Abstract
Le droit s’arrache à la violence, et, dans les meilleurs des cas, se laisse inspirer par la solidarité, parfois même la fraternité. Pour comprendre leurs régimes spécifiques, on peut distinguer, à la manière de « types-idéaux » , trois mondes distincts: bia (violence), ius (droit), et agapè (amour fraternel). Mais, s’ils présentent des caractères spécifiques et sont en partie incommensurables entre eux, ces trois mondes comportent aussi d’importantes interfaces. Dans une perspective dialectique, on peut même soutenir que le droit résulte de la tension permanente entre les rapports de force et les aspirations éthiques, comme si ses limites extérieures le travaillaient aussi de l’intérieur. Autrement dit: ses frontières sont aussi des zones hybrides d’échange, de confrontation et de fécondation réciproques: agon, la confrontation réglée en deçà du droit, et philia, la socialité, légèrement au-delà. Mais, si le droit est le produit de cette tension, il en est aussi la limite et la mesure; moins expédiant que la force, moins sublime que l’amour, il en est cependant la médiation nécessaire. Au conflit, il impose une règle et un arbitre; à l’amour, potentiellement aliénant et possessif, il fournit une mesure. Limité et pourvoyeur de limites, le droit reste le meilleur garant de la liberté et de la justice.
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Notes
Je remercie mon collègue, Guillaume de Stexhe, de m’avoir suggéré cet exemple et d’en faire lui-même un commentaire d’une très grande richesse qui inspire grandement la présente étude [29: 215 s.].
Ceci signifie que les frontières ou limites du droit sont graduelles et poreuses; sur ce thème, cf. M. van de Kerchove [8: 31 s.]. L’auteur évoque, parmi de nombreux autres phénomènes, la « texture ouverte » qui caractérise la plupart des concepts juridiques, et donc aussi la « pénombre de doute » qui les entoure (Hart), la distinction évolutive entre soft law et hart law, ou encore les phénomènes d’ « internormativité » et d’intensité variable de la « pression juridique » (Carbonnier). Plus radicalement encore, on rappellera que « le » droit n’est pas une essence intemporelle et universelle, mais bien plutôt le produit des sociétés qui l’ont considéré comme tel [8: 36].
« Jamais un Prince n’a manqué de raisons légitimes pour colorer son manque de foi » [15: 92]. De ce point de vue, nos trois mondes n’ont pas la fixité théorique de « types idéaux » (infra), mais apparaissent comme des répertoires d’actions et de discours à la disposition des acteurs, qui, dans la poursuite de leurs visées stratégiques, entremêlent constamment leurs différents registres.
Nous distinguerons, pour chacun des trois types idéaux: 1. le régime anthropologique, 2. le principe structurant, 3. la rationalité sous-jacente, 4. le statut des personnes, 5. le rapport aux choses, 6. la temporalité, 7. la sémiotique du discours.
Le terme est emprunté à L. Boltanski [3: 121].
Et encore ceci: « L’amour ne passera jamais. Les prophéties seront dépassées, le don des langues cessera, la connaissance actuelle sera dépassée » ..
C’est la problématique difficile qu’aborde Lyotard J-F (1983) dans son ouvrage Le différend [14]: « iI y a différend quand les phrases obéissent à des régimes de formation hétérogènes (montrer, ordonner, raisonner, etc.) et à des genres de discours incommensurables par leurs fins (savoir, être juste, séduire, convaincre, etc.) » (4e de couverture). Il faut pourtant enchaîner, mais comment? Ou encore: « dans le différend, quelque chose demande à être mis en phrase » [14: 30], mais comment?.
Sur la violence potentielle des formes contemporaines d’indignation, cf. A. Supiot: « la vindicatio, défense active par des citoyens d’une cause qui leur paraît juste, met en branle des forces qui peuvent conduire à une guerre civile si une représentation commune de la justice n’est pas respectée dans la Cité » [30: 347].
Pour cette analyse de l’agapè, cf. L. Boltanski [3: 137–179].
La communauté se soude « contre » l’ennemi dans une tension réellement vitale, au regard de la menace de guerre que l’autre, l’étranger, fait peser. Ces conflits, ajoute-t-il, « ne sont susceptibles d’être résolus ni par un ensemble de règles générales établies à l’avance, ni par la sentence d’un tiers, non concerné et impartial » [28: 65].
E. Levinas [13: 188], écrit: « le tiers me regarde dans les yeux d’autrui » ; et encore: « la présence du visage, l’infini de l’Autre – est dénuement, présence du tiers, c’est-à-dire de toute l’humanité qui nous regarde » ..
Il est significatif qu’un sens dérivé de sunbolon était l’objet au moyen duquel les parents reconnaissent plus tard les enfants qu’ils ont jadis exposés (i.e: dont ils se sont jadis séparés).
[21: 13, 8 et 10]: « celui qui aime autrui a de ce fait accompli la loi (…) La charité est la loi dans sa plénitude » ..
Le visage, dans la métaphysique de Lévinas (métaphysique de l’infini s’opposant à l’ontologie de la totalité), se manifeste dans l’immédiateté du face à face (c’est « l’épiphanie du visage »): cette manifestation est extérieure (transcendante) au moi (le même) et déborde complètement son intentionnalité; elle est expression langagière, révélation, interpellation vocative et réquisition éthique; le visage est celui de l’autre, l’étranger et le pauvre, qui, par l’infinité de sa réquisition, me décentre absolument et convoque ma responsabilité [13: 22 s.]. Cette responsabilité à l’égard d’un visage, me regardant comme absolument étranger, constitue le fait originel de la fraternité, ajoute-t-il [13: 189]. On observera qu’il n’y pas de place pour le droit et ses médiations dans cette pensée binaire: ce sera ou la totalité, rapportée en dernière analyse à la guerre, ou l’infini, qui ouvre à la fraternité.
Et, en aval de « l’Etat hobbien » , plus proche encore du régime « pur » de bia, on identifiera « l’’Etat schmittien » , basé sur distinction ami/ennemi, la volonté du chef, et le darwinisme social, autrement dit la guerre comme principe de survie.
Références
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