le fil(l)e de C et A1 est manifestement corrompue: on affile une flèche, mais on ne peut pas la filer. Une lecture hâtive explique peut-être l’identification du pronom régime direct la—successivement picardisé en leFootnote 7—dans la forme agglutinée laffile qui se trouve dans W.

En outre, une véritable lacune permet d’affirmer que les témoins A n’ont pas été copiés d’après C. En effet, dans la devinette 296, le couplet concernant la guerre entre les rois de France et d’Angleterre manque dans C:

Devinette 296

W

C

A1

Demande

Dedens Paris a une chose,

Droit ou milieu dedens enclose,

Qui tient le roy de France en guerre

Encontre le roy d’Angleterre,

Et se ne l’en puet nulz hors traire

Se tout paris ne voeult deffaire.

Response

Hostez.r. de Paris si demoura pays.

[f. 38r]

Demande

Dedens Pariz a une chose, droit ou mylieu dedens enclose. Et n’est nulz qui en puist paix faire, s’il ne voeult Paris tout deffaire.

Response

Ostez de Paris la .R.

[f. 64r]

Demande

Dedens Paris a une chose,

Qui droit ou milieu est enclose

Qui tient le roy de France en guerre

Encontre cellui d’Angleterre

Et se ne l’en puet nulz hors traire,

Se tout Paris ne veult deffaire.

Response

Ostez .R. de Paris, ce sera pais.

[vues 28–29]

Pareillement, une autre erreur séparative atteste que C n’a pas été copié d’après les témoins A. Dans la devinette 452, la leçon (celle ne m’appartient) de A1 est visiblement fautive; comme l’objet de la devinette est ma mere, la demande devrait plutôt insister sur le lien de parenté, comme il arrive dans W et C (m’appartient). L’hypothèse d’une correction ex ingenio de la part de C est moins plausible que celle d’une dérivation de W:

Devinette 452

W

C

A1

Demande

Je pense et pourpense

Et penser me couvient

Combien ceste parente

Droittement m’appartient

Et fille de mon taion est

Et ma tante point elle n’est.

Response

C’est doncques ma mere.

[f. 47r]

Demande

Je pense et pourpense, et penser me couvient, combien celle me appartient qui est fille de mon taion, et si n’est pas ma tante.

Response

Ce est doncques ma propre mere.

[ff. 75v-76r]

Demande

Je pensse et si pourpense et penser me couvient, combien celle ne m’appartient, qui est fille de mon tayon et si n’est point ma tante.

Response

C’est ma mere.

[vues 32–33]

Cette devinette, en vers dans W, est réécrite en prose dans C et A1. Les assonances (pourpense/ parente) et les rimes (est/ n’est) disparaissent au profit du remplacement d’un vers par un pronom (combien ceste parente > combien celle) et de la réorganisation syntaxique des éléments phrastiques (et fille de mon taion est > qui est fille de mon tayon; et ma tante point elle n’est > et si n’est point ma tante). On constate que, dans W, 69% des énigmes communes aux trois collections est en prose; le pourcentage augmente à 74% dans C et dans les témoins A, car les devinettes 447, 480 (seulement dans C), 504, 545 (seulement dans les témoins A) et 560 offrent d’autres exemples de mises en prose.Footnote 8 Les réécritures qui se lisent tant dans C que dans A1 permettent d’exclure que ces témoins soient directement issus de W. Comme il est quasiment impossible que deux compilateurs indépendants aient pu rédiger des textes aussi proches, il faut supposer l’existence d’un archétype α, dérivé de W et source de C et A1. Cette hypothèse, qui concorde avec les résultats de la collation des demandes d’amour réalisée parFelberg-Levitt (1991),Footnote 9 est d’ailleurs corroborée par cette devinette mise en prose, dont la réponse montre que C et A1 ont utilisé un modèle différent de W:

Devinette 560

W

C

A1

Demande

Adevinez que ce sont ars

Tout avant que ilz soient ars.

Response

Ars sont dit de sciences lors que elles sont trouvees.

[ff. 58r-v]

Demande

Adevinez que c’est qui est ars avant qu’il soit ou feu.

Response

C’est ungs < arc > dont l’en tire entre deux bersaulz.

[ff. 75v-76r]

Demande

Qu’esse qui est ars avant qu’il viengne au feu ?

Response

C’est un arc a main.

[vue 37]

Le recours à α ne remet néanmoins pas en cause le fait que tant C que A1 ont aussi exploité d’autres sources. En effet, C transmet 523 devinettes (contre 275 dans W), dont certaines sont répétées sous des formes légèrement différentes, tandis que A1 conserve 108 devinettes, dont quatre constituent des unica (Roy, 1977a, 46).

Les relations entre les témoins à l’intérieur du groupe A

L’étude des relations entre les témoins appartenant au groupe A constitue un sujet qui n’a jamais été abordé par la critique. Woodrow Hassel (1974, XXV), Roy (1977a, 32), Bechtel (2010, A31) se bornent à constater que A1 et A2 sont presque identiques; toutefois, étant donné que A2 contient 21 devinettes regroupées à la fin du recueil qui manquent dans A1, il semble plus complet et est donc généralement désigné comme l’editio princeps des Adevineaux. Felberg-Levitt (1997) aussi retient A2 en tant que témoin le plus représentatif du groupe A: A1, dont A3 découlerait, serait postérieur à A2 en raison de son caractère manifestement lacunaire. Cependant, cette thèse peut être réfutée par un examen philologique montrant que A2 a été copié d’après A1, et non l’inverse.

Premièrement, on remarque que A1, C et W présentent de nombreux traits communs contre A2. Voici quelques exemples:

Devinette 266

W

C

A1

A2

Demande

Je fus né avant mon pere

Et engendré avant ma mere

Et j’ay occis le quart du monde

Si grant qu’il est a la reonde

Et si despucellay ma taye

Or pensez se c’est chose vraye.

Response

Ce fut dit pour Cayn aisné filz de Adam qui occist abel son frere.

[f. 36v]

Demande

Je fus nez avant mon pere, et engendré avant ma mere, et ay occis le quart du monde, ainsi qu’il gist a la reonde, et si despucelay ma taye. Or pensez se c’est chose vraie.

Response

Ce fut trouvé et dit pour Cayn qui par envie tua son frere Abel.

[f. 61v]

Demande

Je fus nez avant que mon pere

Et engendrez avant ma mere

Et si tuay le quart du monde

Si grant qu’il est a la reonde

Et si despucellay ma taye

Regardez se c’est chose vraye.

Response

Ce fut Kayn qui tua Abel son frere.

[vues 27–28]

Demande

Je fus nez devant mon pere

Et engendrez devant ma mere

Et si tuay le quart du monde

Aussi grant qu’il est a la ronde

Et si despucellay ma taye

Regardez se c’est chose vraye

Response.

Ce fut Kayn qui tua Abel son frere.

[vues 26–27]

Devinette 588

W

C

A1

A2

Demande

Adevinez que c’est. Quant en hault monte son nom porta, lors qu’il descendi son nom perdi.

Response

C’est bled quant on le porte en hault pour mieurre, c’est encoires blé. Et quant il descend c’est farine.

[f. 61r]

Demande

Adevinez que c’est quant en hault monta son nom porta, quant il descendi son nom perdy.

Response

Ce est dit pour le blé quant l’on le porte amont sur la tremuie pour mouldre, c’est ancoires blé ou fourment, et quant il vient en bas c’est farine.

[f. 86v]

Demande

Adevinez quele chose c’est, quant en hault monta son nom porta, quand il descendi son nom perdi.

Response

C’est bled quant on le porte amont pour mouldre c’est bled, et quant il descend c’est farine.

[vue 38]

Demande

Adevinez que c’est quant en haut monta son nom porta, quant il deschendi son nom perdi.

Response

C’est quant on porte son bled pour mouldre c’est bled et quant il descend c’est farine.

[vue 37]

De plus, A2 corrige les fautes de A1 à plusieurs endroits.

Sur le plan macrotextuel, A1 insère deux fois la devinette 559 (« Adevinez qui est l’ostil en l’ostel le plus sage») sous des formes légèrement différentesFootnote 10: elle apparaît pour la première fois après la devinette 359 (« Adevinez lequel ostil de l’ostel est le plus sot»); ensuite, elle se lit après la devinette 558 (« Quant queues de veel fauldroit il pour venir au ciel?»), à un emplacement correspondant à celui de W et C (et vraisemblablement aussi de α). A2 s’éloigne de l’archétype: il supprime cette deuxième occurrence, en ne gardant que la première. Il renforce ainsi la cohérence thématique du recueil, en rassemblant des devinettes aux formes et aux sujets similaires.

Sur le plan microtextuel, A2 présente un texte globalement plus soigné que A1.Footnote 11 D’un côté, les interventions du compilateur visent à rectifier des fautes ou à supprimer des répétitions:

  • Prologue: m’a qui mené A1] qui m’a mené A2.

  • Prologue: es loenges nuis d’yver A1] es longues nuis d’yver A2.

  • Devinette 277: Une fois crombe et l’autre fois droit A1] Une fois crombe et l’autre droit A2.

  • Devinette 343: C’est papier et enchre et le clerc qui escript A1] C’est papier et enchre et le clerc qui l’escript A2.

  • Devinette 349: Son mastre busque A1] Son maistre busque A2.

  • Devinette 356: C’est un taulpe A1] C’est une taulpe A2.

  • Devinette 364: Sauve honner A1] Sauve honneur A2.

  • Devinette 394: Demamde A1] Demande A2.

  • Devinette 425: Ce sont les dois de vostre mais A1] Ce sont les dois de vostre mains A2.

  • Devinette 439: On le boute par le queue A1] On le boute par la queue A2.

  • Devinette 498: Ii envieillist A1] Il enviellist A2.

  • Devinette 502: Qui ne sont verdes ne seches A1] Qui ne sont ne verdes ne seches A2.

  • Devinette 542: Eschars aux riches et large aux povres A1] Eschars aux riches et larges aux povres A2.

  • Devinette 570: Demamde A1] Demande A2.

  • Devinette 590: l’un vient et va A1] l’un va et vient A2.

De l’autre côté, elles introduisent des rajeunissements graphiques. A1 adopte encore quelques habitudes scribales comme les lettres ayant fonction diacritique en présence de plusieurs jambages (g final dans l’indéfini ung ou y pour i) et y en fin de mot (Dourdy, 2020, 288; Cazal & Parussa, 2015, 159–160). A2 les rejette systématiquementFootnote 12; ung chapon A1] un chapon A2; ung chevalier A1] un chevalier A2; cy A1] ci A2; cry A1] cri A2; Kayn A1] Kain A2; lymaçon A1] limaçon A2; n’y A1] n’i A2; royne A1] roine A2; vuydeurs A1] vuideurs A2. Il supprime les consonnes quiescentes (moisnes A1] moines A2; oncques A1] onques A2; sainct A1] saint A2) et h graphique ayant la fonction d’attester l’absence de liaison avec le mot qui précède (un hostil A1] un ostil A2) (Cazal et al., 2003). Il se sert aussi normalement de z après é pour marquer la tonicité de la voyelle finale et différencier les désinences du présent et de l’impératif de personne 2 de celles de personne 5 (Cazal & Parussa, 2015, 124): adevines A1] adevinez A2; pardonnes A1] pardonnez A2.Footnote 13 De plus, il semble contraster le redoublement consonantique généralisé en moyen français (GGHF, 2020, 568): Angleterre A1] Angletere A2; appartient A1] apartient A2; faittes A1] faites A2; goutte A1] goute A2; molle A1] mole A2; morroient A1] moroient A2; pensse A1] pense A2; volle A1] vole A2. Enfin, bien que la couleur picarde marque encore le texte de manière significative, il gomme les doubles ee et oo empruntés au moyen néerlandais pour indiquer la longueur de la voyelle (veel A1] vel A2; cappoons A1] chapons A2) (Mantou 172, 180).

Ces remarques permettent de conclure que, contrairement à ce qui a été le plus souvent affirmé, A1 constitue l’editio princeps des Adevineaux, tandis que A2 est une édition revue à laquelle le compilateur aurait ajouté les 21 devinettes finales qui manquent dans A1.

Il est d’ailleurs nécessaire de reconsidérer le rapport entre A1 et A3. Les deux témoins sont très liés tant sur le plan matériel—ils font recours aux pieds de mouche pour marquer le début des demandes et des réponses—que sur le plan textuel, car ils ne présentent pas les 21 devinettes finales et partagent plusieurs fautes qui seront ensuite corrigées par A2.

On est sûr que A1 n’a pas été copié d’après A3; dans la devinette 545, une petite lacune (les bestes) de A3 en serait la preuve:

Devinette 545

W

C

A1

A3

Demande

J’en ay et vous en avez

Les bois en ont et les prez

Et aultres choses par raison

Les bestes aussi ly poisson.

Response

C’est l’ombre.

[f. 57r-v]

Demande

J’en ay et vous en avez, aussi en ont les bois et les prez, les eaues et ainsi les mers, les poissons, les bestes et les blez, et toutes aultres choses du monde, ainsi que il tourne a la reonde.

Response

C’est de ce que nous appellons umbre.

[fol. 82r]

Demande

Quele chose est ce que j’ay, vous en avez, les bois, les herbes, les bestes, les oyseaux, et toutes les choses du monde en ont, et mesmes les poissons qui noent ?

Response

C’est l’ombre.

[vue 36]

Demande

Quelle chose est ce que j’ay, vous en avez, les bois, les herbes, les oiseaulx, et toutes les choses du monde en ont, et mesmes les poissons qui noent ?

Response

C’est l’ombre.

[f. 85v]

Bien au contraire, A3 semble éclaircir le sens d’une leçon de A1. Tant dans C que dans les témoins A, le texte de la devinette 295 se distingue de W, car le mot aprins a été remplacé par Paris. On ne saurait dire si cette variante est le résultat d’une mauvaise lecture ou bien d’un choix visant à la création d’un petit groupe d’énigmes mentionnant la ville de Paris (294, 295, 296). Quoi qu’il en soit, la syntaxe de la demande qui se lit dans C et A1 est très calquée sur W; au contraire, A3 réorganise les éléments de la phrase afin de mieux préciser que le mot mestier a le sens de « façon d’être» et non de « savoir-faire» (DMF, 2020, « mestier» B1):

Devinette 295

W

C

A1

A3

Demande

De quel maistrie est il le plus de gens aprins ?

Response

C’est de vuideurs d’escuelles.

[f. 38r]

Demande

De quel mestier a il le plus de gens a Paris ?

Response

Ce sont de vuideurs d’escuelles.

[f. 64r]

Demande

De quel mestier a il le plus de gens a Paris ?

Response

De vuydeurs d’escuelles.

[vue 28]

Demande

De quel mestier de gens y a il le plus a Paris ?

Response

De vuideurs d’escuelles.

[f. 81r]

Bien qu’on ne puisse pas exclure que A3 soit donc une copie de A1, la devinette 590 invite à prendre en considération l’hypothèse que tant A1 que A3 soient issus d’un modèle commun β. Dans la demande, les témoins A remplacent tous l’expression « trait la langue» (W et C) par « tire la langue»; toutefois, dans la réponse, A1 reprend le verbe « tire» de la demande, tandis que A3 se sert du verbe « trait», que l’on trouve dans W et C. Vu que dans A1 la tendance à répéter les mots des demandes dans les réponses est très fréquente,Footnote 14 la variante de A3 pourrait suggérer le recours à un modèle commun antérieur dans lequel les remaniements lexicaux n’avaient pas encore été achevés:

Devinette 590

W

C

A1

A3

Demande

Adevinez que c’est. Trois sont, l’un tourne, l’autre va et vient, l’autre trait la langue.

Response

C’est une femme qui fille. Des mains tourne la fusee, et les dois vont et viennent, et quant elle moulle son fille, lors traist la langue.

[f. 61r]

Demande

Adevinez que c’est. Trois sont dont l’un tourne, l’autre va et vient, et l’autre trait la langue.

Response

C’est une femme qui fille, d’une des mains tourne le fuisel, et de l’autre les dois vont et viennent, et quant elle moulle son fil si trait la langue.

[f. 86v]

Demande

Adevinez que c’est. Ilz sont trois, l’un vient et va, l’autre tourne, et le tiers tire la langue.

Response

C’est une femme qui file, l’une des mains tourne le fusiseau, l’autre va et vient, et quant elle mouille son lin elle tire la langue.

[vue 38]

Demande

Adevinez quel c’est. Ilz sont trois, l’un vient et va, l’autre tourne et le tiers tire la langue.

Response

C’est une femme qui file. L’une des mains tourne le fuiseau, l’autre va et vient, et quant elle moulle son lin elle trait la langue.

[f. 86v-87r]

Remaniements et nouveaux effets comiques dans les devinettes du groupe A

Le passage des devinettes à l’imprimé comporte un changement de public. En fait, ces demandes joyeuses, qui étaient jadis adressées par les jones compaignons aux matrones et filles es assembleez qu’ilz faisoient es longues nuis d’yver aux seriez (A1 prologue, vue 27), subissent une première évolution lorsqu’elles sont mises par écrit, en quittant le domaine exclusif de l’oralité. L’essor de l’imprimerie entraîne pourtant une autre transformation; en effet, alors que la réalisation des manuscrits implique que les rédacteurs s’adressent à un commanditaire ou à un cercle restreint de lecteurs, les imprimés sont achetés par un public plus large, dont les habitudes de lecture sont variées. Cela a des répercussions sur les textes mêmes qui font l’objet de remaniements visant à les rendre plus accessibles et à explorer les potentialités d’autres effets comiques.

D’après Roy (1977a, 15–19), la récitation orale des devinettes se déroulait en quatre temps dans un cadre psychologique d’agression-frustration: les demandes provoquaient l’interlocuteur; les interludes le soumettaient à l’autorité du locuteur; les réponses le frustraient, en soulignant son infériorité intellectuelle ou émotive; le rire couronnait sa défaite.

Les témoins A révèlent que le temps de demandes est désormais moins brutal. A1 réduit considérablement le recours à l’impératif adevinez ayant traditionnellement la fonction de placer l’interlocuteur en situation de contrainte. À l’exception de quatre devinettes où le compilateur s’en sert à l’encontre de W et C (397, 402, 440, 447), cette formule est souvent supprimée (507, 556, 558, 561, 579, 580) ou remplacée par des tournures interrogatives moins agressives comme qu’esse qui/que (497, 560); quel(l)e chose est de loin la plus diffusée, car elle substitue tant adevinez (522, 559, 570, 585, 586,Footnote 15 588) que la question qu’est ce (qui/que) (477, 494, 528, 569).Footnote 16

À partir du moment où les devinettes sont confiées aux presses, la figure du locuteur, qui avait la fonction d’établir la durée, la nature et l’animation des interludes, disparaît; par conséquent, le temps consacré aux essais de solutions, dont la gestion revient uniquement aux lecteurs, ne correspond plus à une agression. Bien au contraire, il ressemble davantage à un défi intellectuel: les lecteurs peuvent s’efforcer d’interpréter les indices parsemés dans les demandes pour formuler les réponses ou bien prendre plaisir à démêler les allusions cachées, en parcourant le texte complet de chaque devinette. C’est peut-être pour favoriser cette deuxième modalité de fruition que de nombreuses modifications syntaxiques et lexicales visent à renforcer la cohérence textuelle des énigmes, en rendant plus évidentes les relations logiques et sémantiques qui lient les demandes aux réponses. Par exemple, dans la devinette 586, contrairement à C dont la réponse est calquée sur W, A1 se sert de trois subordonnées relatives pour dévoiler le sens des métaphores (qui est sa femme; qui est sa mere; qui est son pere). En outre, la reprise dans la réponse de quelques mots de la demande (est sur; mengue) harmonise les deux parties du texte:

Devinette 586

W

C

A1

Demande

Adevinez que c’est qui est sur sa mere, et est en sa femme, et la mengue son pere.

Response

C’est ung prestre en ung moustier. La terre est sa mere, l’eglise est sa femme, et il use le corps Nostreseigneur qui est son pere.

[f. 60v]

Demande

Adevinez que c’est qui est sur sa mere, et en sa femme, et si mengue son pere.

Response

C’est ung prestre qui est en une eglise. La terre est sa mere, l’eglise est sa femme, et il use le corps Nostre Seigneur qui est son pere.

[ff. 75v-76r]

Demande

Adevinez que c’est qui est sur sa mere, et est en sa femme et mengue son pere.

Response

C’est un prestre qui est en une eglise qui est sa femme, il est sur terre qui est sa mere et mengue Dieu qui est son pere.

[vues 38]

Le même objectif est poursuivi par l’insertion de quelques compléments lexicaux, comme le montre la devinette 269. En se distinguant de C et W, A1 situe l’énigme dans un contexte courtois où l’amie devient une dame à servir par amours.Footnote 17 La réponse reprend le verbe servir de la demande, en offrant aux lecteurs un dispositif textuel sémantiquement plus homogène que celui de C et W. De plus, elle précise que l’œuf, le més venant du cul, sera servi sur le plat d’un cuignie. Si l’intervention portant sur la provenance de l’œuf a comme but de rendre plus accessible le sens de la métaphore par rapport à més de cul, la référence au plat de la hache joue avec la polysémie du vocable, désignant tant le côté plat de la lame que la pièce de vaisselle pour servir les mets (DMF, 2020, « plat» II A, IV A), et fait appel à l’intelligence du public afin qu’il s’amuse à saisir les nuances de l’équivoque:

Devinette 269

W

C

A1

Demande

Comment serviriés vous vostre amie d’un més de cul sans villonnie sur ung trenchoir de tous bois ?

Response

En lui presentant ung oeuf sur une coingniee.

[f. 36v]

Demande

Comment serviriés vous vostre amie de ung més de cul sans villonnie sur ung trenchoir de tous bois.

Response

L’on lui presenteroit ung oeuf sur une cuignie.

[f. 62r]

Demande

Comment serviriez vous vostre dame par amours d’un més venant du cul sans villonnie sur un trenchoir de trestous bois.

Response

Je la serviroie d’un oeuf sur le plat d’une cuignie.

[vue 28]

Le remplacement des hyperonymes par des hyponymes, une pratique fréquente dans A1,Footnote 18 concourt aussi au renforcement de la cohérence textuelle. Dans la devinette 349, le vif qui amble est un cheval; toutefois, dans la réponse, A1 remplace cheval par haghenee, en identifiant plus précisément une jument docile allant ordinairement à l’amble (DMF, 2020, « haquenée»). Le rire suscité par ce texte n’est plus celui du locuteur qui se moque d’un interlocuteur piégé, mais celui du lecteur qui tire plaisir des subtilités du langage:

Devinette 349

W

C

A1

Demande

Entre deux jambes le vif amble, entre deux fesses le vif treple, et quant il vient a la porte, son maistre busque a l’anel.

Response

Ce poeult estre ung chevallier qui est monté a cheval.

[f. 39v]

Demande

Entre deux jambes le vis amble, entre deux fesses le vif trepple, et quant il vient a la porte son maistre hurte a l’anel.

Response

C’est ung chevallier qui est monté sur ung cheval venant de hors qui treuve sa porte fermee.

[f. 67v]

Demande

Entre deux jambes le vif amble,

Entre deux fesses le vif tremble,

Et quant il vient a la porte

Son maistre busque.

Response

C’est un chevalier monté sur une haghenee.

[vue 29]

Comme le jeu ne consiste plus à tromper et à se laisser tromper, les remaniements visent parfois à guider les lecteurs dans la compréhension des énigmes. La mise à l’écrit de la devinette 465 dans W et C demeure opaque: l’orthographe cheval hier adoptée dans W au lieu de chevalier gomme le double sens qui régit le texte; au contraire, la formulation de C, qui ne fait recours qu’au mot chevalier, rend improbable la réponse de l’interlocuteur. En A1, l’ajout d’un vers apporte un élément essentiel pour que les lecteurs s’amusent à comprendre le jeu de mots qui se cache derrière l’échange. La création du couplet rimique chevalier ~ hier impose que la consonne finale de chevalier soit prononcée; l’effet comique réside donc encore une fois dans l’apprivoisement d’une ambiguïté linguistique: le chevalier est un homme d’armes, mais aussi le cheval (h)ier, c’est-à-dire le cheval qui a été vu hier.

Devinette 465

W

C

A1

Demande

Je vis un cheval hier qui filz estoit d’une jument.

Response

C’est un cheval que vis hier.

[f. 48r-v]

Demande

Je veiz un chevalier qui estoit filz de jument.

Response

C’est ung cheval que je veiz hier.

[f. 76v]

Demande

Je vis un chevalier

Qui fist un sault hier

Et s’estoit filz de jument.

Response

C’estoit ung cheval que hier avoit veu faire un sault.

[vue 33]

La devinette 466 est fondée sur une équivoque similaire. Toutefois, ce n’est qu’A2 qui fournit une clé d’interprétation; en effet, contrairement à W, C et A1 qui se servent du mot escuier, il présente la variante graphique escuhier, attestée en Flandres pour désigner le faiseur de boucliers (FEW, « scutum» 354), mais se prêtant également à la lecture escu hier (l’écu qui a été vu hier).

Devinette 466

W

C

A1

A2

Demande

Je veis ung escuier qui n’est point de gens.

Response

C’est ung escu que je veis hier.

[f. 48v]

Demande

Je veiz ung escuier qui n’estoit pas de gent.

Response

C’est ung escu que je veiz hier.

[f. 76v]

Demande

Je viz un escuier qui point n’estoit homme.

Response

C’estoit un escu d’armes.

[vue 33]

Demande

Je vis un escuhier qui point n’estoit homme.

Response

C’estoit un escu d’arme.s

[f. 86v-87r]

Parfois, ce sont les omissions qui jouent un rôle important dans la création de nouveaux effets comiques fondés sur le plaisir intellectuel. Les devinettes des témoins A sont globalement plus courtes que celles qui nous sont transmises par W et C. Les opérations de synthèse touchent surtout aux réponses, dans lesquelles les expressions présentatives ce fut trouvé et dit ou ce est dit pour cèdent systématiquement la place à c’est. En outre, lorsque les solutions aux énigmes sont doubles, ce n’est que la première qui est retenue: dans la devinette 480, les réponses fournies par W et C mentionnent tant le soleil que la lune, alors que A1 ne cite que le soleil. Le compilateur supprime aussi quelques données qu’il juge superflues; par exemple, W et C fournissent une réponse plus riche à l’énigme 447 (c’est ung luisel que l’en achate pour ung trespassé) que A1 (c’est un luysel): le complément d’information n’a peut-être pas été conservé, car il est logique d’acheter un cercueil pour une personne décédée. Toutefois, lorsque les omissions concernent des mots polysémiques, on ne peut s’empêcher de considérer l’hypothèse d’un choix motivé par le souhait d’amuser le lectorat. L’énigme 397 est à cet égard assez significatif. Il s’inscrit dans le groupe des devinettes grivoises qui suscitaient le rire des auditoires en raison de l’embarras des dames invitées à prononcer des mots tabous.Footnote 19 Héritières écrites de cette tradition orale, les réponses fournies par W et C mettent fin à la tension émotive engendrée par la question, en précisant le sens du mot asperge; au contraire, A1 laisse au lectorat la liberté d’interpréter la solution au gré de ses dispositions intellectuelles, car asperge désigne tant le goupillon que le membre viril (DMF, 2020, « asperge»).

Devinette 397

W

C

A1

Demande

Quant on le boute il reboute et quant on le sacque il degoute.

Response

C’est dit pour ung esperge quant on le boute et puis tire hors de l’eaue.

[f. 41v-42r]

Demande

Quant on le boute il reboute et quant on l’en retire tout degoute.

Response

C’est ung esperge a l’eaue benoitte.

[f. 71r-v]

Demande

Adevinez que c’est quant on le boute il reboute et quant on le sacque il degoute.

Response

C’est un asperge.

[vue 31]

Conclusion

Que se passe-t-il lorsque les devinettes sont reçues par l’imprimerie, en quittant non seulement le contexte populaire qui leur a donné naissance, mais aussi celui des cercles aristocratiques qui ont accueilli leurs premières représentations écrites? C’est dans le but de répondre à cette question que le présent travail a d’abord proposé une étude philologique des Adevineaux (témoins A) et des deux recueils manuscrits qui leur sont proches (W et C). La formulation d’hypothèses concernant la filiation entre les textes s’est avérée essentielle pour essayer de comprendre les intentions éditoriales. En adoptant une stratégie similaire à celle qui sera déployée par Vérard dans son Jardin de Plaisance (1503), le compilateur des Adevineaux a élaboré une nouvelle articulation socio-narrative dans le but d’assurer au lectorat un plaisir du texte fondé sur sa participation active à la construction du sens (Taylor, 2007, 282–283). En effet, les devinettes, présentées comme un souvenir de jeunesse, font partie d’une anthologie de jeux de société reliés les uns aux autres par des prologues visant à récréer le contexte des veillées: le lundi est consacré aux demandes d’amour, le mardi aux devinettes, le jeudi aux venditions. Ce cadre invite les lecteurs à saisir les références intertextuelles entre les différents types d’amusements et à imaginer des associations entre une énigme et l’autre. À ce propos, les interventions du compilateur (répétitions, compléments et substitutions lexicales, omissions) s’appuient sur la tendance naturelle des lecteurs à rechercher la cohérence des textes: elles jouent le rôle de guides afin que l’effort intellectuel demandé par l’interprétation les séduise. Affranchies des dynamiques agressives de la récitation, les devinettes des Adevineaux se présentent comme des fragments interconnectés au sein d’une architecture textuelle soigneusement bâtie pour répondre aux attentes du public et garantir par ricochet le profit de l’imprimeur.