1 Prolégomènes

1.1 Le droit appréhendé comme phénomène social politique

1.1.1 L’objet «droit»

Rechercher les limites du droit peut s’entendre dans deux sens: premièrement, quelles sont les limites dessinant un champ normatif qui serait urbi et orbi spécifiquement celui du droit, ou bien, secondement, quelles sont les limites des possibilités de régulation sociale par le droit—car il existe d’autres modes de régulation que le juridique. Les questions que ces deux sens posent ne sont qu’apparemment indépendantes; car ce que le droit peut faire, ou plutôt ne peut pas faire (donc dans le second sens) dessine aussi le territoire de ce qui peut être conçu comme spécifiquement juridique (dans le premier sens).

Le premier sens implique d’abord que soit clarifiée la question de l’objet appelé «droit»: qu’entend-on par ce terme, quel est le concept qu’on en a? On peut le concevoir comme un ensemble de normes organisées pour être cohérentes les unes avec les autres. C’est la définition la plus courante depuis plus d’un siècle, représentée par les auteurs «classiques» comme par des doctrines contemporaines.Footnote 1

On sait cependant que le concept même de norme juridique est dans notre culture très loin d’être théoriquement clair dans son essence, alors même que nous le pratiquons couramment. L’image la plus courante qu’on s’en fait est celle d’une règle générale et abstraite, servant à diriger des comportements, dont elle dicte le devoir-être; mais d’éminents auteurs considèrent—à raison, sans doute—qu’il y a aussi des normes individuelles. Quoi qu’il en soit sur ce point, on trouve un consensus assez large pour la définir par son impérativité—elle interdit ou commande; mais ce consensus a de la peine à assimiler des phénomènes plus ou moins modernes, comme les normes-programmes, les normes simplement directrices, les pratiques incitatives, de manière plus générale le soft law dans le sens le plus global de l’expression.Footnote 2 En outre, il existe des normes habilitantes, très importantes pour le commerce juridique; les exemples les plus topiques sont ceux qui définissent la qualité de sujet de droit, la capacité civile, la capacité matrimoniale.Footnote 3 Enfin, il faut distinguer l’impérativité des normes juridiques de celle d’autres ordres normatifs—ce qui n’est pas clair non plus, puisque c’est le sujet même de cette table ronde. Et il faudrait aussi être d’accord sur la question du fonctionnement de la «cohérence» de l’ordre juridique, dans les deux dimensions de la synchronie et de la diachronie et sur celle des critères applicables—formels ou matériel—pour en juger.

Mais surtout, ce qui est souvent occulté dans le concept de norme est l’analyse de la mise en œuvre, c’est-à-dire de l’organisation de l’impérativité à l’intérieur de l’ensemble des pouvoirs qui ont la charge de dire le droit—ensemble de pouvoirs qui sont aménagés selon des structures politiques spécifiques pour constituer le phénomène que nous appelons juridique dans notre culture politique; il s’agit ici évidemment du pouvoir créateur du législateur et du juge, mais aussi de la fonction de synthèse et de critique de la doctrine et de la pratique des sujets de droit.Footnote 4 Réintroduire dans la théorie du droit cette perspective revient à modifier profondément la définition de l’objet «droit»; il convient d’y insister.

Cette culture politique, dans son histoire, a abouti à un modèle qu’on peut appeler occidental. Pour le résumer, on peut se contenter ici, pour l’instant, de dire qu’il a visé à établir un système juridique structuré selon une organisation d’un ensemble de normes, de contenu formel et matériel, inscrites dans des textes, mettant en œuvre, entre les acteurs de ces normes, une logique du discours rationnel avant toute prise de décision étatique; cette logique s’appuie sur la garantie de libre communication des idées (y a-t-il complétement réussi, et cette organisation fonctionne-t-elle réellement, ce sont d’autres questions, sur lesquelles on reviendra brièvement en conclusion). Il faut donc le concevoir comme unsystème complexe spécifique, composé d’acteurs et de textes (essentiellement normatifs, mais pas seulement): on a pour objet alors ce qu’on peut appeler, vu de l’extérieur, c’est-à-dire d’un point de vue qui ne se pose pas les questions de validité des normes qui le composent, le phénomène juridique. Ce point de vue ne peut pas être dit purement externe, selon la terminologie de Hart,Footnote 5 car il ne consiste pas dans l’analyse des effets sociaux de la construction du système et de l’application des normes qui le composent, ni non plus dans celle de leur contenu (ce qui est l’objet de la sociologie juridique au sens étroit). Mais, s’agissant d’analyser les structures de son fonctionnement interne sans se poser la question de la validité des normes, ce point de vue peut encore moins être qualifié d’interne.Footnote 6 Ce qui va importer ici est de mettre en évidence la logique interne du droit, à savoir les structures formelles du système dans lesquelles les décisions normatives sont prises; et il s’agit non seulement des formes que, en vertu des règles qui sont propres à leur système, leur mise en œuvre a à prendre pour qu’elle soit normative, mais aussi de celles qu’ont à emprunter les modes de leur communication, ici aussi, en vertu de ces mêmes règles. Il s’agit donc, en d’autres mots, d’expliciter les règles internes du système juridique en vertu desquelles ce système opère et communique ses jugements de validité: expliciter le fonctionnement interne en se plaçant à l’extérieur du système.Footnote 7

Cette seconde approche est celle qui sera suivie ici. On ne peut définir un objet «droit» et ses limites en se contentant de le définir seulement avec un équipement conceptuel qui lui serait propre et qui épuiserait la connaissance qu’on peut en avoir—autrement dit avec un concept de norme contenant toujours déjà ce qu’on a à en dire concrètement à partir d’elle. Il faut bien plutôt analyser comment cet objet «droit» fonctionne dans la réalité des structures de sapratique propre et, en particulier, comment ces structures organisent les relations qu’il entretient avec son environnement—le droit comme travail de production de normes à destination de la société à partir des messages que celle-ci lui a envoyés: une pratique de production du droit.Footnote 8 Cela implique les relations entre les acteurs du système—législateurs, juges, doctrine, sujets de droit—et l'unique médium par lequel ils ont accès aux normes—à savoir la langue et les textes.Footnote 9 Et, pour une telle analyse, l'équipement conceptuel requis est celui des sciences sociales, et non celui du droit: les concepts juridiques seront l'objet de l'analyse, et non ses moyens.

On pourra mettre en évidence, en suivant ce cheminement, que, dans cette production, l’organisation institutionnelle et la logique normative induite par les textes marquent les limites de l’action proprement juridique et, par-là, une nécessaire ouverture à des savoirs, des codes, des normes, des expériences d’origine externe que les modalités de fermeture transmutent cependant en règles juridiques: les deux sens évoqués en introduction se rejoindront à ce moment.

1.1.2 Le droit comme phénomène socio-politique

Dans l'approche proposée ici, une première observation, pour répondre à l’une des questions soulevées par le texte introductif de cette table ronde. Le droit que nous connaissons le mieux (car nous en sommes aussi des acteurs) est le droit européen (ou occidental), comme l’appelle ce texte. Or le système de ce droit s’est constitué, tel qu’il est aujourd’hui, par unesuccession d’événements politiques dont les premiers remontent à plus de deux millénaires et qui ont constitué phase après phase ses structures. A l’époque romaine, l’édiction des XII Tables, la publication de la jurisprudence des pontifes, le premier cours public de droit,Footnote 10 au moyen âge la constitution de bureaucraties de légistes, sous l’ancien régime la formation définitive d’Etats-nations, à l’époque moderne, pendant et après des révolutions successives, le constitutionnalisme, la séparation des pouvoirs, le légalisme, la publicité des motivations des jugements ont les uns après les autres, événements ou phases successives, forgé notre système juridique. Celui-ci est donc le produit de l’imaginaire social-historiqueFootnote 11 propre à chaque société, reprenant, renouvelant, modifiant à chaque moment de son histoire les acquis des moments précédents: une construction politique, au sens le plus propre du terme. Car c’est bien la politique qui détermine la structuration qu’une société donne aux systèmes de régulation des conflits sociaux et interpersonnels qu’elle institue.

1.2 Une essence du droit?

Cette observation déjà fait obstacle à ce que l’on puisse concevoir une essence du droit valable universellement et qui permettrait d’en définir les limites en soi, en quelque sortea priori.Footnote 12 On aboutirait seulement à des généralités sans contenu: la plus topique est celle selon laquelle le droit est un ensemble normatif réglant des conflits sociaux ou interpersonnels—définition beaucoup trop large, dans le sens d’un panjuridisme dont on ne peut voir comment fonctionne ce qui le compose, ni socialement, ni juridiquementFootnote 13; en particulier, on ne peut pas, avec cette seule définition, voir ni ce qu’est une norme ni surtout comment elle est mise en œuvre. Or les modalités de la mise en œuvre de la normativité juridique du droit occidental sont à ce point caractéristiques qu’on ne peut sans autre l’englober dans un concept de droit incluant d’autres modes de régulation sociale.

Dans cette perspective, on ne peut dès lors concevoir un concept de droit que dans la perspective d’une théorie qui l’intègredans l’histoire et la culture d’une société; et, cette théorie établie, on est alors seulement en mesure d’établir des familles de systèmes juridiques dans l’analogie, voire l’identité de leurs théories respectives et de leur métatexte,Footnote 14 c’est-à-dire de l’ensemble des concepts qui, surplombant les textes eux-mêmes, permettent aux juristes de comprendre ce qu’ils écrivent et lisent comme étant leur droit.

Cela justifie que l’on aborde ici les rapports entre droit et politique—ce terme utilisé dans un sens que nous dirons hérité d’Aristote tel que repris par Cornélius CastoriadisFootnote 15: il ne s’agit pas ici du contenu des normes du droit positif tel que les instances politiques (le législateur) les ont adoptées, mais de la politique telle que l’impliquent le système juridique lui-même et son organisation en tant que sous-système dans le système social considéré comme un tout.

1.3 Une approche systémique

Que faut-il entendre ici par système? On l’entendra dans le sens que lui donne aujourd’hui la biologie dans sa dimension écologique et qu’Edgar Morin a généraliséFootnote 16: une unité autoréférentielle, dont l’identité est formée par l’organisation différenciée d’un ensemble de parties, et qui assure son existence en puisant dans son environnement les ressources qui lui sont nécessaires et en lui restituant d’autres ressources. Ces relations avec l’environnement implique en même temps la clôture du système, de telle manière qu’il définisse lui-même son identité, et son ouverture, de manière à rendre possibles les échanges avec l’environnement.

Deux autres corollaires de l’organisation systémique doivent être mentionnés. Premièrement, le système est plus que l’addition de ses parties, qui gagnent des qualités qu'elles n’ont pas prises isolément—par exemple, un individu ne peut prendre de décisions normatives que dans la mesure où il est intégré dans le système comme figure juridique—juge, législateur. Secondement, et en même temps, le système est moins que la juxtaposition de ses parties prises isolément, dans la mesure où celles-ci perdent, en devenant figures juridiques, des qualités qu’elles auraient prises chacune pour elle-même—ainsi, dans leur appartenance au système, certaines des qualités propres à leur individualité doivent, dans la mesure du possible, être négligées.

Ces perspectives épistémologiques peuvent être employées pour analyser le système que forme le phénomène juridique et ses limites.

2 Le droit comme système

2.1 L’autoréférentialité

L’autoréférentialité du système juridique est un thème suffisamment connu, et largement admis, pour ne pas s’y arrêter longuementFootnote 17: le système définit lui-même ce qui lui appartient, au moyen de ce que Hart a appelé les règles de reconnaissance.Footnote 18 Seules les normes (générales) adoptées par le législateur et les normes (particulières) arrêtées par le juge sont juridiquesFootnote 19—législateur et juge étant évidemment des institutions juridiques, plus précisément des figures juridiques.Footnote 20 Cette centralisation de la normativité juridique assure en même temps l’autonomie et l’identité du système—ce n’est qu’à l’intérieur du système lui-même que ce qui est décidé par le système peut être contesté en tant que norme lui appartenant, autrement dit le système se produit et se reproduit constamment lui-même; on parle alors d’autopoïèse. Cette identification à laquelle le système procède et par laquelle il reconnaît une assertion normative comme lui appartenant constitue une validation. Une telle autocentralisation de la validation est fondamentalement une structure politique en tant que produit historique d’une société déterminée.

On pourrait certes faire un pas de plus en se demandant ce quiautorise le système juridique à être un système normatif autoréférentiel. C’est là une question de philosophie du droit, et même de philosophie éthique, et on connaît la diversité des réponses qui y ont été apportées.Footnote 21 La recherche d’un fondement a été constante. Il serait nécessaire d’approfondir ce que le simple fait de poser la question occulte, dans une perspective anthropologique: en effet, la recherche d’un fondement paraît à tel point relever d’une quasi-obsession qu’il devrait paraître opportun de rechercher ce qu’elle cache.

Peut-être est-ce le désir du pouvoir de s’appuyer sur la légitimité d’une instance supérieure à lui-même, propre à le justifier dans son existence et dans son exercice, et/ou la fuite de la société devant la responsabilité de se donner elle-même à elle-même ses règles d’organisation. Finalement, la politique n’est pourtant pas autre chose que cette autoréférentialité dernière, si on veut bien considérer qu’elle consiste à créer le concept du devoir-être et de la norme, cela grâce à cette force imaginante social-historique, comme on l’a dit plus haut, qui arrive à produire ce que le baron de Münchhausen tentait de faire—se tirer de sables mouvants en se tirant par la chevelure—, c’est-à-dire accomplir ce que les forces de la nature telles que les sciences dites exactes les a conçues ne peuvent produire: une causalité circulaire, qui rétroagit sur ce qui la produit pour se reproduire.Footnote 22

2.2 Clôture et ouverture

L’autoréférentialité implique la clôture du système. A tout moment, le système doit distinguer ce qui relève de lui de ce qui n’en relève pas. Cela n’est possible que parce que, exhaustivement, toutes les normes se prétendant juridiques peuvent être connues comme telles, et que, corrélativement, aucune norme non reconnue comme juridique ne peut servir de référence à une application se prétendant juridique. Il y a donc à tout moment un ensemble fini de textes juridiquement normatifs, en quelque sorte un stock des textes juridiques en vigueur, qui seuls peuvent servir de référence à la mise en œuvre du système.

D’un autre côté, pour rester en phase avec la société dont il est un sous-système et accomplir sa fonction de régulation des conflits dans une dimension évolutive, le droit doit pouvoir accueillir des informations qui lui proviennent de son environnement social: c’est le moment de l’importation, et c’est de cette ouverture que dépend l’acceptabilité sociale de ce qui se décide à l’intérieur du système et qu’il exporte à destination de l’environnement social. Car il lui renvoie aussi des informations, sous la forme de textes de normes, qui vont servir de modèles de comportements aux individus qui sont ses sujets (de droit).Footnote 23

C’est dans le moment de l’ouverture du droit aux apports extérieurs que se pose la question des limites du droit. C’est donc le moment aussi où se pose la question des modalités d’ouverture: pourquoi et comment, par quelles voies le droit accueille-t-il et transforme-t-il les informations extérieures?

3 L’ouverture du système juridique

3.1 Les limites à l’action normative

On entend ici le terme de «limites» dans le second sens évoqué tout au début: à savoir ce que le droit est hors d’état d’accomplir dans sa fonction de régulation par le moyen de normes générales et abstraites. En effet, ses structures d’organisation et de fonctionnement ne lui permettent pas en toutes circonstances et situations de dire ce qui est de droit en ayant recours seulement aux ressources qui lui sont propres. Il lui faut alors puiser dans son environnement les ressources et informations qui lui sont nécessaires pour statuer. Cela est dû, d’une part, à l’évolution des tâches étatiques—une cause factuelle—et, de l’autre, à la nature des rapports qu’entretiennent les textes légaux avec la réalité, c’est-à-dire, en termes de sémiologie, avec leurs référents—une cause épistémologique—par référents, rappelons-le, on entend les «choses» de la réalité que les signes servent à nommer.

3.2 La technicité des domaines d’intervention étatique

Sur le premier point, il est suffisamment connu que les tâches étatiques, c’est-à-dire les responsabilités de l’Etat, ont augmenté de manière spectaculaire, ce à quoi même les tendances actuelles à la privatisation n’ont pu faire obstacle. Or la mise en œuvre d’une grande partie de ces tâches exige un savoir technique hautement spécialisé, savoir qui, de plus, évolue rapidement. Ni l’administration ni le législateur ne disposent des connaissances ni de l’expertise nécessaires, lesquelles sont, par ailleurs, justement disponibles dans le secteur privé. Que l’on pense par exemple aux connaissances de physique, de chimie et de biologie que la protection de l’environnement ou celle des consommateurs impliquent, ou, dans un tout autre secteur, à l’expertise que présuppose la réglementation des marchés financiers, ou encore, dans un domaine plus classique, à celle qui est requise en matière de sécurité des constructions. Que l’on pense aussi aux problématiques éthiques qui sont provoquées par les découvertes scientifiques et les innovations technologiques.

Le droit se heurte dans de telles circonstances à une limite factuelle. Si le législateur ou l’administration voulaient eux-mêmes transcrire en normes juridiques l’expertise technique requise pour la régulation étatique, ils se heurteraient à l’évolution rapide de ces savoirs en dehors de leurs sphères de connaissance, sans que la réglementation directe par l’Etat n’ajoute une quelconque plus-value, du moins sous l’angle de la technicité. D’où le recours à des normes privées. On verra plus bas quels risques présentent un tel recours.

On connaît les modes employés par la législation pour intégrer ces normes privées, émises par des associations professionnelles ou des institutions de normalisation, nationales ou internationales. Le législateur peut déléguer explicitement une compétence normative au secteur privé, ou renvoyer à des normes privées, ce qui rend celles-ci juridiquement applicables, ou enfin reprendre dans sa propre réglementation des normes privées. (A l’extrême, une technique plus simple consiste dans le transfert au secteur privé de la responsabilité normative par le moyen de l’autorégulation, avec l’exigence d’un contrôle, voire d’une approbation par l’Etat des normes qui restent privées.)

Délégation, renvoi ou reprise fontentrer dans l’ordre juridique des normes adoptées en dehors des procédures normatives étatiques requises pour l’adoption de normes juridiques: ces techniques rendent ces normes d’origine externe juridiquement normatives, par transmutation—car c’est bien une sorte d’alchimie qui est ici à l’œuvre. Bien qu’elles nécessitent une base légale qui légitime formellement une telle intégration, elles posent néanmoins matériellement problème, dans la mesure où elles vont avoir pour conséquence que de telles normes peuvent être modifiées par leur auteur de manière autonome—en tout cas lorsque le renvoi est dynamique,Footnote 24 c’est-à-dire lorsque la norme privée est appliquée par l’administration non pas dans l’état où elle était à la date du renvoi par le législateur mais dans celui où elle est au moment de son application: le contenu juridiquement normatif évolue alors de manière autonome. A cet égard se pose la question de la représentativité de leurs auteurs—c’est-à-dire de leur légitimité à produire du droit. De toute manière, l’administration n’est pas toujours à même de procéder sous cet angle à un contrôle et, le serait-elle, elle n’aurait pas nécessairement les ressources techniques et juridiques pour obtenir une modification—le législateur encore moins.Footnote 25 De plus, les choix techniques, quelque fondés scientifiquement qu’ils soient, ne sont pas, de par la seule magie de leur technicité, dans leur fondement, neutres, ni politiquement ni éthiquement.

3.3 La densité normative

3.3.1 Les notions juridiques indéterminées

Un autre élément de nécessaires ouvertures de l’ordre juridique à des apports d’origine externe est plus fondamental, car de nature épistémologique: il s’agit des relations entre le contenu normatif et les réalités que celui-ci vise, ou, en d’autres mots, des conditions logiques de l’application du droit. On vise ici la relation sémiotique entre les signes utilisés par la norme et leurs référents. En effet, l’application du droit n’est de loin pas toujours possible par la seule et unique référence aux notions contenues dans le texte de la norme à appliquer concrètement, c’est-à-dire par le seul jeu autonome des signes juridiques. L’approche herméneutique de la problématique de l’interprétation l’a montré.Footnote 26 Plus techniquement, les modalités d’application du droit dépendent de ce qu’on appelle densité normative.Footnote 27 Ce concept désigne la mesure dans laquelle la substance des notions normatives permet ou non une application par simple déduction, sans qu’aucune opération d’évaluation des circonstances individuelles concrètes ne soit nécessaire pour déterminer le sens que la norme va prendre dans le cas d’espèce.Footnote 28

On distingue donc la phase de l’interprétation d’une norme, qui vise à clarifier son sens au même niveau d’abstraction que le texte lui-même et qui obéit à une logique de dictionnaire («on entend par causalité adéquate […]»), et celle de l’application, qui vise le sens à donner concrètement, dans un cas d’espèce («dans l’accident survenu dans ce cas, on peut considérer qu’il y a causalité adéquate entre […] et le préjudice subi par le lésé»), l’ensemble des cas d’application formant l’encyclopédie de la norme. Plus la densité normative du texte tel qu’interprété est faible, plus son application requiert du juge une évaluation concrète, produisant une norme particulière.

Sont dites notions juridiques indéterminées celles qui ont une faible densité normative; ce qu’il y a de propre aux situations individuelles qu’elles régissent est codéterminant à leur application. Elles sont beaucoup plus nombreuses qu’on ne le croit généralement. Les notions déterminées sont, au contraire, celles qui peuvent directement être appliquées, quelles que soient les circonstances concrètes; par rapport à la réalité, elles sont à elles seules déterminantes. Elles se réfèrent à des situations qu’il est possible de qualifier par une dichotomie abstraite univoque—par exemple des normes chiffrées, ou celles qui se réfèrent à des données d’état-civil—une personne est mariée ou non, le taux d’alcoolémie d’un conducteur dépasse ou non la limite maximale. Les notions déterminées permettent la simple répétition de ce qui a déjà été écrit et qui se retrouve donc identiquement dans absolument toutes les circonstances: il suffit de mettre dans le dispositif un nom propre à la place du nom générique qui est le sujet de la norme générale.Footnote 29

Ce n’est pas par hasard que l’utilité juridique pratique du concept de notion juridique indéterminée est apparue en droit administratif, et plus particulièrement en droit administratif allemand.Footnote 30 En effet, en droit privé et en droit pénal, c’est un juge qui, de la première instance à la dernière, applique le droit, avec plein pouvoir d’examen. Il en va autrement en droit administratif: la décision est d’abord prise par une autorité administrative avant de pouvoir être portée devant le juge. Or celui-ci n’est pas dans la même position que celle-là quant à la responsabilité de la mise en œuvre de la loi: il n’a pas à être efficace et, s’il est garant de la juste application du droit, il ne l’est pas de son succès. C’est pourquoi, lorsque le juge administratif est moins bien placé que l’administration pour connaître la matière de l’affaire qu’il a à juger, il restreint son pouvoir d’examen, en fonction de la plus ou moins forte densité normative de la norme. Dès lors que celle-ci implique l’évaluation précise de circonstances singulières ou de situations locales, ou une planification qui s’étend à un ensemble cohérent de mesures, la responsabilité première d’une correcte application—c’est-à-dire qui tienne compte de ces facteurs de décision—pèse sur l’administration. En présence de telles situations, le juge administratif respecte dans l’évaluation des idiosyncrasies la latitude de jugement de l’autorité dont la décision est attaquée.

Mais si s’explique ainsi que le concept de notions indéterminées a été utilisé avant tout en droit administratif, il existe pratiquement tout autant en droit privé ou en droit pénal; simplement, et contrairement au droit administratif, il n’était pas nécessaire du point de vue de l’organisation de leur mise en œuvre: les juges de première et de seconde instance sont les deux placés devant une responsabilité identique. Que l’on songe par exemple aux conditions de la capacité de discernement, aux notions de faute ou de causalité adéquate dans la responsabilité, ou encore aux justes motifs dans le droit des contrats; on s’aperçoit même ainsi que les notions indéterminées se rencontrent dans les normes les plus importantes. Les garanties des droits fondamentaux n’y échappent pas non plus—que l’on songe à la liberté personnelle.

Il faut bien voir en outre que les critères de l’évaluation des circonstances codéterminantes ne découlent pas immédiatement des situations concrètes à évaluer elles-mêmes: elles ne permettent pas de faire découler la qualification juridique immédiatement des caractéristiques de la situation visée. En outre, même s’ils sont au moins indiqués dans le programme de la norme à appliquer, leur pondération est nécessaire dès lors qu’ils sont souvent plusieurs, et divergents, à devoir être pris en considération. La pondération est ainsi tributaire de valeurs que le juge enregistre et dont, le cas échéant, il apprécie l’importance respective—même si cela ne ressort pas explicitement de la motivation de son jugement. Ces valeurs surdéterminent l’application de la norme. Un cas manifeste où de telles valeurs entrent en jeu est celui des balances des intérêts, impliquée dans l’application de beaucoup de notions indéterminées.Footnote 31 Mais il y en a d’autres aussi parlants: ainsi, dans l’application de la notion de «causalité adéquate»,Footnote 32 définie abstraitement comme réalisée lorsque, « d’après le cours ordinaire des choses et l’expérience générale de la vie, le fait considéré́ était propre à̀ entraîner un effet du genre de celui qui s’est produit».

Il faudrait enfin évoquer la fonction des principes généraux du droit—ainsi celui de la bonne foi: leur seul contenu normatif est la valeur qu’ils commandent au juge de concrétiser en fonction du cas d’espèce porté devant lui, même au prix de la non-application de normes du droit positif qui aboutirait à la violation de cette valeur.

3.3.2 La portée épistémologique du concept de notions indéterminées

Ces valeurs ne sont pas seulement celles de la communauté des interprètes, mais celles de la société en général. Il ne faut pas oublier, en effet, que le juge doit établir, pour que son jugement soit reçu comme légitime, que celui-ci satisfait à une exigence de rationalitéFootnote 33; il doit motiver le bien-fondé de la norme particulièreFootnote 34 qu’il applique à la solution du conflit porté devant lui. On n’oubliera d’ailleurs pas que cette motivation doit être publique; la publicité de la jurisprudence, comme celle des débats parlementaires, qui ne s’est généralement imposée que dès le début du XIXe siècle, est une garantie de l’exigence.

Cette argumentation doit obéir à une double programmation: d’une part, celle que dicte le programme de la norme à appliquer et, de l’autre, dans le cadre de ce programme, celle qui a pour but de convaincre l’auditoire formé par la société à qui le juge délivre son message—auditoire universel, selon Perelman, ou archilecteur, dans les termes de Michaël Riffaterre—un auditoire fictif, celui d’une communauté de lecteurs potentiels représentant la société telle que le juge l’imagine comme destinataire de ses messages.Footnote 35

Du point de vue de l’épistémologie juridique, ce que le concept de densité normative permet de mettre en lumière, c’est que l’équipement conceptuel proprement et exclusivement juridique, c’est-à-dire les argumentations qui découlent uniquement de l’ordre juridique et de ses textes, peut être insuffisant à fonder une solution à l’affaire à juger. A faible densité normative, la norme ne donne qu’un cadre, une orientation, un programme, elle laisse un vide normatif, qui laisse au juge le choix entre plusieurs solutions potentiellement juridiquement justifiables. Ce vide ne peut être comblé, pour évaluer juridiquement les circonstances concrètes codéterminantes à l’application, que par le recours à des savoirs externes de toute nature, que le juge va puiser dans son environnement social: valeurs éthiques, mœurs, expériences, pratiques, déontologies, règles de l’art, telles qu’il peut les constater en dehors de la sphère juridique, et qui sont suffisamment répandues dans la société pour qu’il puisse se convaincre lui-même que la décision qu’il va rendre est socialement acceptable.

En intégrant cesavoir externe dans le fondement de sa décision, le juge le transforme en norme juridique—ici aussi, cette importation opère une transmutation.Footnote 36 Certes, une telle norme ne jouit pas de la même impérativité qu’une norme légale: cette dernière est générale, alors que la norme posée par le juge est particulière. Sa portée est relative, restreinte à l’affaire jugée, mais elle peut prendre force de jurisprudence. Elle prend place comme un cas nouveau dans l’encyclopédie de la norme générale—le terme d’encyclopédie est ici repris d’Umberto EcoFootnote 37—, en ajoutant à l’ensemble que forme cette encyclopédie l’innovation découverte dans la nouveauté du cas et qu’elle ne contenait pas déjà. L’argumentation juridique—la production normative du juge—utilise, autrement dit, «répétition et innovation»Footnote 38: elle répète les programmes normatifs en leur ouvrant par de nouvelles normes de nouveaux champs de mise en œuvre. La norme générale n’est pas comparable à un tonneau qui resterait inchangé quoi qu’on y verse; la métaphore qui conviendrait le mieux—même si elle est manifestement trop grandiose—est celle d’un univers en constante expansion, celui des cas possibles de cette norme—possibles signifiant l’incertitude essentielle sur ce que réserveraient comme surprise des faits futurs.Footnote 39

Dans cette perspective, la norme dite générale est considérée non seulement dans sa définition (son «interprétation») mais en même temps dans son encyclopédie (sa mise en œuvre, son «application»). Et les phénomènes d’«inversion normative» ou de «boucle étrange»,Footnote 40 c’est-à-dire où ce qui se décide à un niveau inférieur rétroagit sur le niveau supérieur, ne sont à proprement parler ni une inversion, ni une étrangeté, mais appartiennent pleinement à la logique juridique.

On notera surtout à cet égard que la fonction judiciaire a dans cette mesure un aspect politique,micropolitique dirons-nous par opposition à la macropolitique parlementaire et gouvernementale; la preuve la plus manifeste de ce caractère politique est apportée par le fait que, si le législateur n’est pas heureux d’une nouvelle jurisprudence, la seule solution qu’il a à sa disposition est de modifier sa loi.Footnote 41 La jurisprudence est alors créatrice; elle construit son argumentation en utilisant d’une part ce qui lui est donné (pré-scrit) par les textes et leur programme et de l’autre ce qu’elle imagine à partir de la connaissance qu’elle a de son environnement contextuel. Et ce qu’elle construit peut être considéré à l’analogue d’un récitFootnote 42; la logique à l’œuvre est celle de l’abduction,Footnote 43 qui consiste à relier des éléments disparates de manière à en faire un tout dont la rationalité est la plus vraisemblable possible, et non celle d'une nécessité qui serait telle que ce qui est décidé n'aurait pas pu être décidé autrement.Footnote 44

L’ordre juridique ne saurait ainsi être conçu comme un système complet: ce serait le règne du passé, statufié dans la fiction du législateur—une (pseudo-)rationalité mythologique, comme l’ont dit Jacques Lenoble et François Ost.Footnote 45 Bien au contraire, même si c’est à l’intérieur du cadre que dessinent les textes normatifs, il doit pouvoir être ouvert sur le présent et l’avenir, sur le concret et l’imprévu. L’incomplétude est une qualité qui lui est essentielle.

Il n’est pas possible non plus de qualifier le système juridique comme cohérent. Ou plutôt, l’ordre juridique est à tout moment en déséquilibre, à la recherche d’une cohérence qui est à établir. Complétude et cohérence sont donc des visées, et non des caractéristiques qui relèveraient de l’essence du droit: ce ne sont pas des qualités qui seraient des donnés.Footnote 46

On peut faire donc se rejoindre ici l’épistémologie juridique et la constatation qu’a faite Bruno Latour du sentiment le plus naturel chez le juriste: l’hésitation.Footnote 47

4 Intérieur et extérieur du droit

4.1 Les transmutations comme travail de production normative

Ces transmutations font donc entrer dans l’ordre juridique des normes nouvelles du point de vue de leur juridicité, qui ne sont cependant pas des innovations sociales: leur contenu était déjà connu, mais à l’extérieur de l’ordre juridique, certes non pas nécessairement comme normes sociales, relevant de l’éthique, mais aussi comme savoirs, usages, expériences, etc. De telles intégrations nécessitent pour le juge une double opération. D’une part, l’argumentation qui va fonder sa décision doit établir que cette information sociale est suffisamment répandue dans la société pour qu’elle puisse contribuer à l’acceptabilité de sa décision. Mais, d’un autre côté, elle doit pouvoir démontrer qu’elle se trouve bien en accord avec le programme dessiné par la notion générale indéterminée. Cette double opération assure la légitimité juridique et sociale de la norme particulière que, par son jugement, le juge va renvoyer à l’extérieur—à la société—comme information normative. On comprend qu’elle soit particulièrement délicate lorsque la société est profondément divisée sur les valeurs en jeu, rendant un consensus impossible—ce sont les «hard cases»: le tribunal est alors quasiment obligé de trancher par ce qu’on pourrait appeler un coup d’Etat judiciaire.

Si donc, pour résumer, d'un côté le système juridique est ouvert à des apports d’information d’origine extérieure pour assurer son travail spécifique, il s’ouvre aussi bien, de l'autre côté, pour apporter à son environnement le résultat de sa production normative, dont il doit assurer l’acceptabilité. On retrouve ici l’idée même de système, ou plutôt de sous-système à l’intérieur d’un système qui, l’englobant, constitue son environnement: son fonctionnement implique importation, pour le nourrir lui-même, et exportation, pour nourrir le système global. L'importation lui sert à produire ce qu'il a à exporter.

4.2 Perméabilité et porosité du droit

La juridicité d’une norme est établie en fonction de l’autoréférentialité du système juridique. Sont ainsi assurées les limites—les frontières—du droit dans son environnement—on devrait dire: son identité par rapport à d’autres normativités. L’autoréférentialité est mise en œuvre par ces figures de l’ordre juridiqueFootnote 48 que sont le législateur et le juge, lesquels, chacun dans ses compétences propres, adoptent l’un les normes générales et l’autre les normes particulières, qui composent dans leur ensemble l’ordre juridique. Ils reprennent aussi en même temps, chacun dans ses compétences propres, les valeurs éthiques, les expériences, les déontologies, les usages, les savoirs, tels qu’ils sont répandus dans la société, en leur conférant par cette reprise la qualité de normes juridiques. En effet, ces figures font coïncider la fonction juridique et l’homme social qui l’occupe, sont donc en même temps à l'intérieur et à l'extérieur du système juridique et forment par là le chemin de son ouverture—il faudrait ajouter que cela vaut aussi pour le sujet de droit.Footnote 49

Il y a donc bien une limite entre le droit et d’autres univers sociaux normatifs: cette limite est fixée par le droit lui-même dans son autoréférentialité. Mais cette limite est—pour utiliser une métaphore—poreuse, et—pour en utiliser une autre—perméable. En permettant d’intégrer les normes sociales dans l’ordre juridique, mais évidemment à la condition que cela reste dans le cadre des programmes déjà dessiné par le droit en vigueur, ces ouvertures permettent d’articuler système juridique et normes sociales.Footnote 50

Les deux métaphores permettent de distinguer. Les limites sont perméables en fonction de la densité normative des textes: plus elle est faible, plus leur interprétation et leur application doivent faire recours à des savoirs, des expériences, des usages externes. Cette perméabilité découle nécessairement de la dimension langagière du droit et de l’indétermination des signes pour désigner concrètement leurs référents (cause épistémologique) et de son incapacité à réguler lui-même normativement les champs dans lesquels le politique estime qu'il est nécessaire que le droit intervienne (cause factuelle). Elle est donc interne au système juridique.

Elles sont poreuses parce que chaque fonction juridique est occupée par un être humain: dans la production des textes juridiques, qu’ils soient normatifs ou non, leur auteur agit dans la compétence que lui assure sa fonction mais en même temps aussi comme l’être humain qu’il reste, plus ou moins consciemment dirigé dans ses choix par sa personnalité, son idéologie, ses réflexes comportementaux—et cela avec toute la liberté que lui laissent les textes auxquels il a à se référer. Cette porosité est une donnée de fait, qu’aucun coup de baguette magique, quelque juridique qu’elle soit, ne peut effacer.

5 Conclusions

5.1 Sur l’universalisation du modèle occidental

Le modèle présenté ici décrit l’organisation des systèmes juridiques occidentaux. Ces systèmes reposent sur un certain nombre de présupposés d’organisation politique: un régime de démocratie représentative, l’indépendance de la fonction judiciaire, la publicité de l’adoption des normes, la liberté d’expression. D’autres systèmes font-ils fonctionner de la même manière les limites entre un univers normatif dit «juridique» et d’autres univers normatifs de la société dont ils sont le «droit»? En d’autres mots, le signifié que nous avons donné au signifiant «droit» que nous employons ici pourrait-il aussi avoir, ne serait-ce qu’analogiquement, le même référent dans d’autres systèmes socio-politiques? Ou bien chaque culture politique connaît-elle une structuration propre de son monde normatif, chacune dans son idiosyncrasie?

La réponse à ces questions exigerait des connaissances non seulement de droit comparé mais aussi de sociologie politique comparée. Plus ou moins intuitivement, mais avec une grande prudence, nous pencherions volontiers vers une réponse négative, comme nous l’avons laissé entendre tout au début. Il faut se méfier des théories essentialistes, qui attribuent aux choses un en-soi qui serait en quelque sorte débarrassé des conditions historiques de leur naissance et de leur développement de même que des structures sociales, politiques et idéologiques qui sont celles de la société qui les fait siennes. En d’autres mots, il ne peut pas être certain a priori que la diversité des cultures politiques assure partout de la même manière la circulation entre les univers normatifs qu’elles connaissent—si tant est qu’une telle circulation existe dans tous les régimes politiques.

Peut-être faudrait-il ici ajouter un mot sur laglobalisation, au risque de sortir de la thématique des limites: celle-ci aurait-elle pour effet de répandre le modèle? On peut en effet se demander si la libéralisation et la généralisation des échanges commerciaux n’amène pas l’uniformisation des normes juridiques applicables, notamment par la référence aux règles de droit occidental; et il existe bien d’autres domaines qu'on peut citer au même titre; mais ce n’est pas là la reprise du modèle sur lequel le droit occidental a construit son système, mais seulement, selon les domaines, celle de certains de ses contenus. Surtout, ce droit global se marque aujourd’hui précisément par l’absence de caractéristiques qui en feraient un système articulé, plus ou moins cohérent, à tel point sont hétérogènes ses sources, ses types de normativités, ses modalités de mise en œuvre, ses catégories d’acteurs.Footnote 51 Plus désintéressée semble être la garantie universelle des droits fondamentaux; mais on sait combien sa mise en œuvre est fragile, voire inexistante, lorsqu’elle se heurte à des mœurs et à des structures politiques qui sont complètement étrangères à celles qui ont prévalu et prévalent encore en Occident. Si on peut donc bien considérer que certains pans du droit occidental se généralisent ou, du moins, ont vocation à se généraliser, on peut néanmoins douter qu’on arrive par là à une conception universelle de ce que le droit serait dans son essence. En effet, ces évolutions globalisantes font complètement l’économie de la dimension politique différenciée et différenciante des modes de création du droit.

Il en va de même, d’ailleurs de l’internationalisation croissante de normes juridiques, qui sont reprises soit par le législateur soit par le juge; mais ce n’est pas non plus le thème ici, s’agissant des rapports entre le droit supranational et les droits nationaux. Tout au plus convient-il de remarquer que la diminution de l’autonomie juridique des Etats nationaux entraîne un déséquilibre certain dans le modèle du système juridique occidental dans sa dimension d’organisation politique.

5.2 Sur l’état du droit dans l’Etat de droit

Les intégrations dans le droit d’apports extérieurs transmutés en normes juridiques présentent-elles des dangers? Dans le présent contexte, de tels dangers existent avant tout pour les intégrations qui prennent force de loi. Après tout, pour l’intégration par le juge dans les cas de faible densité normative, les dangers sont moindres. En effet, si celui se réfère à des valeurs, des normes, des savoirs externes, il reste libre de contrôler leur pertinence, de les adapter, et, en tout cas, il doit argumenter leur reprise pour établir leur adéquation au programme que l’ordre juridique lui impose; tel est le cas, par exemple, des codes de déontologie des professions libérales, dont le juge s’inspire pour lui permettre de cerner la notion de «faute», mais qu’il n’applique pas immédiatement.

L’intégration de normes externes pose, elle, d’autres questions. Des organisations tierces, sur lesquelles l’Etat n’a que peu de prise, se trouvent investies d’un pouvoir juridiquement normatif qui n’a aucune légitimité démocratique. Les moyens de contrôle sont limités, non seulement parce que l’administration ne dispose pas de l’expertise nécessaire, mais aussi parce qu’il lui serait difficile de remplacer les normes qu’elle pourrait critiquer par des normes qui la satisferaient.

D’un autre point de vue, il faut également observer que, souvent, les domaines dans lesquels ce genre de délégation est pratiqué se sont ultraspécialisés; les praticiens juristes qui y sont actifs constituent fréquemment de véritables corporations; on peut constater qu’ils ne sont que peu enclins à se soucier de la cohérence de leurs disciplines spéciales avec les structures fondamentales de l’ordre juridique; souvent, ils portent leur regard plutôt sur une normativité supra-étatique. Le contenu normatif est souvent l’œuvre de spécialistes—des chimistes, des biologistes, des ingénieurs, des économistes, mais aussi des éthiciens; les juristes ne font que mettre leur travail en forme. Cela est dû aussi, il faut le dire, au fait que les normes législatives—c’est-à-dire étatiques—sur la base desquelles se fait l’intégration des normes externes ont une densité normative très faible, dessinant un programme très vague.

Cette observation en amène une autre, sans doute plus fondamentale. L’intégration de normes externes n’est en effet qu’un aspect particulier d’un phénomène plus général. On partira de la constatation d’un éclatement du droit comme ensemble en de multiples disciplines particulières; cette évolution est particulièrement sensible en droit administratif, qui se fragmente de plus en plus—droit de l’énergie, droit des marchés financiers, droit des télécommunications, droit de la santé, etc.—mais on peut aussi la repérer dans certains domaines du droit privé—droit du bail, par exemple. Dans beaucoup de ces domaines, en outre, la loi ne fait qu’établir des principes directeurs; les véritables modalités de la politique publique se trouvent dans des règlements, des directives, des circulaires, ce qui renforce leur particularisation—des actes qui sont souvent internes et ne sont dès lors connus que des spécialistes.Footnote 52

Le droit est alors de moins en moins perçu comme un ordre qui, par excellence, serait, dans sa globalité et ses articulations et comme système différencié de textes et d'acteurs, l’ordre ordinaire de l’action étatique. Il apparaît de plus en plus comme un moyen au service d’une politique publique, une ressource, comme disent les politologues, parmi d’autres (financement, information, investissement, etc.), pour atteindre des objectifs par rapport auxquels son efficacité, son effectivité, son efficience sont mesurés. En d’autres mots, le droit est instrumentalisé: au lieu de juger, il est jugé, et cela selon des critères qui lui sont extérieurs et dont le caractère normatif est cependant indéniable, même si, d’un point de vue du droit, celui-ci est purement factuel—leur impérativité juridique requérant l’intervention du politique.Footnote 53 Souvent on parle dans ce contexte d’économisation du droit, le bénéfice de son application étant évalué selon son coût.Footnote 54

Dans cette perspective, les moyens dont disposent les juristes—du moins ceux qui ne se satisfont pas d’être de simples auxiliaires dans des politiques qui les dépassent—apparaissent très limités; ils ne sont guère armés pour reprendre un pouvoir qui s’affaiblit de plus en plus. Parmi ces moyens, on notera la tendance assez nette à tenter de constitutionnaliser les problèmes (y compris la «conventionnalisation»Footnote 55), c’est-à-dire à faire découler du texte juridique le plus haut des solutions qui devraient s’imposer aux niveaux inférieurs; cette voie leur semble légitime dans la mesure où, en tant que juristes, ils peuvent prétendre à un monopole de la bonne interprétation de textes qui portent des normes juridiques. Mais c’est, semble-t-il, un combat d’arrière-garde. Paradoxalement, d’ailleurs, mais comme la technicisation et l’économisation, cette voie participe, sans le vouloir, à une dépolitisation du droit, le contenu normatif des lois étant en quelque sorte prédéterminé par l’interprétation de textes constitutionnels souvent de densité normative faible.Footnote 56

Une autre réponse à prendre en considération et qui est sans doute appelée à se développer est celle de la légistique matérielle: à savoir un ensemble de méthodes d’élaboration du contenu des lois permettant de prendre en considération tous les éléments qui peuvent concourir à leur pertinence, leur adéquation, leur efficacité, leur clarté.Footnote 57 Si cela ne revient cependant pas à autre chose que d’accepter l’instrumentalisation de l’appareil juridiquement normatif, au moins, cependant, la voie serait ouverte vers une modeste lucidité sur la place du droit à l’époque contemporaine.

Faut-il conclure sur un ton pessimiste? Ce qu’on appelle «droit» en Occident est l’objet de pressions qui mettent en question ses structures. La globalisation, le déclin de la souveraineté juridique des Etats, la croissance de l’importance d’appareils normatifs non juridiques (techniques: physiques, chimiques, financiers, etc.), l’économisation, la fragmentation n’ont-ils pas comme effet l’obsolescence de la construction de l’ordre juridique comme système tel que l’imaginaire socio-politique occidental l’a conçu? En d’autres mots, n’est-ce pas seulement une partie de ce qu’on appelle «droit» qui est appelée à subsister? et cette partie ne serait-elle pas constituée uniquement des pans techniques des normes, ce qui structure le droit comme régulation politiquement fondée s’évanouissant au contraire peu à peu?

Tant de signes le donnent à penser qu’on peut craindre que l’avenir du droit comme système socio-politiquement organisé—l’Etat de droit—ne soit pas aussi rose qu’on devrait pouvoir l’espérer. Le système juridique occidental pourrait bien se heurter à ses limites—le terme étant pris dans un troisième sens du terme de «limite», en plus des deux sens que nous avons distingués au début: celui de l’achèvement d’une histoire et d’une culture politiques.