1 Introduction

Le texte français préliminaire du présent article, rédigé par l’auteur, a été entièrement révisé par M. Frédéric Nozais, professeur au Centre de langue de l’Université de Helsinki, auquel l’auteur tient à adresser ses plus vifs remerciements.

1.1 L’arrière-plan historique

De diverses manières, l’intérêt pour le langage du droit existe depuis très longtemps. Aux stades premiers, cet intérêt avait un caractère purement pratique mais, déjà durant l’époque de l’Antiquité, on peut parler, dans certains cas, d’une approche scientifique.

Les activités de traduction juridique ont une histoire particulièrement longue. Quant aux traités internationaux, cette histoire remonte à plus de trois millénaires: le traité de paix bilingue entre les Hittites et les Egyptiens date de l’année 1271 avant le Christ.Footnote 2 La rhétorique, elle, s’est développée en science dans la Grèce antique, et cette science entretenait un rapport intime avec les procès et les plaidoiries. Le premier traité de rhétorique fut écrit par Corax de Syracuse au Ve siècle avant le Christ. Il s’est notamment concentré sur la théorie de la rhétorique judiciaire. En ce qui concerne la lexicographie, le premier lexique notable à caractère juridique, connu encore aujourd’hui, provient du Ier siècle avant le Christ. Il a été compilé par Gaius Aelius Callus et porte le titre De verborum quae ad ius pertinent significatione (‘De la signification des mots faisant référence au droit’).Footnote 3 Outre les sources définissant des termes de droit, la lexicographie juridique a produit – depuis l’époque byzantine – des centaines de lexiques et dictionnaires de traduction. Finalement, le développement des méthodes d’interprétation des lois, au fil des siècles, peut être vu, en partie, sous l’angle de la recherche sur le langage juridique.

Cependant, la recherche sur le langage juridique n’est née, au sens moderne, qu’au XXe siècle avec l’évolution des méthodes de la linguistique et l’essor de la philosophie du langage.

1.2 Les appellations relatives aux recherches sur le langage juridique

Dans les pays d’Europe continentale et dans ceux qui héritent leur culture de ces pays (comme le Canada francophone), la recherche moderne sur le langage juridique est souvent désignée par les termes jurilinguistique ou linguistique juridique – non seulement dans les cas où on utilise des méthodes de la linguistique mais aussi de manière globale.

L’appellation linguistique juridique a été mise en usage, dans l’entre-deux-guerres, par François Gény, célèbre juriste français.Footnote 4 Dans le monde francophone d’aujourd’hui, elle est solidement établie, mais on utilise souvent (surtout au Canada) la variante plus compacte jurilinguistique.Footnote 5 Des variantes de l’appellation ont été adoptées dans les diverses zones linguistiques. Par exemple, dans les pays germanophones on trouve Rechtslinguistik, en Russie pravovaïa lingvistikaFootnote 6 (пpaвoвaя лингвиcтикa) ou iourislingvistika (юpиcлингвиcтикa) et en Pologne legilingwistyka,Footnote 7 lingwistyka prawniczaFootnote 8ou juryslingwistyka. Dans les pays hispanophones, une variante correspondante est également en usage.Footnote 9

Dans la recherche russe des dernières décennies, on place à côté de l’expression jurilinguistique (iourislingvistika), comme une espèce d’image inverse, l’expression lingvoïouristika (лингвoюpиcтикa) ou – plus rarement – lingvoïourisprudentsia (лингвoюpиcпpyдeнция), qui (les deux variantes) pourraient être traduites par: «science juridique langagière». On fait référence, avec ces dernières expressions, aux recherches dans lesquelles les aspects langagiers du droit sont examinés en premier lieu sous l’angle du droit (et non sous l’angle de la langue) et qui, pour cette raison, constituent une partie de la science du droit. Plus précisément, les chercheurs russes incluent, dans la science juridique langagière, plusieurs activités qui comptent parmi les tâches traditionnelles des juristes: interprétation des lois; planification de la structure des textes législatifs dans le cadre de la légistique (par exemple, division systématique de ces textes en chapitres et en articles) etc. Les autres aspects de la recherche sur le langage juridique font partie de la jurilinguistique.Footnote 10

Il faut aussi signaler que l’appellation jurilinguistique / linguistique juridique n’est pas utilisée par toutes les communautés de chercheurs.Footnote 11 Traditionnellement, les chercheurs des pays de common law n’emploient pas les expressions legal linguistics, jurilinguistics ou legilinguistics mais ils préfèrent law and language ou language and law.Footnote 12 Ces dernières expressions sont très majoritaires, même s’il existe des chercheurs anglo-saxons qui défendent l’usage de legal linguistics.Footnote 13 D’un autre côté, parmi les publications sur le langage juridique, dont les auteurs sont originaires des pays ou régions de tradition culturelle continentale mais qui ont été publiées en anglais, on trouve souvent l’expression legal linguistics ou jurilinguistics. Notamment, un recueil bilingue, Jurilinguistique – Jurilinguistics, sous la direction de Jean-Claude Gémar et Nicholas Kasirer, a paru au Canada en 2005,Footnote 14 et un bon exemple récent est l’ouvrage collectif Vogel 2019. Mentionnons aussi la monographie de Marcus Galdia, dont la documentation étendue puise dans de nombreux pays, Lectures on Legal Linguistics (2017).Footnote 15

En anglais, en particulier, il existe, aux côtés de language and law, un deuxième synonyme de l’expression legal linguistics: forensic linguistics.Footnote 16 Cependant, cette dernière expression est polysémique. Elle peut aussi se référer à un seul secteur des recherches sur le langage juridique, à celles qui concernent la production et la perception de la parole en contexte juridique, notamment dans les tribunaux. En effet, dans le monde anglophone, les diverses analyses de la langue dans le cadre des organes judiciaires occupent une position importante. On a ainsi activement développé des analyses phonétiques de la voix humaine (par exemple, pour identifier l’auteur d’un appel téléphonique exprimant une menace), et les experts de ce domaine donnent des avis, dans les procès, sur l’authenticité des documents.

En effet, l’expression anglaise forensic linguistics se réfère souvent à des analyses de ce dernier type (identification d’une personne ayant exprimé une menace par téléphone, vérification de l’authenticité des documents, etc.) et non à n’importe quelle recherche sur le langage juridique. Il en est également ainsi pour les variantes formulées, dans d’autres langues, sur la base de cette expression: forensische Linguistik (allemand), lingüística forense (espagnol et portugais), forensisk lingvistikk (norvégien), etc. Cependant, dans certaines langues, on a créé, pour avoir une équivalence de forensic linguistics, un calque (partiel ou entier) fondé sur l’étymologie du mot forensicFootnote 17: linguistique judiciare (français),Footnote 18lingwistyka sądowa / językoznawstwo sądowe (polonais),Footnote 19 etc. À l’instar de l’expression anglaise correspondante, ces variantes peuvent, elles aussi, être polysémiques.

2 L’objet de la recherche jurilinguistique

2.1 L’angle jurilinguistique général

La jurilinguistique est une discipline qui se situe à mi-chemin entre la science juridique et la linguistique. Dans le cadre de cette discipline, on analyse le langage juridique, soit de manière générale, soit dans divers contextes d’usage (législation, tribunaux, science juridique, etc).Footnote 20 ou sous divers angles (évolution, fonctions, caractéristiques, terminologie, etc.). Au sens large, on peut y inclure certains domaines de recherche, issus de disciplines voisines, offrant un point de vue particulier sur le langage juridique (voir plus bas).Footnote 21

L’intérêt des jurilinguistes se focalise particulièrement sur la terminologie du langage juridique (il s’agit de la lexicologie juridique) mais aussi sur d’autres questions: la syntaxe (longueur des phrases, etc.), la morphologie (construction des mots composés, etc.), la phonétique (surtout dans le cadre de la linguistique judiciaire; voir plus haut). Aujourd’hui, le niveau textuel du langage juridique (structure et style des textes juridiques, etc.) attire de plus en plus l’attention des jurilinguistes de divers pays. Dans ce domaine de recherche, on peut constater des différences d’approche qui s’expliquent par les divergences des traditions scientifiques et par les divergences des intérêts individuels des chercheurs ou de leur formation académique.

Quant à l’objet de la recherche, la jurilinguistique se distingue de la science du droit. Cela apparaît d’une manière particulièrement claire si on considère les concepts du droit. L’intérêt d’un chercheur juriste se porte, en premier lieu, sur les entités abstraites – les concepts – qui se cachent derrière les termes juridiques, c’est-à-dire sur les contenus conceptuels de ces termes. Un juriste analyse le système juridique à l’aide des concepts du droit. Les termes sont des désignations de concepts qui sont nécessaires pour la science juridique. Cependant, l’intérêt principal des chercheurs juristes ne se porte pas sur les termes mais sur les concepts du droit. Dans le domaine de la jurilinguistique, par contre, les termes eux-mêmes sont l’objet essentiel de la recherche.

Les progrès spectaculaires des sciences et des technologies au XXe siècle ont fait naître le besoin d’un domaine de recherche où les diverses langues de spécialité, comme celles du commerce ou du droit, sont examinées en relation réciproque ou en relation avec la langue commune. Dans cette optique, les études jurilinguistiques se présentent comme une partie de cette recherche pluridisciplinaire. Depuis des décennies, dans la zone linguistique allemande, on fait dynamiquement de la recherche sur les langues de spécialité (Fachsprachenforschung), et aussi en Scandinavie par exemple.Footnote 22 Aujourd’hui, ce domaine de recherche bénéficie d’une communauté scientifique largement internationale.

Fréquemment, les traités qui donnent une vue d’ensemble sur la jurilinguistique incluent également un chapitre sur le droit du langage.Footnote 23 Il s’agit, classiquement, du droit d’un individu ou d’un groupe d’individus à bénéficier d’un enseignement dans sa langue maternelle et à utiliser cette langue en privé et publiquement, surtout devant les fonctionnaires administratifs et devant les organes judiciaires. En même temps, le droit du langage peut viser à conserver la position générale et la pureté d’une langue nationale ou régionale dans le contexte d’une pression linguistique venant de l’extérieur. Durant ces dernières années, une nouvelle problématique est apparue dans la discussion sur le droit du langage: le droit des citoyens d’exiger l’usage d’un langage compréhensible de la part des autorités. Une exigence bien justifiée, étant donné que ce langage est traditionnellement difficile à comprendre. Savoir si le droit du langage doit être inclus dans le domaine de la jurilinguistique proprement dite ou non est une question d’interprétation.

2.2 L’angle de la recherche comparative

2.2.1 Le contenu des études

La recherche jurilinguistique peut porter sur une seule langue naturelleFootnote 24 mais, souvent, l’auteur examine simultanément deux ou plusieurs langues. Il compare l’usage de ces langues dans des contextes de droit, d’un certain point de vue, ou de plusieurs points de vue (évolution, structure, vocabulaire, etc.). Ainsi, il peut, par exemple, tirer au clair les formes et l’étendue de l’interaction entre les langues juridiques examinées, notamment la transmission des mots juridiques d’une langue à une autre. Ce type de recherche peut être qualifié de «jurilinguistique comparée».Footnote 25 Il s’agit d’une recherche interdisciplinaire (ce qui est naturellement vrai pour toute la jurilinguistique).Footnote 26

Comme dans la matière du droit comparé, l’expression jurilinguistique comparée peut aussi être employée dans un sens plus large. On inclut alors dans cette discipline les études portant sur une seule langue du droit si elles sont réalisées sous un angle extérieur, notamment dans les cas où le chercheur vient d’une autre culture juridico-linguistique.Footnote 27 Ces études sont parfois vues comme de simples descriptions. Cependant, à la condition qu’elles aient été effectuées d’une manière ambitieuse, elles ont, en plus d’une valeur descriptive, une dimension comparative et analytique, surtout si elles sont rédigées dans une langue étrangère. L’examen d’un phénomène à caractère culturel à partir d’une autre société et sous les conditions qu’elle pose, inclut toujours des comparaisons implicites, à l’aide desquelles l’auteur rend ce phénomène intelligible aux personnes venant de l’extérieur.Footnote 28

Les études de ce type visent à atteindre deux buts. Premièrement, les questions à caractère général (fonctions, caractéristiques, terminologie) du langage juridique peuvent être élucidées à l’aide d’exemples pris dans diverses cultures du droit, de manière à élargir la vision qu’on se fait des problèmes généraux liés au langage juridique. Les résultats d’une analyse sur un langage juridique étranger – parfois exotique – font souvent apparaître des phénomènes jurilinguistiques qui, sans ces analyses, resteraient dans les ténèbres. Deuxièmement, on peut viser à donner, de cette manière, des vues d’ensemble sur les grandes langues juridiques dont la connaissance est essentielle aux juristes partout dans le monde, et sur les langues juridiques régionalement importantes. Il s’agit, surtout, de l’anglais mais aussi des linguae francae classiques de l’Europe continentale.

L’auteur de ces pages a cherché à mettre cette idée en pratique dans son traité qui examine le sujet.Footnote 29 De la même manière, on trouve, dans le présent article, quelques exemples (sommairement cités) sur des études qui – de l’avis de l’auteur – sont utiles pour élucider les questions générales du langage juridique ou qui contribuent à composer une vue d’ensemble sur les grandes langues du droit.

2.2.2 L’usage de l’appellation «jurilinguistique comparée»

L’appellation jurilinguistique comparéeFootnote 30 (parfois linguistique juridique comparée) ou, en anglais, comparative legal linguistics (parfois comparative jurilinguistics)Footnote 31 apparaît aujourd’hui dans des contextes variés. On la trouve, quoique rarement, dans des titres d’ouvrages et articles, dans les noms de cours et stages professionnels et dans des dénominations de fonctions universitaires (à l’Université de Zagreb, au moins). Naturellement, on rencontre cette expression plus souvent dans le contenu de textes variés à caractère juridique ou linguistique. Dans les cas où l’auteur se concentre en particulier sur le fait de savoir dans quelle mesure les langues juridiques juxtaposées divergent, on peut parler, au lieu de jurilinguistique comparée, de «jurilinguistique contrastive».Footnote 32

3 Les confins de la jurilinguistique comparée

3.1 L’angle jurilinguistique général

La jurilinguistique est en relation étroite avec plusieurs secteurs de la recherche juridique et avec des disciplines qui peuvent servir d’auxiliaires à cette recherche. On peut mentionner, entre autres, la philosophie et la théorie générale du droit,Footnote 33 notamment la théorie de l’interprétation juridique, la légistique, la lexicographie juridique, la rhétorique judiciaire, l’analyse du discours juridique, l’informatique juridique, la sémiotique et la symbolique du droit ainsi que la recherche des solutions graphiques optimales dans les textes juridiques (usage des appendices et des notes en bas de page; moyens d’accentuer un passage ou une expression en utilisant les caractères gras ou italiques; numérotation des chapitres ou des paragraphes, etc.).

Dans maints cas, la recherche inspirée par ces disciplines peut être considérée comme une part de la jurilinguistique ou – si on utilise la terminologie russe – comme une part de la science juridique langagière (lingvoïouristika). Il en est ainsi, par exemple, pour la recherche sur le style des décisions judiciaires, c’est-à-dire pour les examens relatifs aux manières de rédiger les jugements quant à leur structure et à leur langue. Cette problématique se place dans la zone grise entre la linguistique juridique, l’informatique juridique et la recherche des solutions graphiques dans les textes juridiques. Les classifications de ce type sont déterminées par plusieurs facteurs, notamment par la manière dont on définit le concept de langue et, ainsi, de langage juridique.Footnote 34

La sémiotique juridique est un exemple de situations où la linguistique juridique et une autre discipline se recouvrent partiellement. La langue humaine n’est qu’un des moyens de communication: les animaux transmettent, souvent de manière très efficace, des messages sans mots. La sémiotique est une science qui examine globalement tous les moyens de communication, avec ou sans mots. En conséquence, on peut dire que la linguistique juridique est un secteur particulier de la sémiotique juridique. Une grande partie de la recherche juridico-sémiotique a un caractère théorique.Footnote 35 Cependant, il y a beaucoup d’applications pratiques, par exemple, quant à la recherche sur les rituels judiciaires et sur les signes de pouvoir juridique et administratif. Il s’agit, dans ce cas, de messages qui n’ont pas de caractère juridique proprement dit mais qui signalent et accentuent l’autorité des organes de l’État.Footnote 36 La solennité des palais de justice, les robes des juges, les barres des avocats et des témoins dans la salle d’audience, ainsi que les rituels des procès constituent tous des messages sans mots. Certains phénomènes se situent à mi-chemin entre le domaine de la linguistique et celui de la sémiotique proprement dite. Mentionnons, par exemple, les pauses rhétoriques dans les interventions orales de la part du juge, du procureur ou de l’avocat lors de l’audience.Footnote 37

3.2 L’angle de la recherche comparative

L’aspect comparatif ou contrastif est souvent présent dans les études qui se placent aux confins de la recherche jurilinguistique. Par exemple, suite au développement des relations internationales (notamment dans le cadre de l’UE), il est devenu nécessaire d’avoir à disposition des théories d’interprétation juridique dans le cas de textes rédigés dans plusieurs langues de manière que toutes les versions langagières fassent foi.Footnote 38 Pareillement, quant au style des décisions judiciaires, il y a maints examens comparatifs, déjà classiques, relatifs à des grandes cultures du droit,Footnote 39 et on peut facilement citer des publications toutes récentes.Footnote 40

Cela – la présence de l’aspect comparatif – concerne aussi la sémiotique juridique, déjà évoquée plus haut. Durant les dernières années, l’usage de la symbolique visuelle dans les diverses cultures du droit a été étudié d’une manière ample et intéressante.Footnote 41 En partie, les aspects linguistique et sémiotique s’imbriquent dans ce type de recherche. Par exemple, il y a souvent des expressions et des maximes de latin juridique (lex; jus est ars boni et aequi, etc.) sur les murs des palais de justice, dans les sceaux des tribunaux et dans les titres des publications juridiques. Ce sont des messages à la fois juridiques et sémiotiques, soulignant l’origine romaine des cultures modernes du droit et montrant la continuité de cette tradition antique.

Quant à la traductologie, il est évident que l’aspect comparatif est nécessairement présent dans le processus intellectuel de la traduction juridique.Footnote 42 En effet, les spécialistes de la traductologie soulignent que la traduction juridique présuppose des comparaisons juridiques, c’est-à-dire des juxtapositions détaillées d’institutions du droit pour découvrir s’il s’agit, dans chaque cas, d’équivalence conceptuelle suffisante.Footnote 43 Le traducteur a ainsi besoin de connaissances sur les institutions des systèmes en question, notamment sur celles du droit processuel. On a, dans cette optique, forgé le terme de «micro-comparaison juridique» (Peter Sandrini). Cependant, il est aussi important de rappeler que les connaissances linguistiques (générales et relatives aux langues juridiques en question) sont également indispensables pour le traducteur. Et c’est sous l’angle jurilinguistique que ces dernières connaissances ainsi que les connaissances comparatives sur les concepts du droit s’accumulent et se réunissent.Footnote 44

Cela est pareillement vrai – mais d’une manière encore plus claire et systématique – pour la production des outils de traduction. Aujourd’hui, le volume du travail lexicographique, pour compiler des dictionnaires (ou pour bâtir des banques de terminologie) bi- et multilingues, à caractère juridique, est considérable dans toutes les principales zones linguistiques.Footnote 45 Ce travail inclut – ou est complété par – une forme nouvelle de travail, le travail terminologique, où l’optique est inversée par rapport à la lexicographie classique. Dans le travail terminologique des langues de spécialité, le point de départ est le concept, tandis que dans le travail lexicographique classique, le point de départ est le terme. En effet, le travail terminologique se fonde sur une cartographie détaillée des systèmes de concepts dans le domaine en question, et les vocabulaires en résultant sont particulièrement exacts. En même temps, le point fort des dictionnaires traditionnels réside dans le fait que les caprices de l’usage de la langue y peuvent être plus facilement pris en considération: les termes juridiques sont souvent polysémiques.

On peut dire que – dans le domaine du droit comme ailleurs – le travail terminologique soutient essentiellement le travail lexicographique traditionnel. Dans le travail terminologique à caractère juridique, l’auteur inventorie soigneusement quels termes de deux ou plusieurs langues du droit correspondent aux concepts définis. Les résultats de cet inventaire constituent la base pour compiler un dictionnaire (ou vocabulaire ou banque de terminologie) bi- ou multilingue du droit. Ce travail de compilation est achevé en ajoutant, en cas de besoin, au manuscrit les significations secondaires qui apparaissent dans l’usage pratique des termes.Footnote 46

Les analyses conceptuelles qui forment le fondement du travail lexicographique à caractère juridique sont du ressort de la science du droit, et en particulier du droit comparé. Au contraire, les analyses relatives au côté extérieur des concepts du droit, comme le caractère compréhensible ou trompeur des termes juridiques, font sans doute partie de la recherche jurilinguistique.Footnote 47 Comme dans le cas de la traduction juridique, les analyses de ces deux types constituent une base solide pour les travaux lexicographiques bi- et multilingues dans le domaine du droit. Ces travaux permettent l’élimination des erreurs et défauts des outils de traduction existantsFootnote 48 et la compilation de nouveaux dictionnaires, lexiques et banques de terminologie. Ainsi, on pourra aussi contribuer à une automatisation partielle de la traduction juridique.

En dernier lieu, le but de telles analyses peut être ambitieux: la création d’un langage juridique particulier, par lequel il est possible d’exprimer, d’une manière neutre, les concepts de systèmes juridiques divergents.Footnote 49 De ce point de vue, le projet Vocabulaire juridique multilingue comparé de la Direction générale de la traduction de la Cour de justice de l’Union européenne, mérite d’être particulièrement mentionné. Ce projet vise à produire un vocabulaire de traduction juridique qui prendra en compte les concepts essentiels – voire originaux – des droits des pays membres.Footnote 50 Les expériences de ce projet donneront, à long terme, des matériaux de base utiles pour la discussion sur les possibilités de créer un langage juridique qui aurait un caractère objectif par rapport aux différents systèmes du droit.

4 Activités scientifiques et utilité des résultats de recherche

4.1 La dualité de la communauté de chercheurs

Le langage juridique peut constituer un objet de recherche du point de vue de disciplines variées, comme les sciences de l’histoire, mais ce sont surtout les juristes et les linguistes qui se consacrent à cette recherche.

Depuis des siècles, les juristes s’intéressent à la problématique de l’interprétation juridique, notamment à celle des lois et à celle des précédents judiciaires. En plus de cette problématique, un des contextes typiques dans lequel ils réfléchissent sur le langage du droit, est la légistique. Souvent, les recherches faites par des juristes ont une nature diachronique, ayant un rapport intime avec l’histoire du droit. Ils peuvent aussi, dans leurs présentations, viser à rendre les caractéristiques ou les termes du langage du droit compréhensibles aux non-initiés. Parfois, cela implique une défense excessive des particularités du langage traditionnel du droit mais, souvent, ces interventions incluent aussi des critiques constructives.

Il est naturel que les linguistes considèrent le langage juridique de manière plus vaste que les juristes – et en même temps de manière plus objective. Une partie des linguistes ont choisi le langage du droit en tant qu’objet de recherche pour des raisons autres que celles qui se rattachent au système juridique, peut-être en raison de la facilité d’accès des textes juridiques ou simplement par hasard. Leur intérêt de recherche est purement linguistique, n’ayant aucun rapport immédiat avec le système du droit. Il s’agit – pour citer l’expression utilisée par Eleni PanarétouFootnote 51 – de «recherches glossocentriques».Footnote 52 D’un autre côté, il y a des linguistes qui examinent le langage juridique en relation avec le système du droit, ce qui signifie que leurs recherches sont orientées vers un objectif qui dépasse la linguistique. Par exemple, ils visent à tirer au clair le fonctionnement de certaines lois du point de vue de la langue, en découvrant ainsi la nécessité de réformer l’aspect extérieur de ces lois (terminologie, structure et longueur des phrases, division du texte en articles et aliénas, etc.). En effet, à l’instar des chercheurs juristes, les linguistes peuvent ainsi se livrer à des «recherches nomocentriques».Footnote 53 Au regard de ce type de recherche, on peut noter que la coopération des chercheurs juristes et linguistes est aujourd’hui en pleine croissance: les deux spécialités participent activement à la discussion jurilinguistique.

4.2 La littérature et les sociétés du domaine

De nombreux instituts universitaires et non universitaires font de la recherche jurilinguistique dans le monde entier.Footnote 54 Il n’est donc pas étonnant que le volume global de la littérature sur les langues juridiques, publiée dans les diverses zones linguistiques, soit considérable. Cela est nettement démontré par l’ouvrage collectif Vogel 2019 qui inclut une description de la littérature jurilinguistique de maints pays.Footnote 55 Ce volume important, et les difficultés à définir exactement les frontières du domaine, signifient que, au niveau international, la vue d’ensemble sur la littérature jurilinguistique reste nécessairement sommaire.

Quant aux études à caractère comparatif, il y a un grand nombre de contributions où l’auteur juxtapose deux ou plusieurs langues du droit à un niveau concret. Il existe aussi des analyses sur les questions théoriques de la jurilinguistique comparée, soit à caractère général, soit d’un point de vue particulier, notamment sous l’angle de la traduction juridique.Footnote 56 En ce qui concerne les présentations d’ensemble, il faut mentionner les ouvrages collectifs à caractère multiculturel: les manuels de jurilinguistique qui incluent des sections relatives aux questions comparativesFootnote 57 et les manuels de droit comparé qui incluent des sections sur la jurilinguistique.Footnote 58 En plus, il existe quelques traités à caractère général écrits par un seul auteur.Footnote 59

Les jurilinguistes ne se focalisent pas sur les mêmes questions dans leurs ouvrages, et les disciplines voisines n’y occupent pas, non plus, une position égale. Le Canada est un pays non seulement bilingue mais aussi bijuridique (common law, droit romano-germanique d’origine française). Pour cette raison, le rapport de la jurilinguistique avec le droit comparé et avec la traductologie est, dans ce pays, particulièrement étroit.Footnote 60 Mentionnons aussi les groupes de spécialistes du droit comparé qui s’intéressent particulièrement au langage juridique, comme celui dirigé par le grand old man du droit comparé italien, Rodolfo Sacco, entouré par de nombreux comparatistes plus jeunes, surtout des universités de l’Italie du Nord.

Il y a, dans le domaine de la jurilinguistique, maintes publications périodiques, notamment si l’on prend en compte les revues qui publient dans des langues moins parlées et des revues dont le contenu couvre également les disciplines voisines. Nous n’en présentons ici que quelques exemples, sans viser à atteindre l’exhaustivité: Comparative Legilinguistics (multilingue); International Journal for the Semiotics of Law – Revue internationale de sémiotique juridique (bilingue); International Journal of Language & Law; International Journal of Speech, Language and the Law; Revista de llengua i dret (articles en langues ibéro-romanes, mais aussi en anglais et français); Zeitschrift für Europäische Rechtslinguistik (articles en allemand, mais aussi en d’autres langues, notamment en anglais et en français). Parmi ces publications, Comparative Legilinguistics présente un intérêt particulier parce que son équipe de rédaction est exceptionnellement sensible à un changement d’une grande portée dans le monde d’aujourd’hui: le transfert du centre de gravité économique et politique de la planète vers l’orient. D’après sa page d’accueil, ce périodique publie des articles – outre en anglais, français, espagnol et russe – également en chinois.Footnote 61

Il faut aussi noter que de nombreux articles, souvent importants, apparaissent dans les revues de sémiotique général (par exemple, SemioticaJournal of the International Association for Semiotic Studies / Revue de l'Association Internationale de Sémiotique),Footnote 62 dans celles de communication et de langues de spécialité (par exemple, Fachsprache – Journal of Professional and Scientifica Communication, Hermes – Journal of Language and Communication in Business), dans celles de linguistique appliquée (International Journal of Applied Linguistics), dans celles de traductologie (par exemple, Babel, Meta, Target), ainsi que dans les revues de droit comparé (par exemple, Revue internationale de droit comparé, American Journal of Comparative Law) et dans celles d’histoire du droit (par exemple, Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte, notamment quant au latin juridique).

En ce qui concerne les activités des sociétés dans le domaine jurilinguistique, citons en particulier International Language and Law Association (ILLA) et, quant à l’Europe centrale, Verein zur Förderung der Europäischen Rechtslinguistik. Il ne faut pas oublier, non plus, qu’il y a des réseaux de recherche dans ce domaine, comme RELINE.Footnote 63 Les sociétés du domaine organisent des congrès, symposiums et séminaires où les comparaisons des différentes langues juridiques occupent une place importante. Aux côtés des sociétés scientifiques proprement dites, mentionnons Clarity International dont le profil est essentiellement pratique: elle vise à promouvoir la simplification et la compréhensibilité des textes juridiques et administratifs.

4.3 L’usage et l’utilité de la recherche jurilinguistique comparée

Le langage juridique a plusieurs fonctionsFootnote 64 dont certaines peuvent être renforcées par les recherches jurilinguistiques comparatives. Par exemple, quant à la politique linguistique, on peut – par le moyen de ces recherches – contribuer à l’amélioration de la qualité des textes législatifs qui protègent les minorités dans le cadre d’un État-nation. Souvent, les études des jurilinguistes comparatistes font apparaître les divers facteurs qui diminuent l’efficacité communicationnelle du langage juridique (complexité de la structure des phrases, etc.) et les solutions des pays comparés pour éliminer ces facteurs.

En même temps, la recherche jurilinguistique comparée a aussi des fonctions spécifiques. Notamment, comme évoqué plus haut, elle promeut la lexicographie juridique bi- et multilingue dont les résultats (les dictionnaires, lexiques et banques de terminologie) sont concrètement visibles pour tout juriste ou linguiste qui travaille dans un environnement international. Cependant, la recherche jurilinguistique a également des fonctions à caractère plus abstrait. Premièrement, cette recherche peut servir de base aux études théoriques dans le domaine des sciences comme la linguistique générale et le droit comparé. Elle peut ainsi contribuer à la compréhension plus profonde de la langue et du droit, ainsi qu’à la connaissance des moyens par lesquels ils peuvent interagir entre eux. Deuxièmement, la recherche jurilinguistique est propre à faciliter, au niveau général, la communication entre les différentes cultures de la langue et du droit. Elle produit du savoir qui renforce les connaissances d’ordre général des juristes et des linguistes sur les questions relatives au langage du droit. Grâce à cela, leur compétence professionnelle s’améliore dans les contextes internationaux.

Ces dernières fonctions méritent d’être brièvement examinées, à la lumière de quelques exemples concrets, dans les paragraphes suivants.

5 Les jurilinguistes en tant que promoteurs des disciplines voisines

5.1 La linguistique générale

Il y a de nombreuses questions fondamentales, relatives au langage humain, qui sont analysées par les chercheurs en linguistique générale. Selon Fred Karlsson,Footnote 65 parmi elles figure la question de savoir dans quelles limites les langues de spécialité peuvent varier. Quant au langage juridique, c’est la jurilinguistique comparée qui peut viser à répondre à cette question. Cependant, la recherche jurilinguistique peut aussi soutenir la linguistique générale en d’autres problèmes. Citons de nouveau Karlsson: Quels sont les principes du changement linguistique ? À ce sujet, les jurilinguistes peuvent éclairer, par exemple, la manière dont le langage des tribunaux et des autorités a influencé, dans l’histoire des sociétés comparées, le développement de la langue commune d’origine nationale ou l’usage des langues importées (comme l’anglais ou le français en Afrique).

En effet, le langage juridique, notamment l’usage de la langue par les autorités et tribunaux, est un moteur puissant qui transforme, parfois rapidement, les conditions linguistiques d’un pays ou d’une région, et influence le style et le vocabulaire des textes, aussi bien dans le domaine des belles lettres que dans d’autres contextes. L’histoire des langues offre des exemples innombrables de ce phénomène. Par exemple, il est bien connu que c’est l’instauration du français comme langue officielle du droit et de l’administration du royaume au XVIe siècle (Ordonnance de Villers-Cotterêts) qui a répandu l’usage de cette langue dans la société française.

En même temps, les études de jurilinguistique comparée peuvent contribuer à approfondir la compréhension des facteurs idéologiques, comme l’identité nationale, en tant que stimulants au changement linguistique dans le domaine du droit ou – inversement – à la conservation d’un langage juridique et de sa pureté dans la société. Dans les pays germanophones, l’idée de la démocratie linguistique, déjà au XVIIe siècle mais surtout à partir de l’époque des Lumières, conjointement avec le nationalisme des siècles ultérieurs, a mené à l’élimination des éléments étrangers de l’allemand juridique. Un phénomène analogue a eu lieu en Europe du Sud-Est, dans les principautés danubiennes d’expression roumaine (et, plus tard, dans le royaume de Roumanie). Paradoxalement, dans ces deux cas, l’attitude envers le latin et les langues romanes a été diamétralement opposée. Dans les pays germanophones, on a voulu, jusqu’au début du XXe siècle, éliminer du langage juridique les mots d’origine latine et d’origine française (Eindeutschung).Footnote 66 Dans les principautés danubiennes et – plus tard – dans le royaume de Roumanie, par contre, on a voulu augmenter, autant que possible, le nombre des mots d’origine latine provenant des langues romanes, notamment du français et de l’italien. Pour souligner l’origine latine de la langue, les mots slavoniques ou originaires d’autres langues de l’Europe du Sud-Est ont été éliminés du roumain.Footnote 67 En conséquence, le roumain juridique moderne est fortement marqué par des éléments langagiers latino-romans.Footnote 68

Les facteurs idéologiques, comme l’identité nationale, qui déterminent les changements linguistiques sont compliqués et souvent contradictoires, même à l’intérieur d’une seule société. Là encore, il est facile de trouver des illustrations, dans la Péninsule ibérique d’aujourd’hui par exemple. Quant aux langues ibéro-romanes, cela est le cas du catalanFootnote 69 et, en particulier, du galicien – langue très proche du portugais en raison de racines communes médiévales.Footnote 70 Après la démocratisation de l’Espagne, et le galicien et le castillan occupent une position de langue officielle dans la Communauté autonome de Galicie. Cela signifie, entre autres, que les citoyens ont le droit d’utiliser le galicien dans leurs relations avec l’administration publique et la Justice. Cependant, l’application pratique de ce droit pose beaucoup de problèmes, ce que déplorent les activistes régionaux, parce que l’usage du galicien devant les autorités administratives et les tribunaux, ainsi qu’en leur sein, est ressenti comme un des facteurs décisifs pour la survie du galicien.Footnote 71 La situation est rendue particulièrement épineuse par le caractère complexe de l’identité des habitants de la région – aussi bien d’expression castillane que d’expression galicienne – par rapport au Portugal, à l’Espagne et aux traditions langagières galiciennes. Cela apparaît, entre autres, dans le fait que certains contestent l’orthographe galicienne officiellement adoptée, pour écrire le galicien d’une manière plus portugaise ou d’une manière particulièrement régionale.Footnote 72 La situation est encore davantage compliquée par les attitudes souvent contradictoires des Portugais.Footnote 73

Cette situation complexe offre des matériaux riches pour des études jurilinguistiques approfondies, dont les résultats pourraient inspirer les spécialistes de la linguistique générale quand ils discutent la relation entre la langue et l’identité. Pour cela, il faudrait analyser en détail, non seulement les débats récents sur le développement de la culture du droit en galicien, mais aussi les réalités linguistiques des diverses activités juridiques, notamment l’importance de la littérature juridique en galicien, qui constitue une somme assez conséquente, et ce, malgré toutes les difficultés.Footnote 74

5.2 Le droit comparé

Comme déjà mentionné plus haut, le droit comparé entretient un rapport intime avec la traductologie, la traduction juridique pratique et la lexicographie. Cependant, il faut aussi considérer un autre aspect, à caractère théorique, dans la relation qu’entretiennent le droit comparé et la jurilinguistique.

Les études jurilinguistiques peuvent soutenir, pour leur part, la recherche fondamentale du droit comparé et celle de la théorie du droit. Il est souvent suffisant, pour avoir des résultats fructueux, d’inclure, tout simplement, l’aspect linguistique dans la recherche du droit comparé. On peut parler, comme Jaakko Husa, du «droit comparé linguistiquement sensitif», dans les cas où on examine, par exemple, l’importance de la langue du point de vue de la formation et de la permanence des systèmes de droit mixte (comme celui du Québec ou de l’Écosse).Footnote 75 Cela est pareillement vrai pour les études relatives à la diffusion du droit romain aux temps du jus commune ou, plus tard, à celle des droits modernes aux temps du colonialisme européen.Footnote 76

Quant à ces dernières études, on peut souvent rendre plus précise l’image relative aux influences étrangères sur les diverses cultures du droit, par le moyen de la recherche de corpus. Quand, par exemple, on examine un échantillon suffisant de citations (expressions) en langues étrangères dans les textes de droit (littérature juridique, jurisprudence, etc.), on peut conclure quelles cultures juridiques étrangères ont produit – et produisent éventuellement encore – un effet sur la pensée juridique du pays en question, et dans quelle mesure. Par exemple, en analysant et comparant les expressions et maximes latines dans les activités juridiques en Europe, en Amérique du Nord et du Sud, etc., on peut disposer d’une image plus complète et diversifiée de la manière dont le droit romain se reflète dans les cultures juridiques occidentales d’aujourd’hui. Il en est également ainsi pour la permanence des cultures occidentales du droit, adoptées dans les pays du tiers monde, aux temps de la colonisation européenne.

Un exemple, dans ce contexte colonial, est la recherche de l’auteur de ces pages sur la persistance de la culture néerlandaise du droit dans l’avocatie indonésienne moderne. Cette recherche de corpus a examiné dans quelle mesure les textes jurisprudentiels indonésiens incluaient encore, à la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle, des termes juridiques en néerlandais, bien que cette langue ait perdu, après l’indépendance du pays, sa position de langue officielle de l’Archipel.Footnote 77 Le corpus consistait des précédents inclus dans la base de données de la Cour suprême indonésienne (Mahkamah Agung).Footnote 78 Dans cette base, l’auteur a cherché certains termes juridiques néerlandais qui étaient mentionnés, dans des sources indonésiennes, comme exemples des termes étrangers qui apparaissaient encore dans les traités et manuels universitaires du pays.Footnote 79 Il s’est avéré qu’un certain nombre d’avocats indonésiens citaient encore des expressions et phrases néerlandaises dans leurs mémoires mais que, en général, elles étaient assez rares. Cependant, il y avait certaines expressions qui se répétaient assez souvent dans ces mémoires, notamment beslag (‘saisie’) et schuld (‘faute’; ‘dette’). En plus, il s’est aussi avéré qu’il y avait, encore au début du XXIe siècle, quelques avocats indonésiens dont les textes – avec une exagération seulement légère – fourmillaient de citations néerlandaises.Footnote 80 Tout cela a indiqué que, malgré des relations parfois très difficiles entre l’Archipel et les Pays Bas, l’influence de la culture juridique néerlandaise n’était pas morte en Indonésie – loin de là.Footnote 81

Un exemple de type un peu différent consiste à examiner dans quelle mesure la théorie et l’appareil conceptuel d’une branche du droit sont mondialement cohérents, en employant comme étalon l’usage des expressions et maximes latines dans la terminologie de cette branche. Sur la base d’une recherche relative aux manuels de droit international privé de divers pays, le groupe de recherche de l’auteur a pu constater que les expressions et maximes latines en usage dans cette branche étaient les mêmes dans le monde entier, et que les expressions et maximes identiques étaient toujours utilisées avec une signification identique.Footnote 82 Cette grande cohérence est une manifestation de la force de l’interaction internationale dans le domaine du droit international privé, ce qui confirme, pour sa part, la présomption du caractère universel de la terminologie fondamentale de cette branche du droit.

6 L’importance des connaissances juridico-linguistiques d’ordre général

Les études jurilinguistiques, dont nous venons de présenter brièvement quelques exemples ci-dessus, accumulent, chacune pour sa part, des savoirs d’ordre général sur les langues juridiques et sur leurs rapports mutuels. Comme déjà constaté, plusieurs groupes professionnels ont besoin de savoirs de ce type, notamment les juristes et les linguistes. Pour ces deux derniers groupes, il s’agit aussi bien des chercheurs que des personnes travaillant à un niveau plus pratique. Mentionnons les groupes suivants: théoriciens du droit; chercheurs en droit comparé et en histoire du droit; spécialistes de la linguistique générale et des différentes langues; lexicologues; lexicographes; traducteurs; juristes participant aux travaux pour rédiger des conventions internationales et des contrats de commerce, etc. Il faut aussi se rappeler que la société moderne fait naître de nouveaux métiers dans lesquels on a besoin de connaissances d’ordre général sur les cultures langagières des droits étrangers, par exemple les journalistes spécialisés dans les affaires législatives, judiciaires et administratives.

6.1 L’histoire, les caractéristiques et la position internationale des langues juridiques

Au niveau le plus général, les spécialistes qui participent à une coopération internationale, ou qui utilisent des matériaux étrangers, ont besoin d’une bonne compréhension des fonctions (réalisation de la Justice, transmission des messages juridiques, renforcement de l’autorité du droit, etc.) et des propriétés typiques (caractère structuré, complexité des phrases, fréquence des abréviations, etc.) du langage juridique. Cela notamment pour la raison que, dans le cadre d’une coopération internationale, ils doivent souvent dépasser les frontières entre les professions (surtout, juristes – linguistes). Dans une telle coopération, les relations interactives jouent un grand rôle.Footnote 83 Alors, les connaissances d’ordre général aident les juristes à mieux comprendre les points du vue linguistiques sur la base desquels travaillent, par exemple, les traducteurs des textes juridiques (dont la formation est souvent linguistique).

De plus, les connaissances sur les caractéristiques et le vocabulaire des langues juridiques de portée internationale, notamment sur les linguae francae mondiales du droit, revêtent une importance particulière.

Une personne qui participe à une collaboration internationale dans le domaine du droit, ou qui utilise des matériaux de divers pays, doit comprendre correctement les textes juridiques étrangers dont il est question, publiés souvent dans une langue étrangère. La connaissance du langage du droit du pays d’où vient cette personne ne lui est pas suffisante, non plus que la seule connaissance de la langue commune du pays dont les sources juridiques sont utilisées car ce dont il s’agit ici, c’est de langues juridiques étrangères. Un juriste ou un linguiste n’a que rarement la possibilité de se consacrer à des études de longue durée d’une langue juridique étrangère. C’est pourquoi il serait important, de son point de vue, d’accélérer le processus d’apprentissage de la langue du droit en question par l’adoption préalable de connaissances d’ordre général relatives à cette langue. Si la personne intéressée connaît les grandes lignes de l’histoire de la langue juridique en question, et s’il possède une vue d’ensemble sur les caractéristiques de cette langue, il est en état d’apprendre plus facilement et plus rapidement les détails de son usage. Ce sont surtout les connaissances générales sur le vocabulaire juridique qui permettent d’éviter les malentendus désastreux (voir la section suivante).

Cependant, il faut noter que la compréhension correcte du langage du droit ne présuppose pas seulement que l’on connaisse, d’une manière suffisante, la terminologie de ce langage et les concepts derrière cette terminologie. Le niveau textuel est aussi important dans la compréhension juridique. On construit souvent les textes juridiques d’une manière particulière qui nuit sérieusement à leur intelligibilité.

À cet égard, il y a beaucoup de différences entre les diverses cultures du droit. Le style utilisé dans les jugements des tribunaux supérieurs constitue un exemple très clair.Footnote 84 En Angleterre, ce style est particulièrement original: chaque juge rédige un avis séparé, souvent très ample, dont le contenu est largement dicté par sa personnalité. Les divergences sont aussi importantes dans la manière dont les juges se réfèrent aux textes extérieurs, surtout à la littérature juridique. En Allemagne, les juges supérieurs font fréquemment référence aux livres et articles des juristes universitaires. En Angleterre, par contre, les références de ce type sont traditionnellement très raresFootnote 85 mais ces derniers temps, elles ont été plus fréquentes qu’auparavant. En France, les textes des arrêts de la Cour de cassation eux-mêmes ne contiennent pas de références à la littérature juridique mais la question apparaît sous un jour très différent si l’on tient compte des textes annexés à ces arrêts: les rapports des conseillers rapporteurs et les avis des avocats généraux incluent normalement de nombreuses références aux auteurs juridiques (sous le titre de «doctrine»).

La position internationale des grandes langues juridiques, et des langues régionales du droit, dicte en grande partie leur importance en tant que sources d’information juridique. En conséquence, les personnes participant à des activités juridiques de caractère international doivent avoir les connaissancesad hoc. L’anglais est, indéniablement, la lingua franca internationalement dominante, dans les contextes juridiques comme ailleurs,Footnote 86 mais une partie considérable de la science juridique occidentale est toujours publiée dans les langues traditionnelles de l’Europe continentale. Dans le cas des grandes langues, il y a aussi besoin de connaissances sur leur cohérence internationale. À ce sujet, il est important de savoir que, aux côtés de la common law anglo-américaine classique, se développe graduellement, aujourd’hui, une variante de l’anglais juridique dont la terminologie exprime les concepts des droits continentaux européens. Depuis le début du XXIe siècle, cette variante est en train de se consolider dans les textes rédigés en anglais par des juristes français, allemands, italiens, etc..Footnote 87

6.2 La cohérence internationale des vocabulaires des langues du droit

Chaque juriste ou linguiste, travaillant dans un contexte international multilingue, traduit au moins dans sa tête. En même temps, les instruments de traduction (les vocabulaires, dictionnaires et banques de terminologie bi- et multilingues) sont nécessairement plus ou moins incomplets.

C’est pourquoi il est important qu’un juriste ou un linguiste possède une image d’ensemble de la provenance et des caractéristiques des éléments lexicaux des langues du droit, essentiels de son point de vue. Ces caractéristiques s’expliquent, dans une large mesure, par l’interaction historique des cultures du droit et de leurs langues, souvent sous forme de chaines de traduction de la terminologie juridique d’une langue à une autre.Footnote 88 Durant ces processus d’interaction séculaires, les significations des termes ont pu rester intactes ou bien évoluer dans des directions divergentes. Les connaissances de ce type aident les juristes et les linguistes à éviter les malentendus causés par le caractère trompeur des mots d’origine étrangère, notamment d’origine latine.

6.2.1 Latin juridique et expressions d’origine latine

Comme on le sait, c’est la langue latine qui, en raison des traditions romaine et canonique de la science du droit, a eu une influence particulièrement profonde, et d’une durée exceptionnelle, sur les langues juridiques européennes. En conséquence, il y a, dans ces langues, maintes expressions d’origine latine adaptées orthographiquement à la langue en question.Footnote 89 Cependant, la manifestation la plus frappante de l’influence du latin sur les langues modernes du droit est constituée par l’usage des citations latines telles quelles, sans aucune modification, dans les textes juridiques.

Les juristes universitaires, en particulier, emploient des expressions et maximes latines, sous forme inchangée, dans leurs publications. Dans de nombreux pays, malgré les critiques des spécialistes de la langue, il en est également ainsi pour les décisions judiciaires et pour les documents juridiques privés, parfois aussi pour les textes législatifs. Étant donné que le latin est la vieille «langue maternelle» de la culture européenne, cet état de choses est propre à faciliter la traduction juridique ainsi que la communication entre les juristes des divers pays. Néanmoins, l’usage du latin juridique à travers des frontières étatiques n’est pas sans problèmes. Les mêmes expressions ou maximes n’apparaissent pas dans toutes les cultures du droit, et il y a aussi des divergences quant à leurs significations et orthographe.Footnote 90 Dans les contextes internationaux, il est donc essentiel, pour un juriste ou linguiste, d’avoir une vue d’ensemble sur ces divergences qui peuvent entraver la communication entre les représentants de différentes cultures du droit, et même déformer gravement le message.

De manière analogue, les connaissances générales sur l’usage des expressions d’origine latine et leurs adaptations dans les textes juridiques des grands pays occidentaux sont importantes pour les juristes et les linguistes qui travaillent dans un contexte international. Cela s’explique par le fait que les transformations sémantiques de ces expressions ont été fréquentes dans les différentes cultures du droit, et souvent discordantes, ce qui est propre à provoquer des malentendus. Le mot latin jurisprudentia constitue un exemple illustratif. Ce mot apparaît, sous forme légèrement modifiée, dans les diverses zones linguistiques: jurisprudence (anglais et français), giurisprudenza (italien), jurisprudencia (espagnol), Jurisprudenz (allemand), etc. Le sens moderne n’est cependant pas le même: aujourd’hui, ce mot peut signifier, soit ‘science du droit’Footnote 91 (comme en allemand juridique), soit ‘ensemble des décisions de justice’ (comme en français juridique), ou bien apparaître – selon les contextes – dans l’un ou l’autre sens (comme en anglais, espagnol et italien juridiques).

6.2.2 La cohérence lexicale interne des grandes cultures du droit

Grâce à certaines études jurilinguistiques, il est possible de savoir dans quelle mesure les grandes et macro-régionales cultures du droit sont cohérentes quant à la terminologie juridique.

Nous avons déjà évoqué la naissance de l’anglais juridique continental. Cependant, il existe même entre les pays et régions anglophones des divergences traditionnelles importantes. Dans le cas des droits mixtes, comme en Écosse, ces divergences sont particulièrement aigues. Quant à la zone linguistique française, il en est ainsi pour le Canada surtout. Le fait que le Canada soit un pays de droit mixte, où la common law et le droit d’origine française se mêlent, pour des raisons historiques, a nettement influencé le français juridique du pays. Par exemple, le terme corporation est utilisé, dans les versions françaises de certaines lois du Canada, de la même manière qu’en anglais juridique.Footnote 92

Quant à l’allemand juridique, la littérature jurilinguistique récente complète, d’une manière essentielle, le panorama des divergences de la terminologie autrichienne et – surtout – suisse par rapport à celle de la République fédérale d’Allemagne. Le langage législatif allemand de la Suisse présente des différences importantes par rapport au langage législatif de l’Allemagne fédéral (et aussi à celui de l’Autriche).Footnote 93 Cela s’explique surtout par l’histoire originale du droit de la Suisse (l’autonomie, quasi-indépendance, séculaire des cantons) et par les conditions linguistiques particulières du pays (multilinguisme). En principe, le législateur suisse utilise l’allemand standard en usage en Allemagne mais avec un nombre de traits spécifiques. Même dans l’orthographe, on trouve des caractéristiques particulières mais, naturellement, les divergences sont plus essentielles au niveau de la terminologie. Il y a des cas où une institution originale du droit suisse est exprimée par un terme original, ou par un terme utilisé aussi en Allemagne ou en Autriche (dans un sens différent, ce qui peut causer des malentendus), mais aussi des cas où un concept qui apparaît partout dans la zone linguistique allemande est exprimé par une expression suisse particulière.Footnote 94

Les conditions linguistiques de l’Union européenne, et leur évolution durant ces derniers temps (notamment le renforcement de la dominance de l’anglais), constituent un élément très important des connaissances d’ordre général utiles pour les personnes travaillant dans le contexte européen.Footnote 95 Un aspect intéressant à ce sujet est la transformation des langues juridiques nationales dans l’usage communautaire. Une recherche récente révèle que les caractéristiques langagières des directives de l’UE se distinguent, en partie, de celles des lois qui mettent en œuvre ces directives dans les pays membres.Footnote 96 Les eurolectes nationaux diffèrent des langues législatives nationales. Il s’agit du vocabulaire, de la morphologie, de la syntaxe, etc.

6.2.3 L’usage des abréviations juridiques

Les abréviations juridiques constituent une partie spécifique mais importante de l’usage du langage juridique. À cet égard, il y a des différences importantes entre les diverses cultures du droit, ce qui signifie qu’il est très utile d’en avoir une vue d’ensemble.Footnote 97 Par exemple, il est typique de la culture anglo-saxonne du droit, la common law, que les auteurs joignent à leurs textes de longues listes d’abréviations relatives aux recueils de jurisprudence.

Les différences entre les cultures juridiques sont particulièrement visibles dans les abréviations concernant les textes législatifs. En Allemagne (et dans les autres pays germanophones), on trouve un nombre particulièrement élevé d’abréviations relatives aux lois, décrets etc., qui consistent en initiales des mots du titre du texte en question.Footnote 98 Dans la culture française, par contre, les abréviations de ce type sont assez rares (sauf dans le cas de certains grands codes). Dans les références, le titre d’une loi française (ou d’un décret) est normalement écrit in extenso la première fois et, plus bas dans le texte, cité d’après sa date de promulgation et son numéro. En Angleterre, le législateur inclut, dans le texte législatif lui-même, un titre abrégé (short title) qu’on utilise quand on fait référence à ce texte. Aux États-Unis, au niveau fédéral et dans de nombreux États fédérés, il y a des codes législatifs volumineux, aux dispositions desquels on renvoie en utilisant la numérotation de leurs structures. Cependant, il y a aussi nombre d’abréviations fondées sur les initiales des titres des textes législatifs.

7 Conclusion

Les exemples, brièvement cités ci-dessus, visent à élucider les fonctions et l’importance de la jurilinguistique. Outre ses fonctions à caractère pratique, cette discipline est utile, non seulement pour promouvoir la recherche de la linguistique générale et du droit comparé, mais aussi, et surtout, pour développer les connaissances d’ordre général des professionnels du droit et de la linguistique.

Même si on élabore sans cesse de nouveaux instruments (dictionnaires, lexiques, banques de terminologie) pour comprendre et traduire les textes juridiques étrangers, et qu’on améliore ceux qui existent déjà, l’usage correct des informations contenues dans ces instruments présuppose un contrôle humain. En dernier lieu, l’efficacité de ce contrôle repose sur la culture générale des personnes concernées et sur leurs connaissances professionnelles d’ordre général. C’est pourquoi les personnes (juristes, traducteurs de formation linguistique etc.) qui se servent de ces instruments, ont besoin de connaissances suffisantes sur l’histoire, les caractéristiques et l’usage international des langues juridiques qui les concernent. Elles doivent connaître, en gros, les ressemblances et divergences mutuelles de ces langues, notamment du point de vue du vocabulaire juridique mais aussi à d’autres égards.

C’est pour cela qu’il est important d’encourager les jeunes chercheurs à se livrer aux études nouvelles sur les diverses langues juridiques. Les résultats de ces études s’enrichissent graduellement, et les savoirs ainsi acquis se cristallisent plus tard dans des traités et manuels qui incluent des présentations d’ensemble plus complètes qu’auparavant sur les langues du droit et leur interaction. Grâce à ces traités et manuels, on pourra faciliter fondamentalement l’enseignement futur de la jurilinguistique comparée aussi bien dans les facultés de droit que dans les facultés de lettres ou de traduction et d’interprétation.